Une étude mondiale[1] récente met en lumière une défiance qui touche les citoyens d’un très grand nombre de pays, quels que soient leur culture, leur taille, leur développement ou leur organisation politique. Certains experts considèrent que cette déprime résulte de la perte d’audience et d’influence des grandes théories politiques et des affrontements qui animaient leurs partisans. Comme si les concepts de lutte de classe passaient au second rang, alors que les difficultés et frustrations quotidiennes ont pris le dessus et que les citoyens considèrent qu’il est de la responsabilité des politiques de les résoudre : « des mots et des discours non, des actes et des décisions oui ». D’autres observateurs estiment que les peuples se défient largement de leurs élites dirigeantes car elles semblent avoir perdu le contrôle de la situation avec la mondialisation, les institutions supranationales, la puissance des GAFAM, la persistance de la crise économique et sociale, les migrations à grande échelle, le terrorisme islamiste…
La France a semblé aller à contre-courant en élisant Emmanuel Macron en 2017 sur la base d’une promesse de renouvellement général des fondements et des modalités de fonctionnement du modèle hexagonal. Quelques mois plus tard les signaux sont nombreux qui laissent entendre que les citoyens considèrent que la promesse n’a pas été tenue. Il est indéniable que de nombreux nuages ont peu à peu perturbé le moral des citoyens : le mouvement des Gilets jaunes, les grèves contre la réforme des retraites, la persistance des actes terroristes, la multiplication des violences communautaristes… La dernière vague du « Baromètre de la confiance politique » publiée en février dernier[2] montre effectivement que les premiers qualificatifs « qui caractérisent le mieux l’état d’esprit actuel » des français sont « lassitude », « morosité » et « méfiance ». Ce constat résulterait du fait que les français se sentent impuissants, qu’ils n’ont pas prise sur ce qui leur arrive. Le mal vient probablement aussi des rigidités d’un État centralisé qui, de ce fait, endosse tout le poids des responsabilités, et des pratiques d’élites politico-administratives formées dans le même moule de quelques grandes écoles, déconnectées du terrain, impuissantes à apporter des solutions à des problèmes dont le citoyen pense que le simple bon sens permettrait de les régler. Ces opinions résultent également d’un système de décision très verticalisé, adopté depuis plusieurs années par ces élites fascinées par la mondialisation et l’économie libérale, essentiellement articulé autour de ses effets à court terme, annihilant toute chance de porter des visions et de mettre en œuvre des projets de long terme. Cette situation fait peser une lourde menace sur la démocratie, comme le démontre l’explosion des discours déclinistes, complotistes et communautaristes, dont les adeptes ont trouvé dans les réseaux sociaux un porte-voix extraordinairement puissant, diffusant sans nuances ni précautions aucune, points de vue élaborés et « fake news », face auxquels les réponses rationnelles et argumentées sont difficilement audibles. La récente tempête politico-médiatique déclenchée par la tribune de Généraux de l’armée alertant sur l’état de délitement du Pays en constitue une preuve supplémentaire, considéré par les Cassandre comme les prémices d’une prochaine « ère des soulèvements ».
LE VIRUS DE LA DÉFIANCE
La France semble particulièrement infectée par ce virus de la défiance. Certains font remarquer que le Pays des Lumières, comme tous ceux dont l’Histoire a été riche d’épisodes « romantico-révolutionnaires », a souvent manifesté un certain mal de vivre et entretenu une relation tendue avec ses élites, à l’inverse des nations plus dociles à l’égard de systèmes et de dirigeants avant tout soucieux d’ordre, de discipline et d’efficacité. D’autres observateurs étrangers ont rappelé que l’on a les élites que l’on mérite, soulignant l’un des travers bien français, comme cette tendance schizophrénique à réclamer quelquefois tout et son contraire : une aspiration à la verticalité d’un pouvoir qui se doit d’être exceptionnel, infaillible et vertueux et à la protection de l’État d’un côté, une passion pour l’égalité, une volonté de proximité des élites, une soif de liberté de l’autre.
La morosité constatée des français s’est aujourd’hui infiltrée dans tous les interstices de la vie sociale. Le mal se serait installé à la suite de la crise financière de 2008, alors que les français avaient plutôt bien digéré les crises précédentes, celle de 1968 comme celles des différents chocs pétroliers qui ont marqué les années 70. Les indicateurs avérés de cette inquiétude sont essentiellement liés à l’évolution de l’emploi et à ce qu’il est convenu de nommer « le déclassement » des classes moyennes. Le surgissement de la pandémie a évidemment contribué à amplifier le désarroi existant.
Aujourd’hui, les français semblent n’avoir plus confiance en rien. Dans la sphère privée, ils n’ont pas confiance dans « les autres », seule la famille échappant à ce jugement. Dans la sphère publique, ils n’ont pas confiance dans les institutions politiques nationales et leurs dirigeants – gouvernement, Présidence de la République, Parlement -, seules celles du niveau local – conseil municipal et régional – trouvant grâce à leurs yeux. Les partis politiques, les syndicats, les médias, les réseaux sociaux pour ne citer que les acteurs les plus visibles de la vie collective, sont également victimes d’une grande désaffection. Paradoxalement, les entreprises échappent partiellement – et temporairement ? – à ce désamour, touchant là les dividendes d’une attitude « décente » à l’égard de leurs collaborateurs pendant la pandémie. La plupart des français estiment que les politiques ne « se préoccupent pas des gens » et, dans une moindre mesure, qu’ils « parlent trop et n’agissent pas assez », qu’ils sont « déconnectés de la réalité et ne servent que leurs propres intérêts », certains les jugeant même « corrompus ». Ils vont jusqu’à déclarer que la politique leur inspire « méfiance », « dégout » et « ennui » et à considérer que « la démocratie ne fonctionne pas très bien ». Ce délitement traduit une perte d’une façon commune de dire et de faire société et révèle une grave crise de la démocratie représentative qui ne représente plus qu’un personnel politique discrédité, dont l’autorité à conduire le pays risque d’être durablement érodée.
Cette mosaïque de frustrations et de critiques laisse néanmoins un peu de place à des attentes concrètes et à des demandes d’avenir. Ainsi les français ont une idée assez précise du profil du bon leader politique : être « proche des préoccupations des citoyens », « dire clairement les choses, même si ça ne plaît pas à tout le monde » et « prendre l’avis du plus grand nombre de citoyens avant de décider ». Ils identifient également des chantiers qui devraient guider en priorité l’action des politiques : la réduction des inégalités de revenus, la justice dans l’attribution des aides sociales, la diminution des différences de niveau de vie, la répartition équitable des résultats économiques entre ceux qui travaillent et les patrons… De même, s’ils pensent majoritairement que la France devrait se fermer davantage sur « le plan migratoire », ils estiment qu’elle n’a pas à « se protéger davantage du monde d’aujourd’hui » et que son appartenance à l’Europe est « une bonne chose ». Ils suggèrent qu’elle doit « se réformer sur quelques points » seulement du système capitaliste, continuant à se développer « tout en préservant l’environnement pour les générations futures ». La France est « un ensemble de communautés qui cohabitent les unes avec les autres », mais elle n’est pas « une nation assez unie malgré ses différences ».
DES ÉLITES DÉCONNECTÉES
L’individualisme qui caractérise l’époque contemporaine est une des sources de la désaffection pour l’action politique et le bien commun. Mais il serait simpliste de faire reposer le mal existentiel des français sur ce seul critère. Car cette crise de confiance révèle surtout la déconnection des élites de leur base populaire. Comment d’ailleurs éprouver la vraie vie des citoyens lorsqu’on habite ou travaille à l’abri des palais de la République, que l’on se déplace en véhicule avec chauffeur, que l’on que l’on ne fait pas la queue pour acheter son pain…
En quelques mois la France a connu deux des formes traditionnelles de la prise de distance entre élites et citoyens : celle de l’affrontement adopté par le mouvement des gilets jaunes et celle du retrait représenté par de forts taux d’abstention aux élections et une désaffection croissante vis-à-vis des partis politiques et des syndicats, actualisant « la secessio plebis » pratiquée par le peuple romain mécontent se retirant sur l’Aventin jusqu’à ce que les dirigeants cèdent à ses demandes.
Cette coupure s’est déjà produite au cours de la longue et riche histoire de France[3], mais elle n’est pas inéluctable comme l’ont montré plusieurs périodes de concorde relative entre élites et citoyens : lors de la fête de la Fédération de 1790, des Trois Glorieuses de 1830, en passant par le début de la Deuxième République de 1848, l’Union sacrée de 1914, le gouvernement Poincaré de 1926 et l’apogée de la République gaullienne. Ces « moments » suivaient de graves crises : la crise de la monarchie absolue dans les années 1780, la crispation réactionnaire sous Charles X, la crise économique et sociale et l’aveuglement de Louis-Philippe et de son principal ministre Guizot dans les années 1840, l’entrée incertaine dans la Grande Guerre, la sortie douloureuse de celle-ci, la crise de la IVème République et la guerre d’Algérie.
Au fil de ces pulsations de l’Histoire, la base de l’élite dirigeante s’est fortement démocratisée. A ce titre, l’avènement du suffrage universel masculin a constitué un point de bascule notoire, qui, lors de l’éphémère Deuxième République, a conduit a multiplié le corps électoral par 37 !
Les dirigeants actuels sont un peu héritiers des élites et des notables qui ont façonné l’Histoire, consacré par des accords entre bourgeoisie et noblesse lors des Constitutions du Directoire (1795), du Consulat (1799) ou de l’avènement de Napoléon Bonaparte. Aujourd’hui, les effets des réformes de la Libération se font encore sentir, à commencer par l’existence de l’École Nationale d’Administration (ENA) voulue par le Général de Gaulle, afin de créer un corps de hauts fonctionnaires d’élite dévoué à l’État, ayant à la fois le sens de l’humain, l’esprit d’initiative et la capacité de prendre les meilleures décisions, mais au sein duquel tout esprit de caste sera évité par la variété du recrutement, la maturité des élèves à leur entrée, la nature de la formation[4]. L’acuité de la crise de confiance qui frappe les élites a sans doute convaincu Emmanuel Macron, lui-même sorti de cette couveuse à élites, de confirmer sa volonté de réformer cet emblème du pouvoir public à la française.
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