La voiture aura été au cœur de l’imaginaire et à la base du dynamisme industriel du 20ème siècle, le triomphe, pour le meilleur et pour le pire, de la civilisation libérale, consumériste et individualiste. Elle s’est développée en générant un vaste champ de normes, de pratiques, de comportements individuels et collectifs. Mais la liberté et l’autonomie qu’elle a apportées depuis le début du 19ème siècle aux citoyens des pays développés, n’a plus le même sens pour les générations Y et Z. De même que la création de richesses et d’emplois des industries automobile et pétrolière n’a plus la même valeur lorsqu’elle est rapportée à l’explosion des dégâts qu’elles causent à l’environnement et à la santé. L’heure a sonné des nouvelles « mobilités ». Il est probable qu’elles vont contribuer à sauver du pire, la planète et ses habitants. Il reste cependant à prouver que le chemin de croix qui accompagnera le départ de la bagnole à la casse ne va pas porter atteinte aux valeurs sur lesquelles elle a en grande partie fondé son mythe.
Les jeunes générations ne connaitront pas les plaisirs des enfants des Trente glorieuses, ceux que Charles Trenet popularisera en chantant « une nuit étoilée (où) l’engin dévore la nationale 7, cette route du bonheur, pour rapprocher Saint-Germain-des-Près et Saint-Tropez, et transformer Paris en un petit faubourg de Valence[1] ». Ils peuvent néanmoins s’en faire une idée en regardant les photos et en lisant les articles de l’époque, qui montrent tout à la fois l’insouciance et l’égotisme libérés par l’expansion de l’automobile. Les départs en congés en constituaient un exemple particulièrement révélateur : d’interminables files de voitures roulant au pas, dégageant des tonnes de fumée et de gaz dont l’odeur tenait lieu de parfum ; les conducteurs en maillot de corps et en slip de bain, le coude à la portière, brulé par le soleil, enfants et bagages entassés à l’arrière, tandis que coffres et galeries de toit étaient chargés de cageots de fruits et légumes et de bonbonnes de vin achetés sur le bord de la route.
Les jeunes générations ne connaitront pas non plus les interminables discussions organisées à propos de la forme d’une carrosserie ou de la couleur des sièges du dernier modèle apparu sur le marché.
La jeunesse d’aujourd’hui affiche de plus en plus sa défiance à l’égard de l’univers automobile. Elle est moins motivée par l’obtention du permis de conduire et l’acquisition d’une voiture qui, même s’ils restent indispensables pour faire ses courses ou se rendre au travail, sont de plus en plus perçus comme une source de dépenses et de pollutions. Aujourd’hui, sur les 600.000 conducteurs roulant sans permis et les 700.000 qui le font sans assurance, la majorité a entre 18 et 34 ans[2].
Ces nouvelles générations sont également de plus en plus hostile aux multinationales qui ont accumulé de gigantesques profits en commercialisant, quasiment sans contreparties ni compensations, des produits dont le potentiel « criminel » est avéré, responsables en 2018 de plus de 1,35 millions de morts par an, chiffre qui ne cesse d’augmenter au fil des ans, sans compter les dommages causés aux blessés, à la santé et à l’environnement.
Elles sont enfin fréquemment en désaccord avec le modèle social et psychologique que le tout voiture a créé, ou au moins exploité, celui qui a permis aux aspects les plus nocifs de l’ego de s’exprimer et de compenser les frustrations, au point de transformer la manoeuvre d’un volant et d’un accélérateur en « armes » d’agression vengeresses contre celui qui va plus vite ou change de direction sans prévenir.
À ces motifs de rejet, elles opposent de nouvelles valeurs qui limitent la voiture à ce qu’elle est : un vecteur d’usages pratiques et fonctionnels, et non un réservoir de puissance ou une preuve de réussite. À la propriété, et à l’acquisition à crédit, elles préfèrent le prêt et le partage. Au massacre de l’atmosphère, elles opposent la protection du climat. Ce désamour s’ajoute aux diverses fractures qui traversent la société et freine l’adhésion à un système dont les dégâts humains, sociaux et culturels ont cessé de structurer un idéal de vie. Il signe la fin des ambiguïtés, des équivoques et des ambivalences qui ont caractérisé la modernité d’antan.
Une odyssée à la folle croissance
L’odyssée de l’automobile avait pourtant débuté sous les meilleurs auspices. La révolution du transport et du voyage, annoncée à la fin du 19ème siècle, s’est bien concrétisée dans une société où il n’y avait ni égalité entre femmes et hommes, ni congés payés, ni couverture sociale… Il est difficile aujourd’hui d’imaginer une vie quotidienne sans voiture, ni téléphone, ni télévision, ni appareils ménagers. Grâce aux progrès de plusieurs techniques et à la mise en œuvre de nouvelles infrastructures, les diverses incommodités, les véhicules hippomobiles et les chemins de fer passent aux oubliettes, tandis que la conquête de nouvelles libertés mobilise tous les rêves et toutes les énergies. Ce virage est d’autant mieux accepté qu’il s’accompagne d’un développement spectaculaire des échanges économiques et culturels.
Cette folle échappée va se dérouler à un rythme d’enfer, ponctué par de nombreuses étapes. Certains datent la première de l’étude d’une voiture sans chevaux décrite dans le « Codice Atlantico » de Léonard de Vinci. D’autres, qui considèrent le « Fardier à vapeur » du Français Joseph Cugnot comme la préfiguration de l’automobile moderne, sont contestés par ceux qui attribuent cette primauté à « l’Obéissante » de Renée Bollée, machine à vapeur capable de transporter une douzaine de personnes à 40 km/h. En fait, c’est un autre Français, Denis Papin, qui inventera le moteur à combustion interne, précurseur du moteur à explosion mis au point par la société germanique Daimler. La transition vers l’automobile du 20ème siècle s’achèvera avec l’installation du moteur sous un capot, d’un volant et de pneumatiques.
D’autres innovations vont contribuer à créer un « écosystème » dont la voiture sera l’épicentre. Ainsi, l’amélioration et l’agrandissement du réseau automobile par le déploiement massif de routes bitumées, plus tard complétées par les réseaux d’autoroutes, qui vont réduire les temps de parcours et permettre de déployer une offre de services de plus en plus sophistiqués, de la fourniture de carburants à celle de victuailles et de distractions pour petits et grands.
Cet accroissement de la taille du terrain de jeu entraine évidemment une croissance du nombre de véhicules, y compris dans les villes, nécessitant l’élaboration de normes et de règles, d’un Code de la route, d’un permis de conduire, de signalisations….
En effet, trop nombreux sont ceux et celles qui considèrent alors que le chacun pour soi, et surtout le devant l’autre ou avant lui, est la seule règle de vie acceptable pour une communauté affamée de vitesse et d’affirmation de soi. Cette hygiène toxique va être sanctionnée par infernale du nombre de morts et de blessés, ce qui a conduit à imposer la mise en place d’un appareil juridique contraignant et une panoplie de normes plus ou moins répressives, (du port obligatoire de la ceinture de sécurité, à la limitation de la vitesse et de la consommation d’alcool au volant).
Les conflits militaires qui vont marquer le début du 20ème siècle, constitueront tout à la fois un frein et un accélérateur à cette marche en avant. Ils vont perturber le trafic « civil », mais les besoins des belligérants vont alimenter l’augmentation de la production de véhicules de transports de troupes et d’armes, et pousser les constructeurs à concevoir de nouveaux dispositifs susceptibles de franchir toutes sortes d’obstacles.
Car le développement de ce qui n’est encore qu’un marché émergent, va donner naissance à l’une des industries les plus puissantes du siècle dernier. Certains acteurs du secteur jouent encore les premiers rôles aujourd’hui. Sans le savoir, cette industrie va être la première à se mondialiser, notamment sous l’impulsion d’acteurs Français : Panhard, Levassor, Peugeot, Renault, Citroën et autres Michelin… qui vont longtemps damer le pion à leurs concurrents américains et européens. Car la guerre fait rage entre les performances et les styles proposés par les uns et les autres, (le confort des cuirs britanniques contre la vélocité des moteurs italiens…) .
La croissance sera entretenue par de nombreuses innovations techniques et commerciales, mais l’ultime révolution viendra des États-Unis où, dans le sillage de la taylorisation du travail, Henry Ford conçoit et produit sur des chaines automatisées, la célèbre « Fort T » accessible au plus grand nombre.
Un objet de luxe et un marqueur social
Mais l’automobile devient aussi un objet de luxe, un moyen d’évaluer la situation financière et un marqueur du rang social. Donnant un statut qui attise la convoitise et entraine de plus en plus les vols.
Comme souvent, cette activité va trouver un relais de croissance et une force d’attraction supplémentaire par le déploiement d’un volet « ludique » inspiré des « jeux antiques » : la compétition. Les « voitures de course » font leur apparition, qui s’affrontent dans divers types d’épreuves, dont les plus célèbres seront le Rallye de Monte Carlo, les 24 Heures du Mans, les 500 miles d’Indianapolis ou le récent Paris Dakar qui constituera l’une des têtes de pont vers les marchés où l’automobile n’avait pas réussi à s’implanter.
Les médias et les publicitaires vont contribuer à cette extension du domaine de la voiture, à l’image du magazine « L’Auto », ancêtre de « L’Équipe ». En parallèle, expositions et salons dédiés à l’univers de l’automobile vont attirer les foules curieuses de découvrir le dernier modèle à la mode et de bénéficier d’un rabais en passant commande sur place.
Cet envahissement du champ social par l’automobile va interpeller artistes et intellectuels.
Les professionnels du cinéma ne seront pas en reste, qui vont trouver dans la voiture un accessoire de choix, utilisé dans des genres très variés, des comédies de Laurel et Hardy au film d’animation (« Un amour de Coccinelle »), les longues carrosseries chatoyantes des voitures américaines donneront à de grands acteurs – Humphrey Bogart, Steve Mac Queen, Robert de Niro … – et actrices – Greta Garbo, Joséphine Baker, Gaby Morlay… – l’occasion de briller de tous leurs feux. Malheureusement, dans le tourbillon de la vitesse, se cache l’ombre de l’accident. La chronique mondaine des années d’après-guerre énumère une longue liste de ceux qui en auront payé le prix, parmi lesquels James Dean, Jane Mansfield, Grace Kelly, Eddie Cochran… ou Françoise Dorléac, Albert Camus, Jean Bruce, Roger Nimier ou Fernand Raynaud…
La vitesse dépassée
C’est la vitesse, l’un des effets collatéraux de la vulgarisation de l’automobile, qui va conduire de nombreux intellectuels à scruter le champ infini au sein duquel la voiture prospère et à interpeller sa fonction et son rôle social. Dès la fin du 19ème siècle, Masaharu Anesaki, écrivain japonais ayant propagé le bouddhisme, s’était posé la question et convenait que la frénésie de la vitesse est une manifestation de l’esprit de révolte, une phase de conflit entre l’inertie et le mouvement et que l’inertie des habitudes, les héritages de « race », les traditions sociales travaillent contre la vitesse. Un peu plus tard, Filippo Tommaso Marinetti, fondateur du mouvement futuriste, s’extasiera devant « la splendeur du monde (qui) s’est enrichie d’une beauté nouvelle : celle de la vitesse (…). Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace[3] ». Roland Barthes fera preuve d’un peu plus de tempérance : à propos de l’apparition de la DS Citroën, il confiera que l’automobile est « l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques » et soulignera qu’avec ce modèle « on passe visiblement d’une alchimie de la vitesse à une gourmandise de la conduite[4] ». Et alors que les femmes se mettent à prendre le volant, Françoise Sagan, passionnée de belles et coûteuses voitures de sport, aura été l’une des plus prolixes sur le sujet : « Qui n’a jamais aimé la vitesse n’a jamais aimé la vie, ou alors, peut-être, n’a jamais aimé personne (…). La vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur[5] ». André Gorz affirmera quant à lui « que les possesseurs d’une voiture, au lieu d’acquérir une quelconque autonomie, se mettaient dans une situation de dépendance radicale vis-à-vis de tiers, que ce soit pour alimenter le véhicule en énergie, l’entretenir ou encore accéder à des routes praticables[6] ». Constat validé par Ivan Illich qui calculera qu’en intégrant le temps passé à travailler pour payer sa voiture, à se déplacer pour travailler et les frais associés, la vitesse généralisée d’une voiture était de 6 km/h, soit celle d’un marcheur qui allonge un peu le pas et moins que celle d’un vélo[7]. Conclusion que ne critiquerait probablement pas Paul Virilio qui affirmait que «si le temps c’est de l’argent, la vitesse c’est du pouvoir[8] ».
Aujourd’hui la vitesse commande encore beaucoup d’activités humaines, mais en même temps elle parait absurde, car elle n’est plus qu’un leurre à peine capable de masquer l’absence de culture ou la perte de repères d’une époque blasée. La vitesse devient un marqueur « dépassé ». Au point de redonner de la vigueur à la nécessité de « réapprendre à prendre le temps de prendre son temps ».
L’autonomie change de pilote
Dans ce contexte, l’avenir de la voiture semble bien sérieusement compromis. Tous les charmes dont elle était parée n’ont pas disparu pour tout le monde, mais elle est durablement repositionnée dans un environnement social et culturel en pleine transformation. Elle doit être neutre par rapport à l’environnement – à ce propos l’avenir de la voiture électrique n’est pas écrit, tant la fabrication, la recharge et le recyclage des accumulateurs sont consommateur de matériaux, de dispositifs et de procédures sensibles -, elle doit être compatible avec l’évolution des ressources des ménages, de plus en plus souvent aléatoires… Elle doit en priorité être capable de répondre à de nouveaux usages, parmi lesquels le partage et la connectivité ont désormais une importance décisive. De nombreux systèmes et applications se sont développés avec succès, qui permettent de préparer un trajet, de l’adapter au trafic ou aux conditions climatiques, de trouver le carburant le moins cher, d’anticiper les contrôles de vitesse, de porter assistance à un chauffeur en difficulté, d’être dépanné… En quelques mois, plus de 17 millions de français sont devenus utilisateurs de l’application de covoiturage « Blablablacar » et plus de 13 millions se servent de l’application « Waze » pour organiser leur trajet.
Par un de ces méandres dont raffole l’Histoire, la voiture autonome du 21ème siècle va voler son autonomie au chauffeur du 20ème siècle. Ce nouveau paradigme n’est pas pour autant la martingale absolue contre les nuisances dont l’automobile est à l’origine, même propre, partagée et connectée. La lucidité impose d’anticiper le fait que l’ensemble des acteurs du marché, constructeurs automobiles, fournisseurs d’énergies, compagnies d’assurance et de crédit, publicitaires, gestionnaires d’applications et autres opérateurs internet, sans oublier les législateurs et les régulateurs, vont pouvoir profiter de la croissance massive des données et des informations que ce nouvel état des mobilités va générer : tantôt pour mettre au point et vendre des moyens de transports alternatifs, des prestations ciblées et appropriés… tantôt pour « surveiller et punir » davantage.
LES CHIFFRES
Ils confirment l’importance passée et le ralentissement en cours du secteur automobile. En 1907, le parc automobile mondial comptait 250.000 véhicules. En 2018, malgré une baisse récurrente de sa croissance depuis plusieurs années, il atteignait 96 millions d’unités. La Chine réalise désormais un tiers de la production mondiale et, malgré les difficultés que rencontre l’industrie, ce sont plus de 13 millions d’européens – 6% de la population active – qui travaillent pour l’automobile.
LE GENRE
À l’origine, le terme « automobile » est un adjectif issu du préfixe grec « αὐτός » (soi-même) et du suffixe latin « mobilis » (mobile). Il deviendra un substantif de genre masculin à la fin du 18ème siècle, que l’Académie française modifiera en 1901 pour l’inscrire au féminin. Il désigne un véhicule à roues mû par une motorisation et destiné au transport terrestre de personnes et de biens. L’abréviation populaire « voiture » désigne de nombreux types de « véhicules » qui ne sont pas tous motorisés. Elle a été déclinée sous de nombreuses formes, plus ou moins argotiques : bagnole, caisse, chignole, tire ou encore tuture, la dernière en date étant « gamos », que les plus jeunes ont tiré de « gamelle », un mot d’argot utilisé pour désigner les cylindres d’un moteur à explosion.
[1] https://www.google.com/search?client=safari&rls=en&q=paroles+nationale+7+charles+trenet&ie=UTF-8&oe=UTF-8
[2] https://www.securite-routiere.gouv.fr/la-securite-routiere-en-chiffres-lobservatoire-national-interministeriel
[3] https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2019/02/19/26010-20190219ARTFIG00263–le-figaro-publie-en-une-le-manifeste-du-futurisme-le-20-fevrier-1909.php
[4] https://www.desordre.net/textes/bibliotheque/barthes_citroen.htm
[5] https://www.babelio.com/livres/Sagan-Avec-mon-meilleur-souvenir/18582
[6] http://carfree.fr/index.php/2008/02/02/lideologie-sociale-de-la-bagnole-1973/
[7] https://www.arthaud.fr/Catalogue/arthaud-poche/les-fondamentaux-de-lecologie/energie-et-equite
[8] https://www.humanite.fr/node/260701