A chaque échéance politique, l’antienne de la fin du clivage politique entre la gauche et la droite redonne du grain à moudre aux commentateurs. L’histoire politique française a été régulièrement ponctuée par ce pronostic. Il ne fait aucun doute que l’opposition gauche-droite a subi de nombreuses mutations. Les grandes dates de l’histoire de France en attestent. Ses heures les plus récentes sont loin d’avoir dérogé à cette règle, largement stimulée par le surgissement de nombreux évènements, mondiaux, européens et hexagonaux, géopolitiques, économiques, sociaux, religieux, culturels et sanitaires. De nouveaux critères, essentiellement économiques et socio-culturels, se sont ajoutés aux référents partisans qui nourrissaient les joutes d’antan. Les partis politiques semblent rencontrer quelques difficultés à accompagner les transformations qui en découlent. Les citoyens le leur reprochent et continuent, plus ou moins consciemment, de se positionner sur un échiquier politique sans doute plus complexe dans sa structure et ses modalités opératoires, plus plastique et moins structuré. Mais son usage et sa symbolique continuent de nourrir l’imaginaire politique. Après plus de deux siècles, le clivage gauche-droite conserve une place de choix dans l’architecture de la vie politique des citoyens. La question se pose néanmoins de savoir si cette structuration s’est durablement estompée ou si elle est seulement en transition, si elle est un signal d’alarme pour des politiciens inquiets pour la pérennité de leur fonds de commerce ou un phénomène sociologique menaçant la démocratie.
Un clivage fluctuant
Le clivage gauche droite puise son origine dans la position physique de responsables politiques dans les locaux où ils débattent. Comme l’a rappelé le politologue Marcel Gauchet[1], c’est en Angleterre, dès 1672, que les membres de la Chambre des Communes se sont répartis « à la main droite du Roy et à la main gauche du Roy » en fonction de leur soutien aux projets discutés. En septembre 1789, au sein de l’Assemblée constituante réunie à Versailles pour travailler sur les articles de la Constitution, les opposants au Roi siègent « côté gauche » du président de séance, alors que ses défenseurs sont installés « côté droit ». Cette disposition s’installe définitivement sous la Restauration (1814-1830), puis sous la monarchie de Juillet (1830-1848), notamment à l’occasion du vote instaurant le suffrage universel et la suppression de l’esclavage. Au fil du temps et de l’évolution des thématiques qui structurent la vie politique, les partis en présence portent des noms différents : les rouges et les blancs, la droite cléricale et la gauche républicaine, les républicains et les conservateurs, les cosmopolites et les nationalistes ou les dirigistes et les libéraux. Il n’y aura que pendant la Seconde Guerre mondiale où l’occupation nazie annihile cette coupure gauche-droite, la Résistance intérieure et la France libre rassemblant des groupes et des individus issus des deux camps.
Mais, comme l’écrira Frédéric Bon[2] « tous ces clivages ont été tour à tour ou simultanément rabattus sur l’axe droite-gauche ». Ce sera le cas avec la décision prise en 1962 par le Général de Gaulle de faire élire le président de la République au suffrage universel direct à deux tours. Ceci entrainera mécaniquement la formation des alliances en deux blocs pour le second tour de la présidentielle, pour lequel seuls les deux candidats arrivés en tête au premier tour se qualifient. En 1974, Valéry Giscard d’Estaing, candidat élu sous l’étiquette du « centre », échoua dans sa tentative de casser les lignes, contraint à une alliance avec les gaullistes qui faisait apparaître les « centristes » qui le soutenaient comme une composante de la droite. En 1981, François Mitterrand sortira vainqueur de son affrontement avec la droite en lui opposant une Union de la gauche clairement revendiquée. Il faudra attendre 2017 pour que cette bipartition vole en éclat par l’irruption d’Emmanuel Macron, candidat s’affirmant « ni de gauche ni de droite ».
Le clivage a organisé les attitudes et les combats politiques pendant deux siècles, tout en évoluant largement au rythme des changements qui ont affecté la société et la politique françaises. À l’origine, on est pour ou contre la Révolution, l’Église, la République, puis l’affaire Dreyfus, la Résistance, le capitalisme, la liberté des mœurs et la famille. Les « contenus » de ces oppositions changent assez souvent de terrain d’appartenance : au 19ème siècle la gauche s’arroge l’idée de Nation, qui sera récupérée par la droite au cours du 20ème siècle, comme la thématique de l’environnement, née à droite avant de faire son lit à gauche.
Ce clivage a accompagné une bipolarisation plus générale que la mondialisation et le référendum de Maastricht avaient déjà stimulé, entre les partisans d’une société ouverte et ceux d’une société fermée. À la fin de l’année 2015 quelques observateurs et acteurs de la vie politique avaient pris cette tendance montante au sérieux, anticipant l’application à la politique d’un concept émergent dans les domaines économiques et du marketing : la « disruption », annonciatrice d’une rupture des anciens équilibres. Cette prédiction s’est concrétisée quelques mois plus tard avec la candidature d’un personnage hybride, éloigné des profils traditionnels et surfant sur le refus de la droite, de la gauche et de leur affrontement : Emmanuel Macron, candidat de la société ouverte, s’oppose à Marine Le Pen, candidate de la société du recentrage national, offrant aux électeurs un nouveau champ de manœuvre débarrassé des acteurs dominants du passé.
Une offre qui ne répond plus aux attentes
De nombreuses enquêtes réalisées depuis le milieu des années 80, montraient qu’une majorité de citoyens considérait que les notions de droite et de gauche étaient dépassées et ne se sentaient ni de gauche, ni de droite.
Ce désintérêt déclaré à l’égard du clivage gauche-droite a été souvent analysé et nuancé, car plusieurs indicateurs laissent à penser qu’il est associé à de nombreuses contradictions et confusions.
Ainsi, une enquête très récente[3] fait apparaitre que si 37% des Français déclarent se situer à droite, 20% à gauche, 18% au centre et 23% ne savent pas si elles sont à droite, à gauche ou au centre, 56% des personnes interrogées indiquent qu’elles pourraient voter lors des prochaines élections présidentielles pour un candidat de droite, tandis que 34% déclaraient qu’elles pouvoir apporter leur voix à un candidat de gauche ! La géométrie variable du clivage en révèle sans doute sa porosité. Et il est surprenant de noter que si cette domination de la droite se concrétise par l’expression de très fortes attentes en matière de lutte contre la délinquance, de maîtrise de l’immigration et de réduction de l’influence de l’islam, ces thématiques sécuritaires et identitaires dites de droite, sont complétées par les thèmes de la réduction des inégalités, du chômage et du réchauffement climatique plutôt attribuées jusqu’ici à la gauche. En fait, les priorités des électeurs ne correspondent plus à des valeurs estampillées de gauche ou de droite : « Elles correspondent davantage à des peurs collectives »[4].
Cette relativisation de la disparition du clivage gauche-droite constaté au niveau des électeurs, est renforcée par certaines assimilations proposées par des observateurs qui semblent confondre l’avenir du clivage gauche – droite et la défiance dont le monde politique est victime : « Il faut remonter à 1958 pour retrouver un tel reclassement politique. Beaucoup trop d’observateurs n’ont pas été sensibles à la force des signes faibles qui l’annonçaient, d’ailleurs des signes qui ont été de moins en moins en faibles, année après année. Toutes les enquêtes (…) révélaient une montée régulière de la défiance vis-à-vis du monde politique » [5].
D’autres spécialistes[6] suggèrent que le clivage ne serait plus matérialisé par une offre politique en phase avec les sensibilités contrastées des citoyens. Ce phénomène est d’ailleurs largement le résultat des contorsions et autres abus de langage auxquels se livrent allègrement les responsables et les organisations politiques, multipliant sans pudeur alliances et mésalliances, petites phrases et raccourcis brouillant la crédibilité de leurs auteurs.
Ce que confirme le Baromètre de la confiance qui constate dans sa livraison du début 2021 que les Français éprouvent en priorité « méfiance » (39%), « dégoût » (23%), et « ennui » (12%) pour la politique[7] et qu’ils considèrent que la politique « ce sont des choses trop compliquées et qu’il faut être un spécialiste pour les comprendre » (43%). D’autres conclusions attestent de la perte de confiance dont les partis politiques sont victimes : ils sont classés au dernier rang des organisations auxquelles les citoyens font confiance, loin derrière les personnels des hôpitaux et les scientifiques alors même que la pandémie continue ses ravages ! Enfin, concernant les responsables politiques eux-mêmes, ils jugent que 80% d’entre eux ne se « préoccupent pas de ce que pensent les gens », que 74% « parlent trop et n’agissent pas assez », que 70% « sont déconnectés de la réalité et ne pensent qu’à leurs intérêts ».
Il est donc plus que plausible que la désaffection du clivage gauche-droite traduise en fait une assez profonde déception de « la demande » des citoyens face à « l’offre » proposée par les partis politiques des deux camps. Cette désaffection à l’égard des partis et des responsables politiques, de droite comme de gauche, ne saurait accréditer la fin du clivage.
La fin du clivage gauche-droite n’est pas pour demain
Il semble alors prématuré d’annoncer la fin du clivage gauche-droite. Une erreur d’interprétation peut en effet conduire à la fausse évidence que l’échec des candidats des partis traditionnels à la présidentielle comme aux législatives vaut rejet de ce qui est constitutif de la gauche et de la droite. Car le positionnement « idéologique » reste un marqueur profond de l’identité sociale d’un individu, par-delà les brouillages idéologiques qui traversent la société.
A gauche comme à droite, les yeux se sont ouverts sur les limites de la liberté de manœuvre dont disposent les États dans un monde globalisé et interconnecté. Cette lucidité résignée a conduit chacun à repositionner ses thématiques fétiches. Pour la gauche, la justice sociale demeure la priorité : l’égalité reste la lutte de référence, mais elle a été recentrée autour de l’égalité des chances et de la réduction des inégalités, autour de la compensation des inégalités plutôt que sur leur suppression. Pour la droite, le travail, la liberté, le libéralisme, l’identité nationale nourrissent revendications et projets. De fait, un double mouvement, de « démarxisation » à gauche et de « déchristianisation » à droite, esquissé plus qu’advenu, explique pour une part un remodelage des aspérités et une réduction de la violence avec laquelle elles étaient exposées jadis.
Car en filigrane de ces enjeux se dessine la place donnée aux minorités et aux migrants, incarnation d’une société globale et inégalitaire, déchirée entre l’ouverture et le repli. La campagne électorale pour la Présidentielle de 2022 place bien en opposition frontale le camp de la société ouverte qui conduit jusqu’ici les affaires de la France et le camp du recentrage national qui peut devenir majoritaire comme il l’est devenu de l’autre côté de la Manche. Ce clivage fort a sans aucun doute un sens pour les citoyens, car il pose le problème de la protection que le camp de la société ouverte a négligé ces dernières années. À l’offre, aux partis de réfléchir, de ne pas jeter aux poubelles de l’histoire les repères qui ont fait leurs preuves par le passé, de renoncer à une approche marketing, d’abandonner les « éléments de langage » si vite repérables qu’ils en deviennent ridicules.
La société française, brinquebalée entre des épisodes de cohésion et des périodes de chaos, poursuit sa délicate adaptation aux changements structurants qui bouleversent la planète. Cette transition, pour douloureuse qu’elle puisse être pour certaines populations, n’a rien de passager. Même si elle n’est pas consensuelle, elle semble inévitable pour que le vieux monde achève sa mue et s’ouvre sur un nouveau monde doté d’organisations et de personnels politiques renouvelés. La France n’est pas seule concernée. Bon nombre de pays européens sont confrontés au même type de transformations, cristallisées autour de la montée en puissance de la question européenne et de la place des nations dans la globalisation.
Si l’on s’intéresse plus aux mutations socio-culturelles qui emmènent les Français vers ce nouveau monde et moins aux théories politiques et aux programmes des partis, à leurs jeux d’appareils et à leurs bisbilles alors qu’ils sont sensés accompagner ces mouvements, la constance d’une opposition entre citoyens se confirme, qui trouve son ancrage dans le rapport au reste du monde, dans les aspirations pour les autres, dans les espérances pour soi-même, dans la place que l’on accorde à l’argent et au travail. De ce fait, le clivage gauche-droite irrigue encore fortement la vie de l’immense majorité des Français et Françaises et, « loin de disparaitre, il sera déterminant lors des prochaines consultations »[8].
PATRICK BOCCARD
[1] « La droite et la gauche, histoire et destin », Marcel Gauchet, Le Débat, Ed. Gallimard, 2021
[2] « Les élections en France : histoire et sociologie », Frédéric Bon, Éd. du Seuil, 1978
[3] https://www.fondapol.org/app/uploads/2021/10/fondapol-enquete-indicateur-de-protestation-electorale-2022-risque-populiste-vague-5-octobre-2021.pdf
[4] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/2017/01/09/31001-20170109ARTFIG00262-vers-la-quadripolarisation-de-la-vie-politique-francaise.php
[5] https://www.cap-com.org/actualit%C3%A9s/les-nouveaux-clivages-politiques-expliques-par-pascal-perrineau
[6] http://www.slate.fr/story/94605/clivage-droite-gauche-symbolique-politique
[7] https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/OpinionWay%20pour%20le%20CEVIPOF-Barome%cc%80tre%20de%20la%20confiance%20en%20politique%20-%20vague12%20-%20Rapport%20international%20(1).pdf
[8] https://www.liberation.fr/debats/2020/09/23/ni-gauche-ni-droite-bien-au-contraire_1800278/