Il est venu chez nous, tout sourire aux lèvres. Il m’a confirmé en quelques mots simples que « promettre la richesse en produisant de la pauvreté » est véritablement absurde. Il m’a offert d’emblée un ouvrage m’incitant à « décoloniser l’imaginaire »1. Il a défendu avec l’éloquence professorale d’un vieux briscard son concept de décroissance auquel il consacra sa longue carrière d’enseignant et de chercheur. Au fond, j’écoute avec joie cet « objecteur de croissance », à mes yeux l’« anti-Tartuffe » absolu ! Je n’en suis pas moins intimidé (moi, l’autodidacte rebelle !), par ce professeur mythique d’économie à l’Université de Paris-Sud, spécialiste des rapports économiques et culturels Nord-Sud, et de l’épistémologie des Sciences Sociales. Je le sais : le bonhomme, malicieux d’intelligence, est un des membres fondateurs de la revue du Mauss et d’Entropia, revue théorique et politique de la décroissance. De facto, je vais traverser une heure lumineuse avec ce disciple du « grand » Ivan Illich, et vivre un instant privilégié d’échange intellectuel.
Jean-Luc Maxence : Chacun a pu le constater : l’épidémie de la Covid 19, avec les confinements, a permis l’opportunité tragique de constater les conséquences de la « décroissance forcée » ? Qu’en pensez-vous ?
Serge Latouche : Quelle expression paradoxale : « décroissance forcée »… En effet, certains oiseaux sont revenus, sur les balcons, en plein Paris ! On a mieux compris par là même que les trois ressorts de notre société de consommation outrancière, véritables pousse au crime, étaient la « pub », le crédit et l’obsolescence programmée, sans oublier ce que j’appelle la « télé poubelle »… Le modèle occidental de développement économique, et d’hyperconsommation à l’infini, a été mis à mal par cette crise sanitaire qui a entraîné des confinements propices à l’introspection… On a de nouveau rêvé de bâtir une planète plus juste en faveur des défavorisés et des exclus de la doxa économique !
J-L M. : Les régimes marxistes et les régimes capitalistes sont-ils incompatibles ?
S L : Certes, Karl Marx a souci de dénoncer l’exploitation de l’Homme par l’Homme et les aliénations du capitalisme de marché et d’État. D’ailleurs, plus jeune, j’ai été inscrit au Parti Communiste, j’étais militant, comme on dit. Lamarck et Darwin m’inspiraient. À quatre-vingt ans, je songe encore au poète Valéry qui annonçait la mort possible des civilisations, et je fais le choix de l’abondance frugale… Je prône « une société alternative qui ne soit plus basée sur l’hyperconsommation et l’accumulation illimitée de bien matériels et de profits. Je crois que nous allons tous à une apocalypse si nous n’esquissons pas un changement radical de civilisation ! La décroissance appelle à sortir de la production sans fin « pour retrouver le sens de la mesure » ! C’est cela que je défends quand je parle de « démondialisation ». C’est une pensée créative, une remise en question de la pensée et de la praxis économiques de l’Occident. C’est cela même que je cible quand je stigmatise « la pensée créative contre l’économie de l’absurde ». Oui, je souhaite « décoloniser l’imaginaire », je dénonce « l’illusion d’une pensée planétaire qui serait le sous-produit de la mondialisation techno-économique ». Dans le livre que je vous ai apporté, je souligne : « Le métier de politicien ne requiert plus tant un savoir-faire qu’un faire savoir. La politique se transforme en une sorte de marché avec le marketing électoral, la médiatisation et la corruption. ». Décroître est une indication, un élan, une direction. L’économie sous laquelle nous vivons est comme une religion. Nous devrions parler d’a-croissance comme on parle d’athéisme. La décroissance est pour moi une alternative forte, une rupture radicale, un changement de civilisation.
J-L M. : Vous l’exprimez très clairement surtout pour un béotien comme moi et l’ensemble de vos ouvrages l’illustre !
S L : J’aime répéter que les enjeux sont graves. Le film Soleil vert comme Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley nous menacent véritablement. Il faut que la ruche vicieuse de Bernard de Mandeville brûle pour que les abeilles deviennent vertueuses et se vouent à la recherche du bien commun ! J-L M. : Et ça n’est pas nécessairement le Président Macron qui acceptera de changer véritablement de paradigme ! S L : N’oublions pas, en effet, qu’il commença son quinquennat par la suppression de l’impôt sur la fortune et portant aux nues les premiers de cordée, c’est à- dire les grands prédateurs !
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