S’intéresser au sacré et à la spiritualité aujourd’hui n’est-ce pas tenter de penser le hors-sujet d’un monde au nihilisme triomphant et interroger notre « modernité nécrophile » ? C’est avec Emmanuel Desjardins, fils d’Arnaud Desjardins, auteur et directeur du Centre spirituel d’Hauteville, que nous réfléchirons au sens possible du sacré et de la spiritualité à notre époque. Une manière de se demander, comme disait Swâmi Prajnânpad : « Est-ce que vous voulez être sage ou avoir l’air sage ? »
Martine Konorski : Qu’est-ce que le sacré pour vous aujourd’hui ?
Emmanuel Desjardins : La question consiste à savoir si la notion de sacré vient de l’intérieur ou de l’extérieur de l’être humain. Dans la culture occidentale le sacré vient plutôt de l’extérieur, symbolisé par la présence de Dieu, à travers une église, une cérémonie religieuse… L’humain est ainsi considéré comme petit face à la dimension sacrée. Dans l’approche spirituelle orientale, le sacré provient de l’intérieur de l’homme, de son essence propre, de sa nature profonde. Il y a l’homme tel qu’on le voit de prime abord, avec toutes ses contradictions, sa complexité, ses peurs, ses espoirs, ses souffrances, sa finitude et, à un niveau plus profond, la dimension spirituelle dont il est plus ou moins coupé. Pour le sage hindou Swâmi Prajnânpad, il s’agit d’assumer, d’intégrer et de transcender tous les aspects de la condition humaine. Et c’est cela qui permet d’accéder à cet espace intime et profond où l’on peut expérimenter l’infini de l’amour, de la paix, de la joie intérieure, de la confiance qui relèvent du sacré. Réaliser l’unité fondamentale de la réalité, être un avec l’univers en toutes circonstances est le but de toute spiritualité et témoigne de la possibilité d’une vie libre, heureuse, paisible. La réalité n’est pas divisée entre ce qui est moi et ce qui est autre. Tout est moi, tout est Un. L’acceptation c’est l’unité. C’est se libérer de la dualité. Comme Jimmy Hendricks était un avec sa guitare, sans aucune séparation. Etre un, c’est épouser le mouvement de la vie, c’est ne pas rester à l’écart, c’est jouer avec l’immensité. Toutes les voies spirituelles parlent de l’effacement de l’ego. Est sacré donc ce qui fait vibrer cette part enfouie au plus profond de l’être.
MK : Pouvez-vous préciser quelles sont les différences fondamentales entre les approches du monde occidental et celles du monde oriental ?
ED : Globalement, si on caricature un peu – car il existe bien sûr des positions plus nuancées – la tradition chrétienne et occidentale a plutôt placé Dieu à l’extérieur de l’homme, dans les cieux, l’être humain étant considéré comme pêcheur et même parfois misérable face à un Dieu sauveur. La spiritualité orientale considère la nature humaine comme fondamentalement bonne et nous invite à trouver Dieu ou l’infini à l’intérieur de nous. L’éveil dont parle le bouddhisme (Bouddha signifie « l’Eveillé ») est donc la réalisation, la découverte de cette part de Dieu en nous, de l’absolu en nous. Comme il est dit dans l’Annapurna Upanishad, un des textes sacrés de l’Inde : « Sois toujours cela, cette essence immuable et sereine ». Le grand maître hindou Ramana Maharshi invitait ses élèves à répondre à cette question : « Qui suis-je ?», autrement dit, qui suis-je vraiment, au-delà des apparences ? Ce qui nous amène à réaliser qu’à un niveau plus profond, notre nature essentielle est fondamentalement spirituelle, divine. Chez les Orientaux, le problème de la condition humaine n’est pas la faute ou le péché, mais l’ignorance. Cela rejoint d’une certaine manière la philosophie antique, et notamment la conception grecque amenée par Socrate et Platon sur l’ignorance de l’homme. On trouve un écho à cette conception dans ces paroles de Jésus issues des évangiles : « Père, pardonne leur, car ils ne savent ce qu’ils font ». Comme l’être humain ignore sa vraie nature et ne se connaît pas lui-même, il se débat dans sa souffrance, se trompe, bref, s’y prend mal et du coup augmente sa propre souffrance et celle des autres. Mais il n’est pas fondamentalement mauvais.
MK : Aujourd’hui, le rapport au sacré est-il différent que dans les décennies passées ?
ED : Aujourd’hui, des générations d’esprits critiques sont passées par là et le désabusement est général. Pour que le sacré et le spirituel existent, il faut qu’ils puissent faire résonner quelque chose en nous, qu’ils parlent à la fois à notre cœur et à notre intelligence. L’homme occidental, même très ouvert au spirituel, ne prend plus rien pour argent comptant, il n’y a plus d’arguments d’autorité qui puissent tenir et c’est tant mieux car la spiritualité n’est pas affaire de croyance mais d’expérience. Par exemple, lors d’un voyage au Japon, j’ai visité un petit temple au nord de Kyoto et, face à la beauté du jardin qui entourait ce temple, j’ai été frappé, profondément touché par la dimension sacrée qui s’en dégageait. C’était une évidence pour moi.
MK : Y a-t-il des facteurs qui favorisent la spiritualité ?
ED : Une culture très forte du sacré, que l’on a pu rencontrer dans le christianisme au Moyen Age ou la culture tibétaine d’avant l’invasion chinoise, peut favoriser la dimension sacrée. A l’inverse, paradoxalement, une société complètement désacralisée et ultra-matérialiste comme la nôtre peut aussi offrir un contexte favorable, par le manque qu’elle fait ressentir. Je peux prendre l’exemple surprenant de la Nouvelle Calédonie où je suis me suis rendu plusieurs fois pour effectuer des séminaires. C’est un petit territoire où il y a beaucoup d’argent. Il y règne un matérialisme effréné. Mais dans le même temps, la demande de spiritualité est très très forte. Mon père, Arnaud Desjardins, disait qu’il existait deux profils d’hommes intéressés par la spiritualité : ceux qui n’ont rien, qui sont malheureux et dont l’existence ne répond pas à leurs attentes. La spiritualité est alors une façon de trouver du sens ailleurs que dans le divertissement ou la drogue. Et ceux qui ont tout ce dont ils rêvent, tout pour être heureux, mais qui constatent que c’est insuffisant. Et puis, paradoxalement, beaucoup d’expériences spirituelles peuvent se produire pendant les périodes très difficiles, les guerres, les crises…Ainsi, des contextes très différents, spirituel, hyper-matérialiste ou tragique peuvent tout aussi bien favoriser la recherche spirituelle.
MK : Comment se porte la spiritualité dans notre siècle ? Pensez-vous avec Malraux que « Le 21ème siècle sera spirituel ou ne sera pas », comme il le disait en 1972 ?
ED : La spiritualité se porte à la fois bien et mal. A l’époque où mon père s’est intéressé à ce sujet, la spiritualité était presque éteinte en Occident. On le prenait pour un demi fou dans sa propre famille. Par ailleurs, dans les années 80, lorsque j’étais à Sciences-Po, la spiritualité, comme l’écologie d’ailleurs, n’était pas du tout prise en compte. A cette époque, quand les médias parlaient de spiritualité, tout était confondu : le problème des sectes, la superstition, la religion, l’ésotérisme. Ce n’était pas clair. Aujourd’hui, les temps ont beaucoup changé. La spiritualité est devenue visible et légitime et suscite une abondante littérature, avec d’énormes succès de librairies. Dans les années 60, les gens qui voulaient changer le monde, qui se disaient « révolutionnaires », étaient absolument contre toute forme de spiritualité. Sans doute du fait des traces laissées par le matérialisme historique de Marx. Aujourd’hui, la spiritualité apparaît comme faisant partie des forces de guérison du monde. Les gens qui veulent faire bouger les choses et lutter contre la folle fuite en avant du monde actuel, associent la dimension spirituelle à la dimension écologique, sociale et humanitaire. Il est donc difficile d’avoir une représentation homogène de la spiritualité contemporaine car, oui, d’un côté, tout le monde s’y intéresse, mais de l’autre, on peut relever une part de dévoiement par effet de mode. La spiritualité actuelle émerge dans une société matérialiste, obsédée par la consommation et le divertissement et il y a forcément un appauvrissement. Cela dit, même une spiritualité authentique peut donner naissance à des formes plus ou moins dénaturées. Au Moyen Age, la foi, la religion, la spiritualité étaient très présentes mais avec en parallèle un degré très élevé d’intolérance, d’inquisition, de guerres de religion… De nos jours, il y a un risque de superficialité.
Donc que sera le 21ème siècle ? Sans doute beaucoup de choses à la fois. Il sera probablement spirituel et très douloureux. Mais lorsqu’elle est vécue consciemment, la souffrance nous ouvre les portes de notre propre profondeur.
MK : La spiritualité deviendrait-elle un super instrument de la société de consommation ?
ED : Oui ce risque existe en effet. Un maître tibétain, Chogyam Trüngpa, parlait même de « matérialisme spirituel », la récupération de la spiritualité pour le renforcement de l’ego. Mais par ailleurs il y a une forte recherche de sens. A Hauteville, le centre où je travaille, j’ose croire que nous faisons un travail sérieux et je constate que les personnes qui frappent à notre porte ont une vraie demande. Et nous ne sommes pas les seuls, évidemment. Les propositions foisonnent : il y a les mouvements spirituels authentiques, mais il existe aussi beaucoup de contrefaçons, des manifestations superficielles et d’autres carrément toxiques. C’est pour cela que tout repose sur le discernement de celui qui se met en recherche. Sans cela, le risque est grand de tomber sur des sectes ou autres impostures. Mais, aujourd’hui, dans l’ensemble, des enseignements de qualité existent. Et l’homme étant différent partout dans le monde, il ne peut y avoir une seule réponse. Chacun doit trouver celle qui correspond à sa quête profonde.
MK : La démultiplication de « l’offre de spiritualité » n’est-elle pas le signe d’une recherche élargie d’une « voie de guérison »?
ED : C’est certain. On a exploré de multiples voies, depuis le début du 19ème siècle. A cette époque, le progrès technique apparaît (la médecine, l’industrie, la technique…) comme la solution qui sortira l’humanité de la pauvreté, de l’insalubrité, de la famine, de la maladie et de la misère. Et pendant deux cents ans, cette dynamique génère un formidable espoir : on a trouvé la réponse à toutes les difficultés de la condition humaine. La perspective d’un monde meilleur était crédible et il semblait que c’était dans cette direction qu’il fallait chercher le sens et le bonheur. Mais il y a eu beaucoup de désillusions et d’espoirs déçus. Aujourd’hui, il est difficile de croire que le monde de demain sera meilleur et que, dans les années 2030, 2040, cela ira beaucoup mieux. C’est parce qu’on ne croit plus que le Progrès peut faire le bonheur de l’humanité que la spiritualité revient sur le devant de la scène. La question fondamentale qui reste donc posée est celle de savoir comment faire face et réduire l’étendue de la souffrance sur terre, qui reste immense. Car il y a toujours des tragédies, des guerres, des injustices, de la misère. On se dit alors que ce n’est pas seulement le monde qui doit changer mais aussi chacun de nous individuellement et qu’il nous faut apprendre à être heureux et en paix dans le monde tel qu’il est.
MK : Comment analysez-vous la crise que l’on traverse actuellement ?
ED : La crise actuelle révèle la fragilité d’un organisme malade dont les symptômes s’amplifient chaque jour. Si l’on se penche sur la littérature scientifique de ces dernières années, plusieurs experts annonçaient déjà le risque de la propagation de maladies contagieuses et de pandémies, notamment comme conséquence du réchauffement climatique. La crise d’aujourd’hui n’est donc pas totalement une surprise. Elle est le fruit d’un grand dérèglement. Un autre symptôme est la multiplications des dérives extrémistes de certains pays (Mexique, Brésil,Turquie…) et l’arrivée au pouvoir de candidats populistes en Europe ou aux États-Unis. La situation au Moyen-Orient n’est pas plus rassurante. Comment en est-on arrivé là ? Beaucoup de choses sont liées entre elles : la perte du lien spirituel mais aussi la toute-puissance, la coupure d’avec la nature, le fait de considérer le vivant comme un objet dont on peut faire ce que l’on veut, la fixation sur la croissance économique, l’urbanisation massive.
Nous arriverons sans doute à vaincre l’épidémie de coronavirus. Mais que sera l’après-pandémie ? L’union nationale a fonctionné, les sacrifices et le confinement ont été acceptés. Mais quand l’épidémie sera derrière nous l’heure des comptes et de la critique sonnera inévitablement. Il y avait déjà en France un front anti-gouvernement très fort et qui continue de couver. Va-t-on vraiment goûter durablement à la solidarité, au ralentissement imposé par cette pandémie ? Quel impact durable cela aura-t-il d’avoir constaté que la pollution avait diminué, qu’on entendait le chant des oiseaux, que l’eau des canaux de Venise redevenait claire ? Prendra-t-on vraiment conscience de la question du réchauffement climatique et des 50 millions de réfugiés qui en souffrent dans le monde. Quel sera l’avenir pour la jeune génération ? Ce que l’on partage aujourd’hui c’est surtout l’incertitude. Une crise, c’est toujours un mélange de forces très puissantes de destruction et de guérison qui créent une dynamique conduisant vers l’inconnu.
MK : Notre société peut-elle toujours fabriquer des vivants heureux ?
ED : C’est un grand mystère. Les gens heureux et ceux qui sont malheureux existent depuis toujours. Il y a deux mille cinq cents ans, le Bouddha disait déjà que « tout est souffrance ». De nos jours, très nombreux sont encore les gens très malheureux. Il y a beaucoup de misère de toutes sortes, matérielle ou affective. Ce qui fait qu’une société fabrique des gens heureux reste une question entière. Et d’ailleurs, est-ce le rôle de la société de « fabriquer » des gens heureux ? Est-ce en son pouvoir ? C’est aussi une responsabilité individuelle. C’est à chacun d’avoir le courage et l’honnêteté nécessaires pour cheminer vers la véritable joie.
MK : Quel sens a pour vous aujourd’hui « l’audace de vivre » dont parlait Arnaud Desjardins ?
ED : Swâmi Prajnânpad disait « soyez audacieux », Arnaud Desjardins parlait, lui, de « l’audace de vivre ». Plus que jamais cela me semble d’actualité. On associe facilement la spiritualité à une vie calme et retirée, à l’écart de l’agitation du monde, « Vivons heureux, vivons cachés » disait Épicure. La spiritualité peut aussi consister à prendre la vie à bras le corps, à assumer tous les aspects de la condition humaine (la joie, l’amour, la créativité, la peur, le désir). Plus le monde est agité et incertain, plus prendre la vie à bras le corps peut paraître difficile, et pourtant c’est nécessaire. « Accepter la vie dans ses aspects contrastés, sans jugement, c’est découvrir l’unité et la béatitude » disait Sawami Prajnânpad.[1] Pour lui, la connaissance vient après que l’on ait fait tout ce que l’on a pu pour agir, en connaissant la peine et le plaisir. « Assumer à 100% la condition humaine finie révèle l’infini qui la sous tend »[2] . Donc, oui, il faut vivre à fond. De la naissance à la mort, nous connaissons des succès et des échecs, nous traversons tous de grandes joies et de grandes souffrances. Vivre pleinement, c’est donc être assez grand pour arriver à embrasser la vie dans tous ses aspects. Les possibilités sont immenses. Aura t-on le cœur assez grand pour toute cette immensité ?
Emmanuel Desjardins est né en 1964. Après des études de sciences politiques et de sociologie, il commence à travailler dans le milieu de la culture à Paris. Depuis 1995, il travaille dans le centre spirituel d’Hauteville, fondé par Arnaud Desjardins, dont il assure aujourd’hui la direction. Il a publié : « Prendre soin du monde », « Spiritualité, de quoi s’agit-il ? », et récemment « Vivre, La Guérison spirituelle selon Swâmi Prajnânpad. »
[1] Vivre, La Guérison spirituelle selon Swâmi Prajnânpad- Emmanuel Desjardins-Ed. du Relié 2019
[2] Ibid