Elizabeth Czerczuk, comédienne, metteure en scène, directrice de théâtre, docteure en art dramatique, est une des plus illustres représentantes de la culture polonaise en France. Elle vient de recevoir le prix de la culture 2021, remis par l’ambassadeur de Pologne. Au sein des institutions qu’elle a côtoyées lors de ses années de formation, les conservatoires nationaux supérieurs d’art dramatique à Cracovie, où elle a pu plonger dans l’univers de Tadeusz Kantor, à Paris, où elle a collaboré entre autres avec Daniel Mesguich, elle joua les œuvres des grands personnages qui ont révolutionné le théâtre au XXe siècle. Dans la lignée des Gombrowicz, Witkiewicz et Grotowski, mais aussi inspirée par le mime Marcel Marceau et la chorégraphe Karine Saporta, elle en convoque aujourd’hui les mânes dans nombre de ses propres créations au TEC (Théâtre Elizabeth Czerczuk). Ses pièces – expressions d’art total – sont des révélations secouantes et électriques, à la beauté convulsive.
Le TEC est à la fois une salle de spectacle et une école de théâtre, consacrées à la création contemporaine et à la recherche théâtrale. Situé rue Marsoulan, toute proche de la place de la Nation, le TEC est aussi un lieu de résidence pour les auteurs, les compagnies invitées, un centre de conférences et un lieu d’expositions d’œuvres d’art. Elizabeth Czerczuk tient au travail protéiforme de son théâtre et à son usage multifonctionnel.
Petit bureau sombre derrière le foyer. Meublée de noir, cette pièce toute monacale est à peine égayée par deux tableaux abstraits. Contraste tout de sobriété avec le reste du théâtre, constellé d’éclats de rouge, de rose. Les mannequins de vitrine de confection portant loups et bas résille y semblent à chaque angle de couloir vous inviter à avancer plus loin dans le libertin et le déconcertant. L’interview qu’Elizabeth Czerczuk nous a accordée tombe à pic pour enrichir le dossier programmé pour février prochain : « L’art peut-il sauver le monde ? » Il nous faut respecter les distances physiques – et non pas sociales, quelle bêtise que la notion de « distanciation sociale » !… – Elizabeth Czerczuk me désigne un fauteuil tapissé au point de croix d’un moderne-chic décor baroque et s’assied derrière son bureau faiblement éclairé. Nous pouvons commencer.
Rebelle(s) – Vous semblez dans vos œuvres vouloir exprimer par le corps ce que vous pourriez avoir plus de mal à dire, du fait de la difficulté de passer d’une pensée à l’autre, d’une langue à l’autre.
Elizabeth Czerczuk – Il est certain que la langue polonaise est plus aisée pour moi, et que la résurgence des sources de l’émotion, la forme pour les exprimer me viennent plus spontanément au travers des corps. Mon expression verbale est chaotique. Cependant, je n’incrimine pas seulement le fait d’être polonaise et d’essayer de mieux maîtriser le Français. Ou de m’ouvrir à l’autre culture, à la façon d’être. C’est très complexe. Gombrowicz, qui a laissé un héritage dramaturgique considérable, est mort ici en France (Elizabeth Czerczuk a adapté en 2017 une de ses pièces emblématiques : Yvonne, Princesse de Bourgogne). Il écrivait dans son journal qu’il est impossible, à travers quelque expression que ce soit, de transmettre tout ce qui est en nous. Il était dans la richesse de la forme. Moi aussi, je cherche la forme. Comment peut-on transmettre aux spectateurs, comment communiquer ?
Gombrowicz constatait qu’il n’est pas possible de trouver une forme pour la vie intérieure. Or nous sommes dans la société de la forme. Dans les convenances, les règlements, la technologie ; tout nous met dans la forme, nous y pousse. Par contre, notre être – ce qui nous constitue – n’a pas de forme. Il est tellement difficile de sortir quelque chose de nous qui ait une forme. Ce qui est déjà en forme est une hypocrisie. Le personnage d’Yvonne n’a pas de forme. Comme d’ailleurs Albertine (ndlr : personnage d’une autre pièce de Gombrowicz : Opérette). Est laissé au metteur en scène ou au lecteur le soin de donner une forme au personnage.
Rebelle(s) – La société est pleine de diktats formels. Avec ses conventions, elle nous empêche de TOUT exprimer. Cette forme dont vous parlez n’est-elle pas un autre nom pour la vérité, ce que le théâtre, justement, permet de réaliser ?
EC – Oui, absolument ! On veut transmettre sa vérité. On en cherche la forme. C’est le problème. Aujourd’hui, dans l’univers de l’art, s’exprime un groupe de « scandalistes ». Ce sont des metteurs en scène d’art « brut ». Par exemple, dans la catégorie « Sujets à vif » du Festival d’Avignon, qui promeut de jeunes artistes chorégraphes et danseurs, sont présentés des spectacles à la recherche d’une nouvelle forme. Je constate que certains de ces artistes sont plutôt des performeurs proposant une vérité brute qui leur est propre. La question est : la vérité brute existe-t-elle ? Qu’est-ce d’ailleurs que la vérité ?
Rebelle(s) – Sa propre vérité n’est pas celle de l’autre. Qui plus est, la vérité brute n’est pas articulée. Si c’est un cri, ne manquerait-il pas un langage qui est bien une expression formalisatrice, donc par essence réductrice ?
EC – C’est en partie cela (je sens une hésitation chez Elizabeth Czerczuk). Mais il faut une vérité, quelque chose qui peut toucher autrui ! Si l’on ment, on n’y arrive pas. Les mensonges ne touchent jamais. Il faut chercher. Chez les « scandalistes », les cris, le sang qui coule, le corps brutalisé résultent de cette recherche. Le corps devient un objet. Pas d’esthétique mais une sensibilité violente…
Rebelle(s) – Au-delà de la recherche, de l’expérimentation apportée par l’art brut qui repousse des limites, ne faut-il pas arriver à des contraintes choisies ?
EC – Je suis d’accord avec cette philosophie. Pour moi, l’art est contemplation et construction. Transmettre une forme – même imparfaite – qui peut toucher, qui peut provoquer l’émotion chez le spectateur. Et la vérité, ce n’est pas seulement quelque chose de cru mais aussi tout ce qui se passe autour. C’est une ambiance. La métaphore du poisson dans l’aquarium montre que, si on en retire le poisson, il meurt. La mort, ce n’est pas la vérité du poisson. La vérité c’est le tout, le poisson et le contenu de l’aquarium. Autre façon de l’exprimer : une vérité, c’est ce qu’on voit, mais aussi et en même temps ce qu’on ne voit pas. Or on ne respecte pas ce qu’on ne voit pas. Il s’agit donc bien de chercher une forme à ce qu’on ne voit pas.
Rebelle(s) – Ce qu’on voit est fini, alors que ce qu’on ne voit pas est infini…
EC – Exactement ! Tout dépend alors de ce que reçoit le spectateur, de sa vérité à lui. Ma recherche théâtrale est une catharsis afin d’apporter un nouveau souffle. Dans la Poétique d’Aristote, il est question de mimésis. Mais il ne s’agit pas d’une imitation. Il s’agit de transmettre afin de pouvoir contempler.
J’ai eu la chance de vivre à Cracovie et à Wroclaw, grandes villes de création théâtrale. Au théâtre, la nuit, se tenaient des ateliers laboratoires. S’y déroulaient des expérimentations, des sortes de processus dramaturgiques comme le cycle « L’arbre de la vie ». Grotowski plongeait dans les archétypes, dans les mythes, pour toucher le subconscient du spectateur. Il a cherché toute sa vie. Il n’a créé lui-même que quatre œuvres. Ses collaborateurs ont fait connaître son travail et ont rapporté que le public était souvent choqué par les spectacles.
Sa démarche est devenue une source pour d’autres créateurs. Et c’est toujours une eau difficile à servir à notre époque.
Rebelle(s) – Qu’est-ce qui est aujourd’hui encore utilisé de ce théâtre inventé en Pologne dans les années 50 à 80 ?
EC – Tout ce qui relève du théâtre total, du comédien intégral. L’aspect physique du travail sur scène. Antonin Artaud avait commencé la révolution avec son « théâtre de la cruauté ». Grotowski (1) a continué avec le travail corporel du comédien. Déjà Artaud voulait choquer le public. Il agressait, surprenait le spectateur. Grotowski, lui, modèle l’acteur ; il l’incite à plonger en lui-même, à y rechercher ce qu’il a de sacré. Ne pas avoir peur de dévoiler ses faiblesses, si bien cachées, si bien enfouies. Cet inaccessible, Grotowski oblige à le retrouver et à le mettre au jour, en perturbant le comédien.
Le Russe Constantin Stanislavski demandait à l’acteur de retrouver les émotions puissantes de sa propre enfance afin de permettre au spectateur de croire à son personnage. L’appel à la mémoire du vécu comme outil de construction du personnage. Grotowski, lui, va chercher les archétypes comme Jung.
Rebelle(s) – Que recherchez-vous dans votre théâtre ? Comment procédez-vous ?
EC – Je recherche, à travers la vérité intérieure des artistes, comment susciter la catharsis. Beaucoup de personnages, d’images de mes spectacles prennent source dans des archétypes, entre autres, bibliques. Je me dirige avec l’intuition. Le public cherche souvent la légèreté, le divertissement. Ce n’est pas le cas de mes spectacles. Même si vous avez ressenti le dernier d’entre eux – Dementia Tremens – via la seule beauté plastique ou musicale, il y a néanmoins plusieurs couches et on peut y accéder autrement.
Rebelle(s) – Et le texte ?
EC – Le texte n’est pas tout le théâtre. Il y a aussi la lumière qui donne l’esprit ; la musique qui appuie le rythme intérieur des personnages ; le costume qui manipule et donne la forme du corps caché, provoque une démarche, une autre façon d’être. Le texte pour moi est une expérience éminemment personnelle. Quand je lis Racine dans mon coin, cela évoque des images et je n’ai pas besoin qu’on m’en impose. Par contre, quand je vais au théâtre, je veux qu’on me déstabilise, qu’on touche mes sens. Pas seulement les oreilles et les yeux, mais tous les sens. J’insiste là-dessus. Il ne suffit pas d’enfiler un costume ou de mettre une couronne d’épines pour devenir l’archétype de Jésus-Christ…
Rebelle(s) – La société est traversée par la peur, les médias distillent la peur. Le théâtre peut-il la combattre ?
EC – Le théâtre que je souhaite est le contraire de la peur. C’est donner l’espoir, faire prendre conscience que le soleil brille, qu’il y a la beauté. D’un côté, je comprends la démarche des « scandalistes » car c’est une démarche d’artistes. C’est une révolte pour autrui, pour l’Homme qui est angoissé, confronté aux psychoses omniprésentes. Mais si on ne donne à voir que des scènes de brutalité, on reste dans la nuit.
Or je suis assoiffée de lumière. Comme Platon, la beauté et la vérité ensemble. Les philosophes esthètes m’inspirent. Par exemple, le Français Eugène Véron ou l’Italien Benedetto Croce. Je suis convaincue que le spectateur est victime d’une « moutonisation » de la société et de son cortège de convenances. « Moutonisation », c’est le mot de Witkiewicz dès les années 30. Il était très lucide, il nous parlait de ce qui est aujourd’hui en jeu. C’est très difficile de sortir tout le monde – spectateurs comme comédiens – du cadre, de cet enfermement qui nous pousse vers le « trou ». On peut se perdre dans les drogues. Notre rôle d’artiste est de purifier les émotions à travers l’art.
Rebelle(s) – Quels sont vos rapports avec les autres metteurs en scène ?
EC – J’ai en fait très peu de temps pour analyser les créations des autres. Mon esthétique est différente mais certains contemporains m’intéressent. En tant que créatrice, j’ai trouvé beaucoup de valeur dans le travail chorégraphique et dramaturgique de Jan Fabre qui a bouleversé le Théâtre de la Ville. Également dans celui de Romeo Castellucci qui donne souvent ses spectacles à Avignon et dont j’admire la force, la détermination dans la recherche scénographique et intellectuelle.
Je suis pour ma part d’autres chemins. Par exemple, j’exprime mon univers au travers du corps des danseurs et ça me bouleverse.
Je suis intéressée par le travail des autres dramaturges mais ne crois pas à la mise en scène collective, à la discussion pour créer un spectacle. Je suis totalement obsédée par mon travail avec mes artistes ; je suis très investie, très têtue pour obtenir ce que je désire.
Rebelle(s) – D’où est venue votre vocation théâtrale ?
EC – Je pensais tout d’abord devenir médecin. Ma famille comptait que je fasse des études ; étant bonne élève, cela allait de soi. Mon père m’a offert un crâne afin que j’apprenne l’anatomie. J’ai compris que je préférais faire du théâtre, devenir médecin de l’âme. Ce crâne a alors éveillé en moi l’archétype de Salomé ! En cachette, je suis partie de Wroclaw, ma ville natale, pour Cracovie avec le Monologue de Salomé dans la poche (ndlr – pièce d’Oscar Wilde) afin de tenter le concours d’entrée au Conservatoire. Il y avait mille candidats… et quatre places pour les filles, six pour les garçons. J’ai réussi. Seule ma grand-mère était au courant. Avec elle, enfant, je regardais Daniel Mesguich jouer Napoléon à la télévision !
Je voulais m’éloigner de la Pologne, franchir les frontières pour découvrir d’autres méthodes de travail. Paris était le centre de la culture, on ne pouvait trouver mieux. J’ai passé un concours pour obtenir une bourse du gouvernement français et je suis devenue stagiaire au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, où j’ai bien sûr choisi Daniel Mesguich comme professeur ! J’ai découvert l’école de Marcel Marceau, ensuite j’ai travaillé avec Karine Saporta à Oslo, puis au Théâtre de la Ville. Avec tout le temps un pied en France, un pied en Pologne. Et toujours avide de nouvelles techniques : le mime, les techniques d’Etienne Decroux…
Rebelle(s) – Le crâne, c’est Hamlet. Et vous faites du théâtre, c’est une image magnifique !
EC – Oui, d’une représentation de la mort à la médecine de l’âme… Comment purifier nos émotions aujourd’hui ? Passer des angoisses, des peurs à une libération.
Rebelle(s) – Qu’est-ce que ça induit, d’être polonaise en France ?
EC – Le lien avec la France est puissant. L’acte de résurrection de la Pologne a été signé en 1919 avec le traité de Versailles… Beaucoup d’écrivains, d’artistes polonais – les grands romantiques – ont vécu en France au XIXe siècle alors que la Pologne en tant qu’État n’existait plus. Une romantique comme moi ne peut être indifférente à cela. La Pologne est plus une âme qu’une terre. Il est difficile de dire « on est Polonais, on est Français, etc. » Mon cœur de Polonaise est au service de la culture sans frontières.
Pour ce qui est de la technique structurale de l’art théâtral, je l’ai surtout apprise en France. En Pologne, ce qui était cultivé est ce dont nous avons parlé au début, le système Stanislavski, l’émotion. Par contre, pour la technique, les styles corporels, je m’en suis imprégnée principalement en France. Ma pratique repose sur le mélange de tous ces éléments.
A Paris, l’accueil des étrangers est sans égal. Je peux y profiter de la culture non seulement française mais aussi d’autres pays. Comme Pina Bausch ou Caroline Carlson au Théâtre de la Ville. Les lieux de création sont souvent dirigés par des étrangers. Cette ouverture fait de Paris un centre de la culture, à l’échelle européenne et même mondiale.
Interview par Éric Desordre
1- Jerzy Grotowski, grand réformateur du théâtre : « Le théâtre doit reconnaître ses propres limites. S’il ne peut pas être plus riche que le cinéma, qu’il soit pauvre. S’il ne peut être aussi prodigue que la télévision, qu’il soit ascétique. Il n’y a qu’un seul élément que le cinéma et la télévision ne peuvent voler au théâtre : c’est la proximité de l’organisme vivant. Il est donc nécessaire d’abolir la distance entre l’acteur et le public, en éliminant la scène, en détruisant toutes les frontières. Que les scènes les plus âpres se produisent en face à face avec le spectateur et que celui-ci soit à la portée de la main de l’acteur, qu’il sente sa respiration et sa sueur. » (Vers un théâtre pauvre.)
Prochaines dates pour le spectacle Dementia Tremens :
jeudi 3 février à 20h
samedi 5 février à 20h
dimanche 13 février à 16h
samedi 19 février à 20h
samedi 12 mars à 20h
jeudi 17 mars à 20h
samedi 19 mars à 20h
dimanche 27 mars à 16h
Vidéo de Dementia Tremens :
Reportage de la télévision polonaise :
https://polonia.tvp.pl/58031129/thtre-elizabeth-czerczuk-polska-sztuka-w-paryzu-tylko-online