N.D.L.R.: Ceci est une histoire vraie, basée sur des faits réels. Seules les housses de sièges ont été changées.
Il y a encore peu, j’avais la chance dans mon métier de bénéficier du noble statut d’autoentrepreneur. Cette position de privilégié m’a permis pendant plusieurs années de me nourrir de nourrissants kebabs, de rouler en Clio vintage tout en ne travaillant pas plus de seize heures par jour au service de clients tous absolument charmants. Lorsque l’occasion se présenta de quitter cette situation enthousiasmante et prospère, je n’hésitais pas à prendre tous les risques et à me lancer dans l’aventure du salariat. Je rejoignis ainsi une grosse boîte et me mis à partager les joies de la vie de bureau. Sans vouloir verser dans l’anthropologie sociale, ni passer pour un parano au boulot, il me faut confesser qu’il m’apparut assez rapidement que nos contemporains ont des mœurs collectives assez étranges. Explication.
Moins à l’aise dans les lieux d’aisance
Le premier jour, au 25e étage d’une tour de verre resplendissante, je découvre le monde de l’entreprise à étages. Dans les couloirs menant à l’open space, des toilettes flambant neuves. Très propres, très jolies. Il y a de l’eau, je me rafraîchis la figure. Surprise. Pour s’essuyer, il s’avère qu’il n’y a pas de serviette. Pas de serviette en papier ou en tissu, pas même de ces rouleaux sur lesquels on tire plus ou moins aisément afin d’en extraire les quelques centimètres utiles. En revanche, une puissante soufflerie est là, à hauteur de poitrine. Je me contorsionne afin de mettre ma tête dans le courant de l’assourdissante brise. Je n’entends rien mais je dois être suspect, vu les regards des collègues qui s’éclipsent avec l’air prudent de ceux qui croisent un dément sur leur chemin. Le souffle me sèche enfin le visage, en ne manquant pas d’éclabousser au passage chemise et pantalon. Retournant dans l’open space, je surprends les regards gênés et suspicieux sur les taches pas encore évaporées. Une silencieuse objection me vient – « Mais c’est de l’eau! » – que tout penaud, je me garde bien de communiquer à la cantonade.
Le savoir-vivre part en fumée
A la pause, quelques rares complices viennent me dire: « On descend cloper ». L’entrée de l’immeuble est interdite aux fumeurs; j’entends un péremptoire: « On ne fume pas à moins de sept mètres de la porte! ». (Pourquoi sept mètres ?…) Problème, il n’y a pas de cendrier à plus de sept mètres de la porte. Il n’y a d’ailleurs pas de cendrier du tout, pas de poubelle non plus sur ce parvis qui accueille les honteux sujets à l’addiction tabagique. Résultat, forfait accompli, le mégot termine dans le fond vide de café du gobelet en plastique avec lequel on est sorti. Je suis obligé de rentrer avec le chargement pollué et de trouver pour m’en débarrasser un endroit propice, dont – entendant les réflexions hostiles des non-fumeurs – je conclus qu’il n’est pas propice. Pour créer de la dissension dans un monde structuré par la mentalité open space, ce facility management anti-fumeurs est assez efficace.
L’impression sous pression
Dans le quotidien, une nouvelle doxa semble s’être imposée au sein de notre collectivité de verre. Mon boss – ma boss devrais-je dire – m’a confié d’un air pénétré lors de notre premier entretien: « Ici, on est zéro papier ». Derrière les baies vitrées, il y a bien de grosses et magnifiques imprimantes dont je n’osais pas rêver lorsque j’étais indépendant. Piles de ramettes de papier, chemises de couleur, ça donne vraiment envie d’imprimer. Mais la pensée magique « zéro-papier » s’impose à moi. Je me retiens. Il arrive bien qu’il soit licite d’imprimer quelque rare document – un contrat par exemple – mais vu qu’on te regarde de travers quand tu ressors de l’espace d’impression avec tes A4 sous le bras, il est difficile de résister à la pression. De fait, on ne connaît pas la limite de l’acceptable, cela te laisse donc tout seul avec ta culpabilité. Bien sûr, on ne peut pas ne pas être d’accord avec cette nécessité environnementale, mais l’injonction sociale te laisse décontenancé et hésitant. La compta, elle, a par contre tous les droits et ne se prive pas de dévorer le stock de ramettes à une vitesse qui donnerait des hauts-le-coeur à un militant de Greenpeace. C’est l’écologie modulable en action.
Les végans vont nous bouffer
Au rez-de-chaussée, il y a une super belle cantine. Notamment un grill. Les premiers jours, je profite de l’aubaine. Innocent, je me précipite sur les steaks appétissants proposés par le personnel des cuisines. Rejoignant les autres à table, j’ai droit à une première apostrophe: «moi, je ne mange plus de viande…» Au bout de la tirade en faveur de la coexistence pacifique entre humains et animaux, je distingue un «…ça coûte quand même moins cher d’être végan». La morale écologiste est donc quand même aussi une question de budget… Les injonctions invisibles se répètent les jours suivants. Amateur de viande rouge, je me sens comme une sale espèce. Je comprends vite: il ne faut pas clamer le lundi dans l’open space que dimanche, on a déjeuné à l’Entrecôte.
Ralliez-vous à mon Koala
Autre découverte, je remarque lors des conversations à la machine à café que tout le monde a maintenant un «animal totem». Kézako? Une collègue indique qu’elle s’apprête à partir en vacances en Australie. Ma boss entre en transe: «C’est juste incroyable! Le koala est mon animal totem!!». Et tout le monde de révéler son animal totem avec des airs convaincus. Lorsque mon tour vient de partager cette joie, je me trouve quelque peu interdit et avoue avoir un chat qui me tient compagnie. Mines consternées des collègues: «un chat, ça mange 60 oiseaux par an», «je te dis pas la pollution industrielle des fabricants de croquettes», «les animaux de compagnie, c’est la mort de la planète». Je ne nous savais pas, moi et mon chat, assassins planétaires.
Enfin une réussite de l’écologie
Une batterie d’ascenseurs permet de se déplacer dans la tour. Ils sont pilotés par un algorithme. Plusieurs portes d’ascenseurs se font face à chaque étage. Tu appelles un des ascenseurs sur un écran tactile et choisis un étage. L’écran t’enjoint de gagner l’entrée «G» située en face. C’est une optimisation des mouvements et de l’énergie, calculée en fonction des différents appels effectués au même instant dans la tour. Le temps d’attente est donc optimisé. De fait, on attend souvent longtemps. Je prends donc l’habitude d’utiliser l’escalier. C’est bon pour la planète et pour mes artères.
Tous bouddhistes
Finalement, dans un monde aux impératifs écologistes assénés à tout bout de champ, avec animal totem obligatoire, interdit alimentaire et perte d’identité, finit par raisonner dans ma tête que la vraie religion – pas celle des islamistes, celle du bureau – c’est: «soyez tous bouddhistes». Ça devrait nous réunir, respecter les animaux… C’est le seul vrai culte qui traverse tous les autres. On est open-spacistes, animistes, animalistes, pierre-qui-fait-du-bienistes, huilesessiellistes, etc. Si on était simplement complotistes ou dotés d’un mauvais esprit, on dirait que toutes ces injonctions – tantôt subliminales, tantôt gravées dans les règlements intérieurs – ont été inventées par la direction pour assurer une surveillance mutuelle généralisée. Le fait de se sentir jugé en permanence nous fait peut-être oublier les autres problèmes: le salaire, les conditions de travail, le respect des collaborateurs, etc. Dans un éclair de mauvaise foi – ou bien d’extrême lucidité – je me plais à penser que les écolos ont réussi par l’obsession écologiste là où les patrons ont échoué: assurer la paix sociale. Le débat est ouvert.
Je me sens comme un koala sur une autoroute
Il y a au bureau un vieux briscard truculent et sympathique qui est un mangeur de viande impénitent. Pêcheur à la mouche chevronné, il taquine aussi la truite le dimanche au milieu de sa rivière. Il en connaît plus sur la nature et les animaux que tous les habitants de l’open space et les mangeuses de quinoa réunis. Il n’en passe pas moins pour un vieux ringard. Il doit se sentir comme un koala sur une autoroute. Le vrai écolo, c’est lui! Mais voilà, cernés par les castrateurs de truculence, on n’a plus le droit d’être truculent. Ou alors truculent, oui, mais seulement quand on a beaucoup de followers… À trente-huit ans, vais-je moi aussi être catalogué «vieux ringard», comme ces types qui pêchent dans leur campagne? Encore une espèce en voie de disparition. Que font les écolos?!!
La Mairie de Paris dans la prairie
Pour me remettre de ces émotions et m’exercer à devenir un meilleur collègue de bureau, je me rends à la bibliothèque du comité d’entreprise. Peut-être vais-je y trouver un ouvrage écrit par quelque guide spirituel qui va m’aider. Le choix est conséquent. Rangés par collection, j’avise plusieurs titres alléchants: « Vin de garage et covoiturage » – « Véolia et le bar à eau » – « Du raphia pour les végans »… Plus loin: « Le grand cycle du canal Saint-Martin » – « Les grandes lois de la bobotique » – « Colette et Barbara Bui ou le commerce équitable enfin accessible » – « Les rollers au service de l’urgence climatique » – « Le partage des jardins partagés »… Mon index continue de parcourir le rayon: « Agriculture paysanne et Gender Studies » – « La terre ne ment pas, elle parle quechua » – « Les verts et les vers » – « Les écologistes renouvelables » – « Boulgour ou quinoa, comment choisir »?
Ça va être difficile de choisir. J’aperçois un livre de cuisine abandonné à plat sur une étagère vide: «Mon cochon de la tête aux pieds », du merveilleux chef bayonnais Christian Parra. Je le prends finalement pour le week-end. Je sens que ça va m’aider.
Jonathan Lousky & Eric Desordre