Écrivains, littérateurs, hommes de culture ou simples lecteurs, les Présidents de la République et grands dirigeants du monde peuvent-ils se voir décerner la palme d’écrivains et entrer au Panthéon littéraire? En quoi est-ce important pour gouverner un pays et diriger un peuple? Y a-t-il un lien vertueux entre le talent d’écrivain et la responsabilité de Magistrat suprême? Autant de questions qui méritent plus que jamais examen, tant les citoyens semblent attendre autre chose de la part de leurs dirigeants que les imple exercice du pouvoir.
L’écriture au secours de la mémoire
Et si tout avait commencé il y a bien longtemps ? Dès l’Antiquité, des mémoires historiques et parfois littéraires, ont été écrits, comme l’illustrent les emblématiques «Commentaires sur la Guerre des Gaules» de Jules César, ou le stratégique traité sur «le Prince» de Machiavel.
Le genre s’est établi continûment au fil des siècles et les «Mémoires d’outre-tombe» de Chateaubriand en sont sans doute une des figures de proue.
Au vingtième Siècle, l’écriture mémorialiste a produit de grands textes littéraires: «Orages d’acier» (Ernst Jünger), «Les Croix de bois» (Roland Dorgelès), «Si c’est un homme» (Primo Levi), «La Nuit» (Elie Wiesel). La plupart témoignent de faits de guerre (Guerre mondiale…) ou de leurs conséquences (nazisme…). Mais rares sont les auteurs d’œuvres littéraires d’envergure qui sont à la tête de la magistrature suprême. Churchill et De Gaulle restent deux exceptions et démontrent que l’on peut marquer à la fois l’histoire et la littérature.
Tenter d’écrire ou maîtriser l’art de l’écriture ?
En fait, tout dépend de la définition que l’on donne à la «littérarité». Si l’on y inclut la publication de livres-programmes ou d’ouvrages relatant leur exercice du pouvoir, les chefs d’État sont assez nombreux à avoir succombé à la tentation d’écrire. En revanche, rares sont ceux qui ont véritablement maîtrisé l’art de l’écriture, ses règles de forme et ses préceptes de fond.
Dans la vision française classique, être cultivé, lettré, et si possible écrivain, participe du rehaussement de la fonction, même si, aujourd’hui, cette dernière valorise davantage les adeptes de la théorie économique, de la tactique politicienne et de la technique de communication, pour révéler des profils de Présidents plus gestionnaires qu’intellectuels. Il reste que «la France est un pays où l’on a souvent été plus indulgent envers un Président ou un Premier Ministre qui ne parlait pas l’Anglais qu’envers ceux qui manquaient de culture classique et ne maîtrisaient pas le beau langage».3
Souvenons-nous des allocutions de De Gaulle, des vœux de fin d’année où il citait des vers de Verlaine: «Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille», ou encore des conférences de presse de Pompidou qui, s’exprimant sur la jeunesse, mentionnait Marc-Aurèle: «l’inévitable est sur elle suspendu» ou, se réfugiait derrière les vers d’Eluard au sujet du suicide de Gabrielle Russier: «comprenne qui voudra, moi mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés»4. On n’est pas par hasard l’auteur d’une «Anthologie de la poésie française»5 reconnue…
L’historien Winock rappelle que «Poincaré s’émerveillait de ce que Clemenceau connaissait aussi parfaitement le grec». Les présidents de la Vème République sont longtemps très largement restés de culture classique. Qui sont donc les présidents-écrivains, ceux qui ont fait œuvre littéraire?
Giscard ou l’écriture respectable
Giscard d’Estaing, brillant économiste, polytechnicien, aimait lui, à être considéré comme un intellectuel, respecté par les gens d’esprit. Il se rêvait en Flaubert ou en Maupassant, qu’il a beaucoup lus. Malheureusement, ni ses ouvrages du tacticien de la politique – «le Pouvoir et la vie», «Démocratie française» – ni ceux du stratège du sentiment amoureux – «le Passage», «la Princesse et le Président» – ne lui ont permis d’accéder à la reconnaissance de Présidentécrivain. Mais son manque de génie littéraire ne l’a pas empêché d’être élu à l’Académie française.
Chirac, Sarkozy, Hollande… l’écriture accessoire ?
Avec Chirac, puis avec Sarkozy et Hollande, la consistance de la parole politique n’est plus ce qu’elle était. On assiste à un tournant dans le modèle classique français du Président lettré, écrivain. Le court-termisme, la financiarisation, la mondialisation… éloignent ces dirigeants des auteurs «fréquentés» par leurs aînés, de Plutarque à Malraux, en passant par Flaubert, Maupassant, Rimbaud, Eluard… et tant d’autres.
Chirac, bien que fin connaisseur des arts premiers, a souffert d’une image d’inculture. Pourtant, comme ses prédécesseurs, il a écrit quelques livres – «Discours pour la France à l’heure des choix», «Oui à l’Europe», «Une nouvelle France» –, loin de toute ambition d’écrivain mais pour exprimer ses idées et défendre ses positions. Ce qui ne l’empêche pas de citer les grands auteurs et d’ouvrir ses Mémoires par une citation de Goethe… tradition française oblige!
Sarkozy quant à lui, occupe sans doute le dernier rang de la classe. Son mépris affiché pour les œuvres du répertoire, cristallisé notamment autour de «La princesse de Clèves» de Madame de Lafayette, le place bien loin du Panthéon des quelques Présidents-écrivains. Et ce n’est pas son «Georges Mandel, le moine de la politique» qui a rehaussé son désespérant manque de style. Même si Guaino sa «plume», lui a permis de découvrir Péguy et Michelet, et de se lancer dans un rattrapage accéléré par la lecture de Dostoïevski, Stendhal ou Zweig, Sarkozy reste le Président qui a incarné «la rupture culturelle française». Pour lui «un homme politique qui ne regarde pas la télé ne peut pas connaître les français». Il nous pose donc la question: est-il nécessaire d’être cultivé pour diriger un pays ? Hollande est lui aussi l’auteur de quelques livres – «Devoirs de vérité», «Droit d’inventaires» – dont les qualités politiques laisseront probablement peu de traces dans la mémoire littéraire française. Sa maîtrise de l’anaphore présidentielle, preuve d’un talent rhétorique certain, n’a pas suffi à lui conférer le statut de président-écrivain.
De Gaulle l’écriture combattante ?
Revenons à De Gaulle. Son «œuvre », publiée dans la prestigieuse édition de La Pléiade, est construite comme la plus âpre des batailles et inspirée comme la plus fière des résistances. Ses «Mémoires de guerre », rédigées lors de sa traversée du désert, puis ses «Mémoires d’espoir », œuvres consciencieuses, ornées d’un grand style, permettent-elles de conférer à l’homme du 18 juin le statut du plus écrivain de tous nos chefs d’État ? Mauriac entendait dans « Les Mémoires de guerre », « le grand ton majestueux de Bossuet », « l’accent de Pascal », tandis que Gracq y voyait une « littérature de tradition et de continuité ».
Ses thuriféraires saluent un réel écrivain qui, pour Lanzmann, mérite d’appartenir à la littérature française. Néanmoins, ce talent reconnu par certains, ne fait pas l’unanimité: Barthes, en contempteur sévère, parlait d’un «style follement anachronique (…), de pasticheur plus que d’écrivain». Une emphase encombrante, une rhétorique raide, aux accents militaires, alourdie par l’imparfait du subjonctif, lui est souvent reprochée: «Ce n’est pas, hélas, que je me fisse d’illusions sur la possibilité de parvenir à la libération du pays sans qu’entre français le sang ne coulât jamais».6 Il n’empêche, entre vocation militaire et vocation littéraire, ces accents ont fait œuvre dans l’histoire et la littérature. Ils ont créé ce «style Gaullien» qui font du Général un écrivain à part entière.
Mitterrand, l’écriture totale ?
Et Mitterrand dans tout ça? Il est sans doute le plus lettré de tous. Par son amour du livre tout d’abord, à l’image des nombreuses photos qui le montrent, en train de lire ou de flâner dans les librairies les plus reconnues. Mais aussi par sa proximité avec les auteurs, dont il garnira son entourage et ses gouvernements. Selon son conseiller Orsenna, Mitterrand avait «fait de l’histoire, de la géographie, de la littérature l’une des clés de compréhension des peuples». Garcia Marquez dira de lui: «Il me semble que sa vision du monde, au lieu d’être celle d’un politique, était plutôt celle d’un homme brûlant de la fièvre de la littérature». Sans doute la littérature est-elle «un instrument inégalé de compréhension psychologique»7.
Mais c’est surtout son œuvre qui consacrera le «Mitterrand écrivain». Elle est riche d’une vingtaine d’ouvrages. Dans «Le coup d’État permanent», «La Paille et le Grain», «L’abeille et l’architecte», il développe une vision du pouvoir qui concrétise la perspicacité et l’habileté qu’on lui reconnaît, mais qui n’a pas été reçue comme une contribution magistrale à l’écriture de la pensée politique. Il faudra attendre ses deux œuvres posthumes, parues fin 2016, pour que le talent d’un incontestable écrivain, épistolier, se révèle. Loin de l’exhibitionnisme reproché à certains de ses pairs, il donne ici un pur plaisir littéraire. Dans une économie pudique des mots et avec une force d’évocation des images, il transmet une vision du monde et un sens de la vie. On peut le ressentir à n’importe quelle page du «Journal pour Anne».8 Lorsque le futur Président, alors jeune Député de la Nièvre, emmène le lecteur dans une romance émouvante et sophistiquée, pleine d’un amour passionné de la France, de sa terre, de ses arbres, de ses églises et évoque l’amour des pierres: «j’aime mieux la raideur de pierre d’une statue d’Auvergne. La pierre contient, exprime plus d’âme que l’âme sur la bouche». Lorsqu’il exprime son amour éperdu: «ce que j’ai reçu hier m’accordera longtemps encore lumière et certitude», ou sa gourmandise pour la cuisine de terroir: «A midi après avoir roulé à petite allure nous sommes restés à Sousceyrac, attirés comme tant d’autres voyageurs sans doute par le roman de Pierre Benoit. Et nous avons agréablement déjeuné. Anne et les écrevisses! François et les cèpes!». Ainsi qu’il a été écrit, le «Journal pour Anne» est un vrai document d’archiviste, qui par ses collages nous livre un «mémorial de papier». Mitterrand fait ici œuvre d’artiste et s’inscrit, peut-être sans le savoir, dans un style néo-dadaiste.
Dans les «Lettres à Anne»9, Mitterrand invite au partage de plus de 30 ans de sa vie. Ainsi d’un voyage en Israël en 1972: «Beauté de cette frontière du monde, grandeur. L’eau très salée (on ne peut s’y noyer!) poisse les mains. Je ramasse pour toi un caillou veiné de rose et de jaune dans l’eau (…) On part tôt de Jérusalem. Il pleut. J’aime voir ce ciel. Sur la route on s’arrête. L’eau court dans le fossé pierreux. J’y trempe les mains. Revient le sens des récits bibliques. L’eau, la pureté». Ou encore: «Mon amour, tu es ma lumière et il n’y a pas d’éclipse. Les heures du jour sont peut-être changeantes, mais c’est le jour quand même. Quant à la nuit, elle garde, tu le sais bien, ses étoiles. Et aussi: (…) Je caresse tes sourcils dont j’adore l’arc de solitude – avant que naisse le sourire de communion».
Et hors de nos frontières?
Un rapide tour de la planète littéraire mondiale permet de constater que les Présidents-écrivains ont aussi prospéré sur d’autres terres que la nôtre. Ainsi, grand écrivain s’il en est, Churchill est le premier homme d’État à qui le Prix Nobel de littérature a été décerné, pour ses «Mémoires de guerre». La trentaine de volumes de ses œuvres littéraires font ressortir son génie du verbe et la défense des grandes valeurs humaines: «je remarque, que le premier Anglais qui ait reçu le Prix Nobel de littérature a été R. Kipling et qu’un autre a été G.B. Shaw. Je ne peux certainement pas marcher sur les brisées de ces deux hommes, mais je les ai bien connus tous les deux…». Senghor quant à lui, est sans doute le seul chef d’État-poète. Cet agrégé de grammaire, formé à Louis Le Grand, élu à l’Académie française, premier Président de la République du Sénégal, s’est fait, avec Césaire, le grand avocat de la négritude: «Ma négritude point n’est sommeil de la race mais soleil de l’âme, ma négritude vue et vie / Ma négritude est truelle à la main, est lance au poing»…10
D’autres leaders spirituels et politiques peuvent prétendre au statut d’écrivain. Certains très authentiques, tels Gandhi, Mandela ou Vaclav Havel, ancien Président de la République Tchèque, écrivain et intellectuel, dramaturge, poète, essayiste, qui a livré une œuvre véritable; politicien atypique, sa vie a été qualifiée d’«œuvre d’art» par le grand Kundera. On doit ajouter à ces talents le poète Higgins, Président de la République d’Irlande, Ministre de la culture, élu travailliste, professeur de sociologie, intellectuel lettré, auteur de trois recueils de poésie qui n’ont pas altéré sa détermination à rendre leur fierté aux Irlandais en attaquant vigoureusement la grave crise financière qui les frappait.
D’autres Présidents ont un rapport plus «anecdotique» à l’écriture. Obama est considéré comme le plus littéraire des Présidents américains par les quelques livres qu’il a consacré à ses origines et à son père. Carter lui, devient écrivain après sa carrière politique et se met à écrire de la poésie alors que l’on se souvient surtout de lui, pour les accords de Camp David.
D’autres enfin n’ont pas hésité à instrumentaliser l’écriture pour servir leurs noirs desseins: Hitler commet «Mein Kampf», traité de haine, de racisme et d’antisémitisme au style confus. Saddam Hussein a trouvé, lui, le temps d’écrire, entre deux massacres, des romans de fiction, comme Khadafi, qui, riant de tout même de «Cheikh Spir», s’est offert le luxe d’écrire poésies et nouvelles.
La littérature comme aide à la conduite de l’État
À l’ère du texte numérique, la «vraie» lecture décline et l’on peut se demander ce qui pousse encore les dirigeants à écrire? Le chef d’État doit bien sûr savoir, comprendre, anticiper et agir. Le recours à «l’universel» dont l’écrivain est capable, peut constituer un précieux atout pour la conduite de l’État.
Mitterrand le savait bien, qui voulait «donner du temps au temps». En effet «quoi de plus essentiel, pour un dirigeant, que d’échapper à la pression de l’événement ? C’est bien cela l’usage le plus abouti de la culture».11 Orsenna précise que les livres protégeaient Mitterrand de la tyrannie de la montre. Un moyen puissant pour préserver le temps de la réflexion, de comprendre un peuple et son histoire. Le dépassement de l’instantané et de l’urgence, la maîtrise du complexe et de l’incohérent, la résilience à l’injuste et à l’ingrat, devraient sans doute les conduire à réfléchir à la réconciliation d’une politique de la «réaction» à tout ce qui bouge, avec une politique de la durée. La lumière portée par l’écrivain permet de se hisser plus haut et de penser plus loin que ne peut le faire le plus habile des tribuns ou le plus retord des leaders. Cette élévation s’articule encore plus solidement si le chef d’État prend le risque de l’écriture. Si, par les mots, il cherche à expliquer, à convaincre, à éclairer le chemin, il pourra plus facilement faire pièce à l’immanence précaire du quotidien et au brouhaha médiatique qui l’accompagne. En prime, il imposera durablement sa marque et gagnera une postérité, inscrite dans un rapport au Temps et à l’Histoire. Ainsi, il sera l’auteur d’une saga mêlant son destin à celui de son Pays.
La littérature regorge d’histoires de liberté, de violences, d’amour, d’erreurs, de victoires… individuelles et collectives, qui ne s’apprennent ni dans les Écoles de guerre, ni dans les chapelles de la politique. La littérature offre à un Président des trésors de références, exemples et contre-exemples, qui peuvent inspirer sa mission, nourrir son projet, guider son action, nourrir son éventuel talent de Président-écrivain.
1. François Mitterrand, Journal pour Anne, 1964 -1970, Éd. Gallimard 2016
2. François Mitterrand, Lettres à Anne, 1962-1995, Éd. Gallimard 2016
3. Joseph Daniel, La Parole Présidentielle de la geste gaullienne à la frénésie médiatique, Éd. Seuil 2014
4. Raphaëlle Bacqué, Un Président doit-il être cultivé ? Le Monde Culture et Idées, 25.03.2012
5. Georges Pompidou, Anthologie de la poésie française, Éd. Livre de poche, 1974
6. Didier Jacob, Les présidents écrivains au banc d’essai, Bibliobs, 21.01.2010
7. Raphaëlle Bacqué, Un Président doit-il être cultivé ? Le Monde Culture et Idées, 25.03.2012
8. François Mitterrand, Journal pour Anne, 1964-1970, Éd. Gallimard 2016
9. François Mitterrand, Lettres à Anne, 1962-1995, Éd. Gallimard 2016
10. Didier Jacob, Les présidents écrivains au banc d’essai, Bibliobs, 21.01.2010
11. Raphaëlle Bacqué, Un Président doit-il être cultivé ? Le Monde Culture et Idées, 25.03.2012