Une Parisienne en Mongolie
Vous avez peut-être entendu parler de Corine Sombrun, musicologue et documentariste, qui a écrit plusieurs livres sur son expérience du chamanisme et la vie des peuples qu’elle a côtoyés dans ses voyages. Cela a commencé pour elle lors de la préparation d’une émission pour la BBC, au sein d’une communauté mongole à la frontière de la Sibérie.
Alors qu’elle assistait à une cérémonie chamanique, elle perdit le contrôle de son corps et de son esprit, partant dans une transe identique à celle vécue par le chamane officiant. Au bout de plusieurs heures, revenue d’un ailleurs effrayant et fascinant, elle apprit qu’elle était, à son insu, une chamane. Le voyageur « officiel » avait eu toutes les peines du monde à la faire revenir du territoire des esprits. Les non-humains voulaient la garder… Il ajouta dans la foulée qu’elle se devait de suivre une formation en bonne et due forme, au risque si elle s’y refusait de vivre les pires tourments.
Se souvenant très précisément de tout son voyage intérieur, de toutes les péripéties vécues dans le monde des esprits, elle ne pût que prendre très au sérieux les propos du chamane. Terrifiée et intriguée, elle se lança alors dans la formation pratique et une quête de savoir qui n’a pas encore abouti. En effet, le chamanisme exige le travail de toute une vie. (1.) (2.)
Le chamane n’est pas un guérisseur. Son travail est de rétablir l’harmonie en allant chercher auprès des esprits, des non-humains, la réponse à la question posée par le consultant-client qui a un problème. C’est en changeant son comportement que le consultant-client pourra aplanir lui-même ses difficultés.
Devenue chamane dûment reconnue par ses pairs après plusieurs années d’éducation à la transe, Corine Sombrun a voulu créer un pont entre le monde scientifique et son expérience personnelle. Explorer les potentialités de cet état de la conscience pour guérir des pathologies psychiatriques ou étudier l’influence de l’esprit sur la matière lui semblait une mission en accord avec sa propre culture. Qui plus est, ce projet permettait de trouver du sens à cette révélation secouante.
L’histoire de cette révélation a fait l’objet d’un film en 2019, Un monde plus grand, par Fabienne Berthaud avec Cécile de France dans le rôle de notre héroïne. Il n’est pas banal que ce soit trois femmes – Corine Sombrun, Fabienne Berthaud, Cécile de France – qui aient porté leur attention sur le chamanisme, non en tant qu’outil de puissance et donc de pouvoir, mais à des fins de thérapie pour la première et de création pour les deux autres.
De la transe chamanique à la transe cognitive
Les neurosciences font des progrès. Les zones du cerveau dédiées à l’intelligence spéculative et celles relatives à l’intelligence perceptive sont étudiées. Corinne Sombrun travaille avec un ex directeur de l’INSERM et des services d’hôpitaux psychiatriques canadiens. Les Français sont encore réticents à ce type de recherche sentant un peu le soufre aux narines des détenteurs de budgets. L’acceptation ne pourra venir que de progrès avérés, lentement digérés par la communauté médicale. Tout autant que les chamanes de l’Altaï, les scientifiques ont relevé la dangerosité de la transe. Effectuée sans préparation instruite, elle peut amener à une décompensation psychotique. Le cerveau analysé grâce aux électrodes implantées sur le crâne apparaît tel celui d’un lapin sous LSD. Les médecins chercheurs reconnaissent des schémas identiques aux syndromes de personnalité multiple, de méningite limbique ou autre anomalie du psychisme : risques de schizophrénie, dépression, etc. « Qui dit que vous n’allez pas rester bloquée dans cet état ? » Le fait est que Corinne Sombrun est reconnue saine d’esprit, et revient de ses pérégrinations imaginaires souvent violentes – elle hurle comme un loup, elle est un loup ; saute comme cabri, elle est un cabri – parfaitement lucide et présente au monde. Elle ne perd aucune de ses facultés cognitives.
Se libérer des injonctions sociales
Corinne Sombrun est une femme pleine d’humour pratiquant l’auto-ironie à forte dose. Cette distanciation à l’élégance drôlatique lui permet sans doute de faire entrer l’auditoire dans l’univers qu’elle a découvert, crédibilisant fortement ses propos.
Sa conscience écologique et des convictions sociales évidentes ont été renforcées par ce choc véritablement existentiel. Dans ses conférences, elle revient souvent sur l’idée que la confiance personnelle a été enlevée par nos civilisations matérialistes et hyper consuméristes. Reprenant les conclusions des anthropologues, elle constate que la spécialisation du travail, des tâches, la dévolution aux seuls artistes de la responsabilité de la construction de l’imaginaire, aux seuls médecins de la guérison des corps, aux seuls prêtres du salut des âmes nous ont fait perdre notre autonomie, notre capacité à subvenir à nos besoins.
Les colonisateurs utilisaient les mêmes astuces que les publicitaires, mettant en place des « fronts d’attraction », des lieux de dépôts de colifichets, d’alcool, de produits créés par les sociétés industrielles afin de pêcher les futurs clients. Les « peuples premiers » devenaient ainsi consommateurs, oublieux de la liberté d’être sans injonction consumériste et de leur lien avec les puissances de l’imaginaire. Le « référentiel de convoitise » cher aux sociologues ne date pas d’hier…
Se révéler chamane – ou chamaniser à l’aide d’experts garants d’un voyage dont on revient en bon état – pourrait nous aider à mieux appréhender notre environnement, à reprendre possession de nos capacités.
Une culture vivante qui peut nous inspirer
De grands anthropologues d’aujourd’hui, Philippe Descola (3.), Charles Stepanoff (4.), nous préviennent. Le chamanisme ne peut plus être considéré comme une des manifestations anecdotiques de religions archaïques vouées à disparaître. C’est une pratique largement répandue, aux multiples manifestations à travers les continents, constituant une complexe mosaïque de rites et règles infiniment variés. Ils continuent d’irriguer une culture vivante malgré les siècles de tentatives d’éradication par les colonisateurs russes, soviétiques, anglais, américains, pour ne pas dire norvégiens, finlandais, danois.
Que peuvent nous apporter les chamanes, quels savoirs encore inexplorés peuvent nous aider à mieux vivre, à modifier nos comportements mortifères pour notre environnement ? – Qui bien sûr ne soit pas un saupoudrage new-age nous faisant retomber dans un consumérisme recyclé par les « pubeux » avides ou les gourous sectaires.
Le chamanisme à toutes les sauces : la mort 3.0
« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Le mot chamane est à la mode. De nombreuses initiatives, fascinantes par ailleurs, font l’objet d’un détournement de sens préjudiciable à la compréhension de la notion de chamanisme. Par exemple, là où se rejoignent la préoccupation japonaise et les rituels altaïques est la croyance qu’un rite funéraire mal exécuté est néfaste pour l’âme du mort. Il pourrait alors venir vous tirer par les pieds pendant votre sommeil et vous créer des tas d’embêtements. Donc à priori, à éviter.
En respectant la lettre et l’esprit d’un rite funéraire traditionnel, une artiste plasticienne japonaise, Etsuko Ichihara a créé le Digital Shaman Project (5.), un robot qui aide les proches à supporter les premières semaines d’un deuil et à mieux surmonter la douleur de l’absence de l’être aimé. Il faut de l’argent pour traverser le fleuve des morts, le Sanzo-no-kawa, le Styx. Le robot en est pourvu. Le robot porte le visage du mort, parle comme lui, est opérationnel pendant les 49 jours du deuil bouddhiste et après avoir dit adieu, s’éteint.
N’est pas chamane qui « veut »
Dans cette œuvre, le masque funéraire recouvre le robot plutôt que le défunt lui-même. Le corps de la personne, suivant la tradition japonaise, est en effet brûlé. Les os sont récupérés à la baguette parmi les cendres de la crémation et empilés dans l’urne. Le mort ne peut donc porter de masque. Le masque mortuaire, plutôt qu’être posé en souvenir sur la bibliothèque ou la cheminée, est donc porté par le robot pendant les 49 jours de présence de l’âme auprès de la famille. C’est à l’issue de cette période que l’urne est inhumée. Le robot cesse de fonctionner ce jour-là.
Le Digital Shaman Project, robot domestique à visage de défunt, est vécu comme un accompagnement psychologique, un « placebo d’habituation à l’absence et non pas tel un remplacement temporaire d’une présence » (6.)
Là, nous avons affaire à un rite funéraire et non pas à une autre compréhension du monde qu’induit le chamanisme des peuples du cercle sub-polaire.
Nature et culture enfin réunies ?
Musicienne, Corine Sombrun a été particulièrement sensible à l’induction de la transe par le tambour, instrument traditionnel, à la fois outil technique et attribut social différenciateur indispensable au chamane. Le tambour, pour le chamane, c’est le stéthoscope du médecin, le burin du tailleur de pierre, le vélo du postier.
L’expérience de l’auteur n’était pas, dans ses premières manifestations, décorrélée de la culture du peuple qui l’accueillit et la révéla comme chamane. Son souhait, méritoire et peut-être salvateur, de partager cette expérience avec des scientifiques afin d’offrir à nos sociétés occidentales une possible nouvelle thérapeutique ne s’est pas entouré des éléments nombreux, riches, complexes, signifiants de la culture sibérienne. Seul le tambour (plus de costume, de tente, d’assistance convaincue) reste présent dans l’expérience de la transe. Qui plus est, la transe dans des conditions de laboratoire est renouvelée à la demande par Corine Sembrun. Elle finit même par abandonner le tambour et maîtriser l’entrée et la sortie de transe sans aucun artefact rituel permettant l’étincelle qui enflamme l’imagination des spectateurs, sans les rites fondant là-bas la légitimité et l’efficacité de l’intervention du chamane. Cette transe l’amène à accéder à des états modifiés de conscience, tout aussi dangereux en laboratoire que dans la toundra. A l’étonnement des médecins, elle en revient en pleine santé.
Quelle est donc la part de culture et celle de nature dans l’expérience chamanique ? Vu l’autonomisation de la chamane française, il y a manifestement décorrélation possible entre nature et culture. Dans le cadre aseptisé de nos hôpitaux, en laissant de côté les éléments de culture propres aux peuples de l’Altaï et de la Sibérie qui nous sont si étranges et si étrangers, une transe de spécialiste amène à un résultat semblable aux réussites constatées là-bas. En effet, les chamanes scrutés par les consultants-clients sibériens se doivent de réussir, sous peine d’être éjectés de la communauté, voire battus comme plâtre. On n’imagine évidemment pas un tel sort pour nos thérapeutes en blouse blanche…
Nos fous, nos patients aux symptômes si variés, si déroutants, même pour les thérapeutes, pourront peut-être un jour bénéficier des savoirs explorés.
L’humain augmenté existe déjà, c’est nous
Au delà des zinzins, nous-mêmes qui nous considérons encore comme sains d’esprit, ne pourrions-nous pas mieux vivre grâce à ces savoir-faire encore mystérieux ? Qui ne souhaiterait pas pouvoir bénéficier d’une « bande passante élargie » par une maîtrise inédite de son cerveau ? De tels savoirs peuvent-ils nous changer, changer notre rapport au monde ? Il nous paraît utile, indispensable, de porter un regard nouveau sur ce monde, sur cette nature si abîmée par l’homme.
La transe chamanique comme remède aux méfaits de l’anthropocène ?
Sans verser dans le panthéisme, on peut, à bon droit, chercher plus loin les manifestations de l’union de la culture et de la nature. Avant de considérer l’univers tout entier, tel qu’il ne nous est pas accessible autrement que par l’esprit, reconnaissons que notre Terre toute entière commande une épiphanie. On ne peut nier que sa beauté soit un système harmonique.
Je pars en montagne rechercher des dévoilements existentiels. Ma fille s’est mise au tarot. Nous sommes sur la bonne voie.
Eric Desordre
Une Parisienne en Mongolie : Titre d’un des livres de Corine Sombrun, paru en 2004 chez Albin Michel
- https://www.youtube.com/watch?v=8UUtan9aLTY
- https://www.youtube.com/watch?v=LJEn72NtGvw
- Par-delà nature et culture, Philippe Descola, NRF, 2005
- Voyager dans l’invisible, Charles Stepanoff, La Découverte, 2019
- https://www.lesinrocks.com/2019/01/11/actualite/monde/au-japon-des-robots-permettent-daccompagner-le-deuil/
- Le Bizarreum de Juliette Cazes https://lebizarreum.com/