Le vrai bourreau ne tue pas
Jack Vance, romancier par excellence du genre Space-Opera, est l’auteur prolifique de sagas interplanétaires du calibre du Cycle de Tschaï ou de La Terre mourante. Créateur démiurge de civilisations fascinantes, il ne se montre par ailleurs pas avare de contes horrifiques et moraux. Par sa puissance d’évocation, il nous immerge dans de véritables Nouveaux Mondes qui s’imposent plus encore que les personnages eux-mêmes.Un de ces opus, La geste des Princes-Démons, commence avec un enlèvement. Celui d’un concurrent en vilénie par un des plus grands criminels de l’Univers. Et vous vous doutez bien qu’à cette échelle-là, il y a de la concurrence. Le bourreau retors ne souhaite pas occire celui qui est en son pouvoir. Son désir est que son jouet ait peur. Peur pour toujours. Il va l’égarer dans une spirale de souffrance infinie.
Avant de s’en emparer, le Prince-Démon s’est renseigné longuement sur sa proie. Il sait que par-dessus tout, elle craint le vide. Il l’emmène donc en son royaume montagneux, son repaire hérissé d’à-pics perdus, loin de toute vie. Il l’enferme dans une cage suspendue au-dessus d’un abîme vertigineux. Les parois de la cage sont intégralement en verre, chaque côté, plancher compris, est taillé dans un cristal à la transparence absolue. Le malheureux aura ainsi le temps de souffrir mille morts avant de sombrer dans la folie ; ce qui est bien plus satisfaisant pour l’esprit qu’une disparition rapide.
Sueurs froides dans l’ombre
La peur. C’est encore celle-ci qui est une des ressources du jeu vidéo au succès mondial : The Legend of Zelda. Les bien nommés Effrois – ils n’ont pas franchement des têtes sympathiques – apparaissent de façon aléatoire au cours de la quête menée par Link, le héros auquel s’identifie le joueur. Dans le « Temple de l’Ombre », d’un tas d’os rencontré sur le chemin s’élèvent les Effrois, qui paralysent Link. Cette paralysie est ressentie physiquement par le joueur sur ses manettes qui ne répondent plus, dès lors qu’un Effroi approche pour se saisir de lui…
La peur est longue. C’est sa maîtrise du tempo et sa finesse de doigté qui permettront au joueur de reprendre enfin le contrôle de lui-même et de la manette pour vaincre les zombies. Le héros pourra s’en débarrasser définitivement s’il réussit à acquérir un masque terrifiant dont il devra se couvrir le visage. Les succubes mal intentionnés le laisseront désormais tranquille en dansant la zumba.
Plus c’est long, plus c’est bon
L’étirement du temps est insupportable, Brian De Palma en est un maître. Au cinéma, il rejoint le Jacques Tourneur de « La Féline » (1942), qui faisait monter l’angoisse en
suggérant longuement le fauve qui rôde (on en voit seulement l’ombre dessinée par les doigts du metteur en scène ; la production n’avait pas voulu payer la panthère !) autour de la piscine où nage – de nuit – l’innocente héroïne.
Il n’est pas étonnant que De Palma, créateur de l’opéra rock « The Phantom of the Opera », se soit essayé au thriller érotico-psychologique avec « Pulsions », souhaitant là se mesurer au patron : Hitchcock. La scène du musée, longue comme un jour sans pain, se conclue enfin avec le cri de jouissance d’Angie Dickinson dans le taxi new-yorkais, quand allongée sur la banquette arrière avec son ravisseur qui la ravit, elle croise dans le rétroviseur le regard du chauffeur qui profite du spectacle. Tous voyeurs, nous comprenons que le plaisir précède la mort. L’actrice vient juste de quitter son amant quand elle est sauvagement assassinée – avec un rasoir – dans l’ascenseur qui l’emporte à toute vitesse vers l’au-delà.
Cette débauche de sexe et d’expiation est-elle seulement une manifestation du puritanisme de la psyché américaine ? Que nenni. Maniériste, obsessionnel, Brian de Palma a tout compris des ressorts universels de la peur, et nous en sommes les victimes sidérées et consentantes.
Il n’y a plus de petits cailloux
En matière de chocottes, comment ne pas évoquer « La nuit du chasseur », le chef-d’œuvre absolu du cinéma, le seul et unique film de l’acteur Charles Laughton comme réalisateur. Distillé tout au long de l’histoire, le malaise s’insinue peu à peu et finit par exploser dans un délire meurtrier qui met aux prises un petit garçon et sa plus jeune sœur terriblement clairvoyants de ce qu’est le mal, avec un tueur au sourire enjôleur. Leur mère, inconsciente, incapable de protéger ses enfants, en aura été préalablement une victime fascinée. Mitchum au sommet de sa séduction diabolique y donne là une de ses plus grandes interprétations, démontrant s’il en était besoin que Love and Hate sont indissociables.
Les enfants poursuivis s’échappent en barque sur la rivière. Momentanément à l’abri, ils voguent sous la pleine lune d’été, au sein d’une nature onirique et enveloppante. Mais le monstre est toujours là. Hurlant, il les suit sur la rive. Ils ne seront sauvés que par la figure tutélaire d’une vieille femme à laquelle on ne la fait pas, qui les recueillera pantelants après qu’ils aient été abandonnés, eux-mêmes abandonnant toute idée d’innocence, tout souvenir de refuge, toute référence protectrice à leurs parents faillis et disparus. Nous aurons vécu jusqu’à son épilogue la peur fondamentale de l’enfance, celle du Petit Poucet, celle de Hansel et Gretel, la peur de l’abandon.
Un goût de fiel, un goût de miel
A la fois perte de contrôle et mutilation, la peur dure. Un temps dont nous ne sortons qu’en ayant dû laisser en arrière une part de nous-même. Nous en ressentons l’absence amère lorsque ces instants de fiel nous reviennent en mémoire. Ambigüité des sentiments mêlés, la peur est aussi l’intense plaisir de l’histoire dont nous souhaitons l’avènement. Attirance et répulsion, suggestion et explosion, elle atteint son acmé chez Cocteau. Alors que la Bête qui d’abord la terrifiait la prend dans ses bras et l’emporte au ciel – douce figure de style – la Belle répond à la question « Avez-vous peur, la Belle ? » par un délicieux « Oui, j’ai peur ! J’aime avoir peur… avec vous ».