Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1944), met le doigt sur une réalité caractéristique de l’époque contemporaine: le capitalisme repose sur une dynamique qui le pousse à transformer en marchandise ce qui était jusque-là hors marché. Dans cette alchimie qui consiste à changer une vile matière en or vert se tient la plus vaste tromperie des temps actuels.
On l’a vu commencer au début des années 90 avec le green-washing, baptisé un peu plus tard, par nos maniaques de la francité définitionnelle, du vocable éclairant d’éco-blanchiment pour signifier qu’on peut nettoyer l’entreprise ou l’organisation comme on blanchit l’argent malhonnêtement gagné. Avec, comme moteur, l’appétence au fric, pour pratiquer le camouflage marketing et comme victimes les naïfs que nous sommes, aspirant à consommer bio en locavores attentifs. L’éco-blanchiment est donc un emballage qui, comme tel, ne vise qu’à nous emballer. Il associe à un produit, un service, une organisation, un certain nombre de traits d’image positifs en convoquant les meilleurs outils de la publicité. Ainsi, nombre de sportifs de premier plan, chaussés Nike, prêtent le prestige de leurs exploits à une boîte qui emploie des enfants esclaves dans ses fabriques asiatiques.
Tromperies et trompettes
Cette démarche s’appuie sur une tromperie qui fait prendre des vessies pour des lanternes afin d’introduire ou de maintenir sur le marché des produits dont la nocivité est avérée. Nutella est de ceux qui s’en frottent les mains. On est scandaleusement loin du principe de précaution inscrit dans notre constitution par la charte de l’environnement de février 2005… Impuissance de la loi face au rouleau compresseur des intérêts! Surtout lorsque cette tromperie vous conduit à prendre des risques, comme avec les bovins porteurs de l’encéphalopathie spongiforme bovine à laquelle nous devons de nombreuses maladies de Creutzfeldt Jacob ou la Dépakine aux terribles effets (malformations, retards intellectuels, autisme). La cupidité prend alors le pas sur la vie que l’on préfère risquer, plutôt que de perdre quelques parts de marché. Ayons ici une pensée pour le Médiator. Et on parvient mal à savoir ce qui est le plus condamnable de ces mascarades ou de ces discours lénifiants des pouvoirs face à une catastrophe comme celle de Tchernobyl, aux effets stoppés à nos frontières, ou aux fumées de Lubrizol, «nullement nocives» même si l’on interdit aux agriculteurs touchés par le nuage de fumée la vente de leurs produits. Pire encore lorsqu’on décide de déterminer une zone de protection contre les pesticides agricoles en éloignant de 5 ou 10 mètres les épandages des zones habitées! Comment peut-on prendre un public éduqué et informé pour des sous-développés des neurones ? Pourtant, après quelques protestations ici ou là, le mutisme revient comme une chape posée sur la réalité. C’est que souvent, le public ne demande qu’à être berné, propension dont vivent les escrocs. Interrogez-vous sur les appétissantes pommes bien rouges, les cerises ou les raisins gonflés de soleil et de pesticides. Or, on sait pertinemment que ces adjuvants sont causes de troubles neurologiques, du comportement, du développement, de certains cancers, de troubles de la fertilité ou de la reproduction.
Raisons déraisonnables
Longtemps on a pointé du doigt les agriculteurs, coupables de se livrer pieds et poings liés aux trusts de la chimie pour augmenter toujours leurs rendements. Or, si tous n’ont probablement pas viré leur cuti, je rencontre de plus en plus de paysans reconnaissant s’être laissés aller durant des années et qui cherchent des solutions pour s’extraire de ce piège. À cet égard, l’agriculture raisonnée n’est qu’un nouveau leurre pour ceux d’entre eux qui en appellent aux technologies pour maximiser l’efficacité des intrants, en évitant de s’interroger sur les moyens de supprimer les plus nocifs. Résultat, les abeilles se meurent et avec elles les papillons et la plupart des insectes pollinisateurs. Serons-nous alors prochainement affamés ? Ne craignez rien, un futur prix Nobel trouvera bien la technologie qui permet de féconder sans fécondation. Une forme de GPA entomologique. Quant aux effets induits, ils seront évalués plus tard. La raison s’égare aussi dans le domaine industriel à travers l’obsolescence programmée des biens, à l’image de ces voitures re-carrossées d’année en année pour faire paraître démodés les modèles passés ou à celle de ces moulins à café à durée de vie intentionnellement limitée. Le phénomène n’est pas nouveau puisqu’il fut théorisé, dès les années cinquante, par le designer Brooks Stevens. En France, chaque année, 40 millions de biens tomberaient en panne sans être réparés. Fort heureusement une loi de 2015 est venue qualifier de délit l’obsolescence programmée tandis qu’une entreprise comme Moulinex a mis en place une organisation permettant à chacun de réparer aisément ses produits. Mais, la vertu n’a pas gagné pour autant l’ensemble de l’industrie comme en témoigne la pitoyable affaire dite du dieselgate ayant éclaboussé le groupe Volkswagen et l’ensemble de ses marques, de 2009 à 2015, du fait de l’emploi d’un logiciel destiné à minorer les émissions polluantes lors des essais d’homologation. La triche a tout de même porté sur 11 millions de voitures. Et n’imaginons pas que Volkswagen soit seule dans ce cas. D’autres marques pourraient suivre. Quant à l’industrie nucléaire civile, qui couvre 72 % de la production française d’électricité, elle aussi prend rang parmi les grands escrocs de l’époque avec l’EPR de Flamanville qui coûtera finalement trois fois plus cher que promis et ne pourra être mis en service que dix ans après la date prévue… si tout va bien. Et si vous envisagez d’essayer l’énergie éolienne, tenez vous d’abord sous ses pales pour écouter leur musique avant de vous reculer pour observer l’impact sur le paysage. Ensuite, vous saurez si vous êtes convaincu(e).
Chaleur et brûlots
Peut-être avez-vous rêvé d’une maison en bord de mer, la vague venant lécher vos tongs. Vous n’ignorez pas, cependant, qu’il vous faudra bientôt prestement reculer en déplaçant vos pénates, à mesure que le niveau des océans s’élèvera. Fin septembre, le GIEC publiait un nouveau rapport (900 pages tout de même). La calotte glacière fond à toute allure, tandis que les océans s’acidifient et montent de 3,6 mm par an. Les 65 millions de terriens qui vivent dans de petits états insulaires sont en première ligne pour faire face à la vague, tandis que les cyclones de catégories 4 et 5 se multiplieront pour les caresser. Dans le meilleur des cas, les températures s’élèveront de 2 degrés d’ici la fin du siècle. Il va donc faire chaud et humide. Il existe encore quelques vieux crétins qui, comme Bolsonaro ou Trump, refusent de voir le danger arriver et s’acharnent à ne pas corriger une économie de plus en plus gourmande en ressources naturelles, puisque la Terre a consommé début août la totalité des richesses qu’elle produira dans l’année. Mais, la plupart des gens sensés se sent contrainte de reconnaître la réalité nouvelle qui s’annonce: la Terre est en train de se racornir du fait de l’aveuglement de ses habitants. Certains en profitent pour refourguer leurs vieux brûlots profitant de ce qu’une lecture rapide de la démarche écologique pourrait être habillée de valeurs traditionalistes: amour de la terre, respect des hiérarchies naturelles, refus d’une modernité à tout prix. Le concept ressurgit au cœur de la recomposition idéologique des droites néopaïenne et catholique. L’écologie politique est ainsi devenue un nouveau front culturel où cherche à s’imposer un discours ultra-réactionnaire confondant allégrement l’identitaire et l’écologique. Cet esprit se rencontre dans le dernier mot d’ordre du Rassemblement National (ex-FN), «priorité au local avant le global» et dans son concept d’écologie intégrale qui emporte l’idée de protection de la vie, de la Terre à l’embryon. Même le Pape François s’y est mis en citant abondamment cette notion dans son encyclique Laudato si’ (Loué sois-tu).
Dans cette bataille à la fois idéologique et pragmatique, la sagesse vient, comme souvent des peuples autochtones. Ce sont les ethnies andines qui ont porté l’idée de Terre-Mère reprise par Edgar Morin. Dans leur conception mentale, cette Terre-Mère, nommée Pachamama, donne la vie, est bonne et protectrice. Le concept est entré dans les constitutions bolivienne et équatorienne qui érigent au rang premier l’idée de Vivir Bien, par opposition au développement et au progrès forcés. Depuis de nombreuses années, les dirigeants de ces pays, à l’image d’Evo Morales, se multiplient pour faire adopter l’idée par l’ONU. Ce fut d’abord la Charte mondiale de la Nature, en octobre 1982 puis, à partir de 2008, la célébration de la Terre-Mère tous les 22 avril. Nous restons encore loin du compte, évidemment, face à la course au réchauffement climatique et aux désordres écologiques. Mais, les hommes ont besoin d’idées fortes pour s’engager et soutenir leur action.
Patrick Lamarque
Article paru initialement dans le n°21 de Rebelle(s) en novembre 2019