Qui influence le monde ? Sont-ce les fameux « influenceurs » dont, avec tout le respect que je leur voue, personne ne se souviendra deux ans après leur disparition ? Sont-ce les politiciens ? Sont-ce les grands administrateurs ? Les chefs militaires. Non. Ce sont les artistes.
Musiciens, peintres, écrivains, poètes et autres faiseurs de beauté voient leurs œuvres survivre à travers le temps et l’espace et toucher, influencer, transformer la vie d’un nombre incalculable de personnes, toutes races, nationalités et idéologies confondues. L’art, lorsque c’est vraiment de l’art, n’a pour limites que les moyens de conservation et de diffusion de la communication de la civilisation dans laquelle il voit le jour. Rien, aucune idéologie, aucun discours politique, ne peut arrêter une chanson. Si le feu peut détruire un tableau, il y a peu de chances qu’aujourd’hui, après l’invention de la reproduction photographique et des procédés subséquents, on puisse oublier la Vénus de Botticelli. Et pour ce qui est de nos philosophes qui manient l’art de penser autant que celui de l’exprimer, il y a fort à parier que Le Banquet de Platon sera toujours lu dans un millénaire.
On ne critique pas impunément un artiste
Il s’agit là d’une réalité qui ne devrait échapper à personne. La puissance d’un artiste de talent dépasse de loin celle de quasiment tous les corps de métiers réunis. Il ne restera presque rien d’un Trump ou d’un Biden, d’un Poutine, d’un Macron ou d’un Johnson dans quelques décennies, quand les moins célèbres de nos artistes contemporains seront redécouverts encore et encore et laisseront sur terre quelques influences incontestables.
Il existe des conséquences intéressant la vie politique à cet état de fait. On ne critique pas facilement et impunément un artiste. Un exemple récent est celui qui a suivi la sortie du chanteur Maitre Gimms lorsqu’il a appelé ses fans à ne pas lui souhaiter la bonne année parce que cela ne faisait pas partie de l’univers de ses croyances. Un certain nombre de politiciens ont cru bon de monter au créneau, pour y faire voir là l’expression d’un communautarisme islamiste qu’ils estimaient tout à fait condamnable. Mais même si Maitre Gimms n’a pas l’influence d’un Johnny Halliday ou d’une Taylor Swift aux États-Unis, aucun de ces politiciens n’a le dixième de son aura et de sa « fanbase », et toutes ces sorties sont au mieux, un coup d’épée dans l’eau, ou une manière de se discréditer soi-même, en s’attaquant à plus fort que soi (même si finalement, il n’est pas question de jugement sur qui serait fondamentalement meilleur que qui. On parle ici de force d’influence.) C’est anecdotique me direz-vous, et je vous suis là-dessus.
Paul McCartney et la déferlante du LSD
Mais qu’en est-il quand l’affaire est moins anecdotique. Quid, par exemple, de ce jour de 1967 ou Paul McCartney s’ouvre à un journaliste du fait qu’il a pris du LSD, et qu’il en vante les bienfaits. McCartney est un génie de la musique. Les Beatles sont au faîte de leur puissance, et artistiquement parlant, c’est tout à fait mérité. Le nombre de leurs fans dépasse tout ce qui a pu exister auparavant, dans le monde entier. Paul se défend de toute responsabilité en ce qui concerne l’influence que sa déclaration pourrait avoir sur ses fans, par une rhétorique qui consiste à attribuer toute la responsabilité aux journalistes qui vont répandre la nouvelle aux quatre coins du globe. Lui prétend avoir uniquement voulu être honnête, et déclare qu’il n’a aucune responsabilité dans les conséquences de son aveu. Certes, les journalistes partagent avec lui cette responsabilité. Ils la partagent.
Pourtant, il plongera toute une génération dans le LSD, parce que son influence et celle des Beatles était au-delà de tout ce qui existait à cette époque. Au-delà même de ce qu’ils maitrisaient eux-mêmes. Sa sortie déclencha un tollé, mais aucun de ceux qui s’en offusqua ne put même ne serait-ce que ralentir la déferlante de LSD qui s’abattit sur la planète. Qui avait la force de lutter contre Sergent Pepper, l’album blanc ou Revolver ? Personne. Et si vous ne comprenez pas le désastre que cela représenta pour notre petite planète, c’est que soit vous avez pris trop de LSD, soit vous n’en avez jamais pris et n’en connaissez aucun consommateur.
Qu’eût-il fallu pour contrer cette influence désastreuse. Le plus efficace eût été que les principaux intéressés eux-mêmes reviennent sur la déclaration de Paul. Ni Paul ni les autres n’étaient prêts à faire ça. En tous cas cela ne se produisit pas. En 1975 John Lennon se contenta dans une interview de répéter les arguments de McCartney, à savoir que seuls les journalistes étaient responsables, sans pour autant encourager qui que ce soit à ne pas tomber dans le LSD. L’alternative, c’eût été d’avoir des artistes de la même qualité et de la même envergure montrer un exemple différent, et supplanter l’influence des Beatles et de ceux qui leur ont emboité le pas à la fin des années 60. Cela s’est produit plus tard. Mais à la fin des années 60, c’était peine perdue.
Et je dis cela tout en restant un fan inconditionnel des Beatles…
Un grand pouvoir implique une grande responsabilité
L’art est la principale nourriture de l’esprit, et la vie sans art perdrait une grande partie de son sens. L’art est puissant. Oui, il transforme le monde. Il n’y a dans cet univers qu’une seule chose qui semble pouvoir l’égaler ou le surpasser et c’est la religion. Les deux peuvent avoir des effets pervers ou pervertis. Mais ils n’en restent pas moins des vecteurs de transformation bien supérieurs à tout le reste.
L’artiste porte donc une responsabilité à la mesure de son talent, de sa puissance. C’est la fameuse phrase du Spiderman de Marvel : « un grand pouvoir implique une grande responsabilité ». Le pouvoir de l’artiste est bien supérieur à celui de Spiderman. Ce sont les artistes qui ont créé les plus belles civilisations de notre terre. Ce sont eux qui ont rêvé les suivantes. Ce sont eux qui le feront encore dans le futur. Si l’on aspire à un monde meilleur, à une transformation vers de plus hauts niveaux d’existence pour les êtres de cette planète, il faut leur accorder la place qu’ils méritent. Il ne faut ni les asservir, ni les ignorer, ni les opprimer.
Méfie-toi du saltimbanque
Certains artistes seront des gens formidables. D’autres de vrais salauds à jeter à la benne. Et parfois leur talent semblera déconnecté de ce qu’ils sont dans la vie quotidienne. Soit. C’est un peu comme partout. Pourtant, même ainsi, les grands artistes ne peuvent être négligés. Et l’art restera l’une des chances ultimes de l’humanité. Une chance qui fait disparaitre la haine d’un coup de pinceau, qui éveille l’amour par des harmonies subtiles, qui réveille la force à coup de riffs de guitares rauques, qui fait voir l’avenir à travers les mots du poète.
A mes amis artistes je dis de toujours viser le meilleur pour nos frères et sœurs de l’humanité. A ceux qui ne le sont pas, je dis qu’ils le sont, au moins un peu. Nous avons tous en nous la magie artistique, même lorsque la technique nous fait défaut. A chacun de la développer. L’art se vit aussi dans la vie quotidienne. Et à ceux qui pensent que les artistes ne sont que des saltimbanques, je dis de se méfier du saltimbanque, car sa puissance de feu est bien au-delà de la leur. Et je dis : pourvu qu’il vise juste. Pourvu qu’il vise ce qu’il y a de mieux en lui, pourvu qu’il vise ce qu’il y a de mieux en nous. Et le plus souvent, il le fait.