Quel ennemi vais-je bien pouvoir m’inventer aujourd’hui ?
Formée à la dure réalité des luttes anti-discrimination, Caroline Fourest s’est fait une spécialité de poil à gratter médiatique. Journaliste, elle est engagée. Prônant le dialogue et l’échange, mettant en risque son intégrité physique à l’occasion, elle n’hésite pas à défier sur leur terrain les nouveaux excités normatifs. Dialecticienne avertie, combattante courageuse des idées, Caroline Fourest dérange, démange, fait aussi enrager. Comment ne pourrait-elle pas nous plaire, soit comme « the one you love to hate » – à l’instar du pénible John McEnroe, tennisman surdoué des années 70 – soit en tant qu’une des rares personnes qui se lèvent pour dénoncer les diatribes violentes de ces identitaires vomissant l’universalisme. Ils pullulent désormais dans nombre d’universités américaines et au sein du milieu culturel. Ils clament « J’appartiens à mon clan, à ma race, à mon quartier, etc. » : une soif de reconnaissance qui se transforme en politique du ressentiment. La dérive d’une identité essentialisée amène au rejet de l’Autre, qui devient un ennemi à abattre. A l’arrivée, démonstrations d’antisémitisme, de ghettoïsation et de dérives sectaires. A faire frémir.
Dans son plus récent livre, Génération offensée, elle analyse de façon très méthodique, argumentée et circonstanciée les nouvelles formes de l’antiracisme et du féminisme à l’américaine, initiées par « des cercles groupusculaires, cultivées par l’élite et l’université ». Quid ? Objectera-t-on. Légitimes, libératrices, ce ne sont pas là des idéologies mais des nécessités morales. Comment serait-on engagé contre de telles nobles causes ?
On ressort les anathèmes contre les vipères lubriks
L’auteur, en féministe militante et homosexuelle revendiquée, prône l’égalité et la liberté pour tous. Elle n’exige pas un passeport de féministe, d’homosexuelle ou de quelque minorité à laquelle on se sent appartenir pour avoir le droit de défendre, de représenter, de créer au nom des opprimés dont on se préoccupe de la place dans la société. Or des mises au pilori sont organisés à tous propos, qui plus est aux dépends de celles et ceux qui ne seraient pas assez féministes, homosexuels, noirs, musulmans, transgenres, pas assez « purs », pas assez radicaux. Cette folie s’exerce principalement à l’encontre de ceux qui se vivent comme progressistes et ont perdu leur boussole à force de recevoir des coups. L’auteur décortique au scalpel les motivations et les fêlures d’étudiants « assoiffés de radicalité pour faire oublier leurs privilèges », les pressions terrifiantes subies par les artistes, les enseignants dont bon nombre craquent et se répandent en excuses dans des mises en scène sur Facebook, YouTube et autres Twitter dignes des plus chouettes procès de Moscou. La mésaventure canadienne d’Ariane Mnouchkine relatée par Caroline Fourest est en cela extrêmement révélatrice. Confrontée à une police culturelle des plus grotesques, l’immense artiste qu’est Mnouchkine y fait à cette occasion la démonstration d’un courage calme et d’une hauteur de vue qui réjouissent l’âme et font reprendre espoir.
Des mao-spontex pas franchement spontanés
Les institutions académiques ne sont pas non plus épargnées en France. De nouveaux mao-spontex s’y approprient un segment de marché qui va leur assurer visibilité, carrière et privilèges pour une génération. Défaire le sentiment d’appartenance à des principes communs pour mieux prospérer sur son créneau est un objectif des extrémistes de tous bords. Lucide, Caroline Fourest pointe également les réseaux franco-américains, qui « tentent d’importer ces passions » décontextualisées. On connait déjà le travail de sape anti-européen des représentants de l’extrême droite américaine comme Steve Bannon et autres loustics de cet acabit. Se vivant suprématistes blancs ou croisés des églises fondamentalistes, ils déploient leur activisme auprès de leurs idiots utiles à eux, enfoncent le maximum de coins entre les Européens déjà difficilement unis, souhaitent dynamiter façon puzzle une Europe héritière des Lumières qu’ils vomissent.
Soyons fous, restons calmes
Où en est la gauche américaine de conviction démocrate, dans tout ça ? Perdue en rase campagne, elle est devenue minoritaire et inaudible, laissant par manque de courage le champ libre aux sectaires. Alliés objectifs de l’extrême droite identitaire, les essentialistes qui se réclament de la gauche ne peuvent que nourrir les craintes des braves gens – qui votent – et faire le jeu de la réaction la plus lourdingue. La re-tribalisation séparatiste est à l’œuvre. Les revendications violentes et crispées des ultra-communautarisés et ultra-victimaires « figent les identités » et n’aident pas à exercer une démocratie vivante si ce n’est apaisée. Si pour les États-Unis, ça semble déjà plié, il reste un espoir pour l’Europe et la France, comme le relève Caroline Fourest, à condition de prendre très vite la mesure du problème, et de le traiter avec calme et résolution. C’est à dire avec des idées, des idées et encore des idées.