Le théâtre de la metteuse en scène et comédienne Elizabeth Czerczuk est situé dans une petite rue tranquille du 12ème arrondissement, à deux pas de la Nation. C’est un lieu assez mystérieux, agrémenté d’un jardin au calme de cloître. Des tables surmontées de lanternes y accueillent les spectateurs avant la représentation. Le grotesque d’un savant agencement de caisses pleines de bébés en plastique intrigue. Posant le long des couloirs, des mannequins de sex-shop jalonnent les déambulations de visiteurs décontenancés.
Nous sommes appelés par les premières notes d’accordéon annonçant le début de la représentation. Après avoir laissé, donnant sur le jardin, un bar de discothèque chic où l’on se dit qu’on y passera bien volontiers la fin de soirée, nous descendons un escalier qui nous mène au cœur du théâtre tout peint de noir. Nous sommes guidés par les comédiens afin de trouver le chemin jusqu’à nos places. C’est la nuit.
Attention, ça déménage !
En un défilé de robots à la démarche saccadée, la quinzaine de comédiens entre sur scène et chacun s’installe dans une salle de classe, s’assied derrière sa table, comme le fait tous les jours le bon élève au visage figé en un sourire dément.
La plupart portent une élégante camisole de force de coton gris, avec de larges œilletons en acier chromé, pour laisser passer les liens. Certains se distinguent par une mise spécifique : telle est une nonne à cagoule de lutteur mexicain ; telle (tel ?) autre, une infirmière portant cornette et porte-jarretelle. Échantillons de garde-robe que n’aurait pas reniée Fellini pour son défilé de mode ecclésiastique dans Roma. Une gracile travailleuse du sexe extraite d’une vitrine d’Amsterdam presse de ses mains des simulacres de seins énormes tout en poussant des cris étonnés. Un homme-chien au collier en forme de cône de plastique jappe de contentement. On s’attend à ce qu’il aille pisser au pied d’un des arbres nus parsemant le décor. Sûr qu’on ne va pas s’ennuyer.
Déboule sur scène une blonde éthérée en habit de bergère échappée d’une partie de campagne aux jardins d’Armide. Dans un bruit de tondeuse à gazon dont même mon voisin n’oserait pas rêver pour égayer nos dimanches matin, elle pousse un landau où l’on devine un poupon ou un petit animal. Prise tendrement dans les bras de la bergère, la peluche vintage s’avèrera avoir des pouvoirs de fascination et de mobilisation sur la petite classe.
Accrochez vos ceintures. Une heure durant, c’est une succession de poses catatoniques et de tremblements de machine à laver sur programme essorage. En une suite de tableaux hypnotiques, le malaise monte dans une mobilisation nerveuse puis s’évanouit régulièrement grâce à l’humour et l’explosion d’énergie libératrice.
Le Tanztheater au Studio 54
Les jouets mécaniques cassés se succèdent à un rythme qui ne faiblit pas tout au long du spectacle. Après la petite classe éructante, on croisera un ballet de poules en folie, une magnifique descente de croix sur la musique métaphysique de Jean-Sébastien Bach. Très gros travail sur la bande son. Sur les airs de Bella Ciao et de I Wanna Be Your Dog, la troupe danse le ballet des Djinns sur le Mont Chauve. Vers la fin, plein à craquer, le dance floor des enfers accueille les succubes en plein délire sur fond de musique techno.
On songe au cinéma halluciné de Shock Corridor. Folies technoïdes en flashs stroboscopiques : on ne peut non plus s’empêcher d’évoquer certaines pages de l’Incal de Jodorowski. Il n’est pas aisé de raconter l’histoire – y en a-t-il seulement une ? Le titre Dementia Tremens est parfaitement honnête. On est chez les fous. On est chez nous.
Les danseurs et danseuses sont luisants d’effort. Les instants de grâce des corps qui se frôlent, se portent, se repoussent et se lient à nouveau fascinent sous les lumières de boîte de nuit. C’est le Tanztheater au Studio 54. Toutefois l’on est bien au théâtre et non pas sur la scène de Wuppertal. L’appel à la danse comme outil d’expression fluide contrebalance la sècheresse voulue de la parole ramenée au cri, réduite la plupart du temps à l’expression de l’effroi ou de l’étonnement. Ça renifle, ça aboie, ça couine, ça caquète. On pense à Cioran, « On ne peut savoir si l’homme se servira longtemps encore de la parole ou s’il recouvrera petit à petit l’usage du hurlement ». Faut-il pour autant se laisser influencer par la noirceur magnifique du tableau de la folie humaine et les ténèbres dans lesquelles estrade et scène sont plongées ?
Un poème convulsif
Catharsis collective, l’œuvre est un poème convulsif. À Éleusis de grands cris marquaient la révélation du mystère. Ne nous arrêtons donc pas au tragique constat que Macbeth nous jette à la figure : « La vie… c’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » – car Elizabeth Czerczuk nous aura ce soir secoués et ravis, faisant sienne pour le plus grand bonheur de ses comédiens et des spectateurs la conclusion du Songe d’une nuit d’été : « Les amoureux et les fous ont la cervelle si effervescente, la fantaisie si inventive qu’ils conçoivent beaucoup plus de choses que la froide raison n’en peut comprendre. »
Si vous vous lassez des soirées mousse et souhaitez changer pour une petite secousse, courez voir, écouter, ressentir l’époustouflant Dementia Tremens.
Le spectacle est programmé jusqu’à mi-décembre.
Éric Desordre
Au TEC – Théâtre Elizabeth Czerczuk – 20 rue Marsoulan, 75012 Paris, du 21 octobre au 18 décembre.
https://www.theatreelizabethczerczuk.fr
Par mail à l’adresse reservation@theatreelizabethczerczuk.fr
Par téléphone au 01 84 83 08 80 (de 10h à 13h et de 14h à 18h)