Le célèbre adage selon lequel l’argent n’a pas d’odeur est en train de se confirmer. Le contexte n’est certes pas le même que celui dans lequel ce dicton a été formulé par l’Empereur Vespasien, 70 ans après le début de notre ère. Confronté à la nécessité de renflouer les caisses de l’empire vidées par son prédécesseur Néron, il eut l’idée de mettre en place un certain nombre d’impôts, dont le « chrysargyre » qui taxait l’urine. Vivement critiqué, Vespasien aurait alors déclaré: « pecunia non olet » (l’argent n’a pas d’odeur). À cette nuance près, l’irrémédiable dématérialisation de la monnaie, aujourd’hui parvenue à son paroxysme avec l’émergence des crypto-monnaies, a rendu l’argent totalement inodore car virtuel. Rien à voir avec l’époque du troc, dont les «supports» – les coquillages, le sel, le bétail… – pouvaient exhaler de subtiles odeurs.
A l’origine seul le troc permettait les échanges : perle, fève de cacao, coquillage, sel, ambre, ivoire, pierres, plumes, tabac, bétail… sont au cœur des transactions. Certains objets sont adoptés parce qu’ils sont portatifs, d’autres parce qu’ils ont une valeur décorative et d’autres encore parce qu’ils peuvent être consommés.
De la monnaie métallique…
Mais le troc révèle progressivement ses limites. Certes il permet d’échanger un kilo de blé contre une paire de sabots, mais combien faut-il de poulets pour avoir une vache ? Il devient donc nécessaire de trouver un instrument de comparaison entre les éléments de l’échange. L’apparition de la métallurgie ouvre les portes à la fabrication de la monnaie « métallique ». D’un seul coup, l’argent peut voyager, se conserver… et accompagner, plus facilement qu’un lot de coquillages ou un troupeau de bétail, l’expansion en volume et en distance des échanges. Mais, en passant de mains en bourses, les pièces s’usent. Il faut alors vérifier que la pièce ou le lingot sont authentiques, qu’ils respectent le poids et le métal annoncés. Pour lutter contre ce risque de perte de valeur, il est indispensable d’en garantir l’authenticité : la monnaie est alors pesée et poinçonnée. Mais il faut également satisfaire la croissance de l’usage de la monnaie et compenser l’insuffisante extraction de métaux. Cette contrainte est résolue par l’ajout à l’or d’argent, de plomb puis de cuivre. Ce mélange présente en outre l’avantage de pouvoir fabriquer des pièces moins « titrées » et de prendre ainsi en « compte » les petites valeurs, les « centimes » et autres « sous » ou « sols ». La monnaie devient aisément transportable et divisible.
… A la monnaie fiduciaire…
Mais, comme le troc, la monnaie métallique rencontre des freins à son expansion. Elle s’avère encombrante et mal adaptée aux nécessités des voyages, expéditions et autres croisades que le développement du commerce suscite. C’est alors qu’est inventé la monnaie « fiduciaire », celle dont la forme privilégiée est le billet, apparu selon les sources en Chine vers l’an 1000, chez les marchands lombards au 13ème siècle ou en Suède vers 1660. Celui-ci, qu’il soit un simple « bon au porteur » ou un véritable billet, indique la somme que le marchand a déposée chez un intermédiaire ou une banque. Il n’a donc de valeur que si son « émetteur » possède sa contrepartie en or. La monnaie fiduciaire est donc la première monnaie fondée sur la confiance. Mais une fois encore, l’augmentation de la demande génère des effets pervers. Pour y faire face, une banque peut être tentée d’émettre des billets sans en avoir la contrepartie en or…
Ces entorses à la confiance entraînent les premières faillites et scandales financiers : banqueroute du système d’investissement inventé par John Law en 1720, effondrement de la valeur des Assignats de la Convention en 1791, non-remboursement de l’emprunt lancé en 1906 pour soutenir la reconstruction de la Russie après la guerre russo-japonaise…
… En passant par la monnaie scripturale…
Ces crises financières conduiront à l’invention de la monnaie « scripturale », matérialisée par une « écriture comptable » sur un chèque ou un compte en banque. L’apparition de cette monnaie « invisible » exacerbe les réflexes de thésaurisation et renvoie Picsou et ses tas de pièces et de billets aux oubliettes. Elle prendra progressivement place sur tous les supports de transaction, jusque et y compris sur les cartes bancaires et autres porte-monnaie électroniques.
… Et la monnaie magnétique et électronique
Les technologies vont en effet permettre de franchir une nouvelle étape vers la dématérialisation de la monnaie. Le développement de l’informatique, de la télématique, puis d’internet et de la digitalisation, vont donner naissance à une nouvelle génération de « moyens de paiement ». Émises par des établissements bancaires ou des réseaux commerciaux, les cartes vont progressivement devenir le « couteau suisse » des échanges : régler un achat dans un magasin ou à distance, retirer de l’argent, consulter le solde d’un compte en banque ou réaliser un emprunt, la carte sait tout faire. La diffusion des ordinateurs portables, des smartphones ou des tablettes contribue à l’explosion de l’usage du carré de plastique magique, mais aussi l’émergence de nouvelles populations de personnes surendettées faute de maîtriser leur usage… et à un enrichissement colossal de ce que l’on nomme désormais l’industrie financière.
A la fin les crypto-monnaies s’imposent
On pouvait penser que la course technologique marquerait une pause. Il n’en est rien : le 29 novembre dernier, la valeur du « bitcoin » (de l’anglais « bit », unité de référence de l’univers des datas, et « coin » pièce de monnaie…), la plus célèbre des « crypto-monnaies » a franchi la cote de 10.000 $, soit une croissance de plus de 800% en moins d’un an ! Ce système de paiement électronique, dont on ignore encore l’identité véritable de ou des inventeurs, a vu le jour en 2008. Contrairement à toutes les systèmes existants, il échappe au contrôle des autorités monétaires et fonctionne grâce à des plateformes gérant les transactions effectuées par recours à la cryptographie.[1] Il est accessible à tous et pourtant réputé infalsifiable.
La percée fulgurante du bitcoin, et le développement parallèle d’une foule de monnaies sœurs, notamment en Chine et en Russie, réjouit les investisseurs, mais elle inquiète les régulateurs qui redoutent que la « bulle » n’explose. Des crashs ont d’ailleurs affecté trois fois le cours du bitcoin, réduisant sa valeur de près de 90%. D’autres inquiétudes se font jour concernant l’utilisation de ce nouveau type de monnaie digitale par les réseaux criminels pour les jeux d’argents, l’achat de substances illicites ou le piratage de bases de données …
A pauvre entendeur salut…
Ce rapide survol de l’histoire de la monnaie montre que l’argent, au travers de l’évolution des moyens de paiement, n’est plus réel : il est devenu le carburant dématérialisé d’un système irréel. Il s’est progressivement éloigné de ses fonctions initiales énoncées par ARISTOTE[2] – mesure de la valeur, moyen de paiement et réserve de valeur – pour s’approcher du constat de Karl MARX – l’abstraction dont l’argent est capable peut s’accroître, faisant de la quantité pure une valeur en soi. Jean BAUDRILLARD[3] a lui aussi anticipé ces dérives : « la valeur d’usage s’efface devant la valeur d’échange ». Le marché physique de la place du village a été remplacé par le marché mondial de la Bourse des « valeurs ». A pauvre entendeur salut !
[1] Techniques basées sur l’arithmétique permettant de transformer un texte ou des lettres composant un message en une succession de chiffres, puis de faire des calculs sur ces chiffres pour d’une part les modifier de telle façon à les rendre incompréhensibles et d’autre part faire en sorte que le destinataire puisse les déchiffrer.
[2] « Éthique à Nicomaque », Ed. Vrin, 1959
[3] « Pour une critique de l’économie politique du signe », éd. Gallimard, 1972