« J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant, j’ai toujours le vertige, et aujourd’hui, 23 janvier 1862, j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’imbécilité.»
Charles Baudelaire, Hygiène, 1887.
Tenter de définir objectivement la connerie étant la meilleure façon de passer pour un con, je ferais ici plutôt référence à ce sentiment de révolte intérieure, qui s’étend du petit agacement, légère démangeaison de l’âme qui nous saisit face à ce que l’on trouve idiot, raté ou pas drôle, jusqu’à la franche révulsion qui fait sortir les crocs en présence de l’abject et de l’ignoble. Cette sensation étant, comme le bon sens chez Descartes, la chose du monde la mieux partagée, il ne faut donc pas s’étonner de cette étrangeté mathématique bien connue selon laquelle beaucoup prétendent être entourés de cons sans que personne ne revendique d’appartenir à cette catégorie. Dont acte. Mais fût-elle la preuve intangible de ma connerie, je dois bien faire un sort à l’asphyxie qui me prend certains matins quand j’ouvre les yeux sur le monde qui m’entoure: l’expérience désespérante et désarmante d’une connerie humaine généralisée.
Mort aux cons?
Au slogan «Mort aux cons!» de Gaulle aurait dit-on répondu: «vaste programme». Il est ainsi des périodes où «le vent de l’aile de l’imbécillité» (comme disait Baudelaire, dans un sublime et tragique moment d’analyse intime) souffle sur le monde tel un sirocco dévastateur. L’ombre de la bêtise s’étend sur de larges contrées et la maladie semble contagieuse. Il n’est que de lire la plupart des commentaires sur le moindre fil d’actualité posté sur les réseaux sociaux pour en être transi. On se croirait plongé dans le remake de 1978 de L’invasion des profanateurs de Philip Kaufman, avec Donald Sutherland, où les individus constituant la population de San Francisco paraissent progressivement remplacés un à un par leurs clones extraterrestres, sans âme ni émotions. Ces derniers signalent à leur communauté quiconque n’en fait pas encore partie en le désignant de l’index tout en proférant un cri strident proprement terrifiant. Sont-ils tous devenus stupides, compulsifs, ignares et «rageux», remplis de morgue et de haine, de ressentiment et d’esprit de vindicte? Quand l’âme puritaine s’exprime à l’unisson, que le doute est banni, que le bon droit triomphe, le malaise grandit et l’époque est à la paranoïa. On se demande alors si l’on en est, on se remet en question… car se fonder sur Internet pour se faire une idée du monde est en soi un signe d’idiotie, au sens étymologique d’idiosyncrasie, puisqu’on y trouve que ce qu’on y cherche, ou ce qui nous concerne au premier chef.
Les Animaux malades de la peste
«Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés», dit La Fontaine des animaux malades de la peste. Intégrismes de toutes obédiences, irénisme, angélisme, tous les «ismes»: populisme, socialisme, droite (cet isthme entre conservatisme et néolibéralisme), gauchisme… conspirationnistes, ils raisonnent en circuits fermés. La connerie semble nous prendre en étau. Faudrait-il alors, tel Don Quichotte, se battre contre les moulins à vent, porter le fer contre les fâcheux, les fachos et les fâchés, les fichés, les vichystes et autres je-m’enfichistes ? C’est qu’il en survient de toutes parts, renaissant à foison comme les têtes de l’Hydre, et à l’ère de l’Internet, on a jamais écrit autant de bêtises simultanément, sur toute la planète, avec une production dont l’industrie n’a jamais rêvée: individualisée et fournie en continu, selon un flux qui n’a jamais été aussi tendu et un curieux retour du travail à façon… Lire tous les journaux, les blogs, les sites, les commentaires Facebook ou autres Tweets débordant d’immondices de toutes sortes ? Plusieurs vies n’y suffiraient pas. On peut essayer au moins de pointer un dénominateur commun aux flatulences mentales et verbales, ces inflations infatuées du verbe et de l’égo: c’est la tendance au manichéisme, la phobie de la complexité, la répulsion au doute. Une incapacité à réfléchir, liée à la nécessité de parler depuis un camp ainsi qu’à l’immédiateté de la réaction.
Un milieu ambiant
Devrait-on alors éviter de parler aux cons, au prétexte prétentieux et ironique que «ça les instruit», comme dit l’adage? Mais ce serait une sorte de démission. Or c’est un devoir de porter la contradiction dès que la connerie vient individuellement, de manière incarnée, éclabousser notre être et notre personne, heurter notre sens moral. Dès qu’elle nous engage en somme, tout comme il est nécessaire de porter assistance à personne en danger. Et qu’en est-il des «idées en danger»? Il faudrait également contredire les propos idiots ou insultant le bon sens, sans parler des racismes de toutes espèces, proférés alentour… Là encore, même sans la chercher, la connerie est devenue un milieu ambiant, l’élément dans lequel nous nous mouvons quotidiennement, où qu’on aille, sans compter évidemment les médias ou la publicité qui nous en abreuvent jusqu’à une noyade qui n’a plus rien d’un simulacre.
Vive les cons !
Si chacun pouvait s’efforcer, ainsi qu’y invite Marguerite Yourcenar dans son entretien avec Jacques Chancel en 1979, de «réfléchir un peu plus», le monde s’en porterait sans doute mieux. Certes, se battre contre la connerie est un combat dangereux et perdu d’avance, la horde des cons étant innombrable et son nom légion, sachant que celui qui combat la connerie doit prendre garde à ne pas devenir con lui-même. «Quand tu regardes l’abîme, disait Nietzsche, l’abîme te regarde.» Mais comment y renoncer ? Juger, critiquer, commenter et répliquer sont des plaisirs naturels. Et qui voudrait se passer du réconfort narcissique qu’apportent le désaccord et la chicane? Par sa dimension métaphysique, la bêtise humaine, «seule chose qui donne une idée de l’infini» selon le mot de Renan, stimule et réveille quotidiennement. Elle permet de se définir, de s’opposer, et de se connaître. Elle est la promesse d’un désespoir joyeux toujours renouvelé et à ce titre, rassurante et digne de gratitude.
Laurent Deburge