Il y a sacré et sacré… Il y a le sacré qu’on impose, et il y a le sacré qu’on insuffle. Le sacré imposé tue, le sacré insufflé libère. Au grand dam des poètes, le mot contient sa propre malédiction. Le mot latin dont il est issu, sacrare, signifiait « consacrer à une divinité ». L’action renvoie à un acte volontaire, à une vérité qu’on insuffle. Mais dès que la divinité s’en empare, la chose sacrée semble nous échapper, et qui sait, pouvoir nous être imposée par la suite. Parce que sacrare dérive de sacer, ce qui appartient au monde divin, le sacré est rapidement devenu ce qui ne peut être touché ou atteint sans perdre son caractère sacré.
Le sacré qui interdit et impose
Les hommes vont alors considérer le sacré avec révérence, et des religieux vont s’en servir, pour interdire et imposer. Ce que je déclare sacré, tu ne peux t’en approcher. Si tu ne peux t’en approcher, tu ne peux le comprendre, car comprendre implique de t’en approcher au moins par l’esprit, si ce n’est pas le corps. Ce n’est pas propre à la religion catholique. Les dieux romains avaient déjà compris le pouvoir du sacré. Les monopoles des prêtres romains, vestales et autres augures étaient bien réels.
Même au-delà des religions le sacré fait des ravages. Le sacré est devenu tout simplement ce qu’on ne peut toucher et on n’a plus besoin de divinités quelconques (d’ailleurs elles se sont toutes plus ou moins enfuies de cette partie de l’univers) pour sacraliser. La secte des psychiatro-logues a rendu le mental sacré : personne ne peut le comprendre, même pas eux… Pour ça, la technique est grossière, ils l’ont noyé derrière un ensemble de mots et de concepts qu’ils considèrent eux-mêmes comme indéfinissables, et malheur à ceux qui prétendent y comprendre quelque chose. Tout le monde le sait : les chemins du mental sont impénétrables.
Mais le danger du sacré qu’on impose, c’est que bien vite des hommes voudront le détruire pour imposer le leur. On a dit que tout ce qui était lié à Dieu, incluant l’enfer, était sacré. On l’a dit à coups de gros livres, et à coups de bûchers. Alors quelqu’un a eu l’idée de tuer Dieu. Certainement bien avant Nietzsche d’ailleurs. Les psychiatres rendent le mental sacré, puis le détruisent à coups de pics à glace, d’électrochocs et de neuroleptiques.
Et le corps devint sacré
Et le corps devint sacré. S’il est sacré, n’y touchez pas trop, et surtout, n’essayez pas de le guérir sans passer par votre médecin, qui devra bien entendu ne tenter de le guérir qu’en utilisant les seuls ingrédients autorisés par l’ordre sacré des médecins orthodoxes. Le paradoxe devient tel que le corps devient tout ce qui compte, et que plus il est l’unique objet de l’attention de l’homme, plus il lui échappe et moins il pense qu’il peut l’utiliser. Et il devient la prison décrite par les gnostiques, l’habitacle par lequel on peut contrôler l’esprit. Et un jour, on y mettra des puces électroniques qui déchargeront leur énergie dans quelque zone du cerveau pour s’assurer obéissance et respect. Le corps est bien pratique pour contrôler. On menace de lui retirer sa nourriture et l’homme rentre dans le rang. On lui présente l’espérance d’une bonne nuit, ou minute, de sexe adultérin et on en tire de bonnes photos qui nous assurent fidélité à la cause.
Voici un tableau sombre et triste du cycle du sacré. De divin à intouchable, d’intouchable à imposé, d’imposé à moyen de contrôle, de moyen de contrôle à la tombe… Pourtant, quelque chose nous dit que le monde manque de sacré. Étrange ?
Le sacré comme aptitude
C’est qu’il nous faut remonter au tout début du cycle. Le sacré est une aptitude. Tout être a l’aptitude à insuffler du sacré. A rendre divin. Le secret, c’est de conserver cette aptitude, et de l’accorder aux autres. Lorsque je consacre une chose à la divinité, je la rends divine, d’une certaine manière. Dois-je pour autant en abandonner alors la responsabilité ? Certes non. Dois-je pour autant la rendre intouchable à mes semblables ? Plutôt non, si je veux pourvoir continuer à exister sans craindre qu’un jour quelqu’un me retourne ma chose sacrée dans les dents.
Il s’agit d’effectuer une réappropriation du sacré, et de réhabiliter l’aptitude de chacun à insuffler le sacré, consciemment, non pour éloigner les choses de l’appréhension humaine, mais pour rapprocher de l’esprit ce qui mérite de l’être, et redonner au monde l’éclat que seule un peu de divinité saura faire surgir.
Que fait le poète ? Il insuffle un peu de sacré dans ses mots. Que fait le musicien, il insuffle du sacré dans les sons, en les arrangeant divinement. Mais il en garde le contrôle, et il fait descendre le divin dans la vie des hommes. Lorsque le sacré imposé, lui, éloigne la chose de l’esprit, le sacré insufflé la lui offre avec plaisir.
C’est ce sacré dont nous avons besoin. Celui qui nous appartient, que l’on crée, que l’on offre et partage et qui a le pouvoir de changer le monde. Ce sacré a une force qui dépasse celle de toutes les oppressions et de tous les totalitarismes. Il s’agit finalement du pouvoir de création. Celui qui crée des réalités nouvelles, ces réalités qui tirent l’humanité vers le haut, vers le mieux, vers le beau, vers l’amitié, la compréhension et toutes ces choses désirables ou vitales. Le sacré insufflé, c’est finalement l’expression d’une aptitude, voire cette aptitude elle-même. Elle est spirituelle, car elle provient directement de l’esprit, c’est-à-dire de nous.
La religion peut elle aussi en être l’expression. Lorsqu’elle s’affranchit de ses dérives totalitaires, qui consistent finalement à imposer le sacré pour le bénéfice de quelques-uns au détriment des autres, elle permet de se rappeler que l’homme n’est pas que le produit des atomes qui composent son corps. Elle rappelle le sacré fondamental, le sacré originel : l’esprit lui-même, la source de vie.
La rébellion du sacré
Oui, le sacré s’est fait la malle. On l’a tué. On l’a tué en l’imposant, et en en faisant la chose qui nous échappe. On nous l’a ainsi volé. Et nous avons tous accepté cet état des choses, jusqu’à ce que plus rien ne soit sacré, ce qui finalement, revient à tout avoir rendu sacré par la force, de telle manière que l’homme ne peut plus rien comprendre, plus rien atteindre, plus rien toucher. Ce monde ou le sacré nous a été imposé dans le même temps qu’il nous a été retiré est un monde de destruction, dans lequel seule la matière dépourvue d’âme existe, car tout le reste a été mis hors de portée.
Certains diront qu’il faut réenchanter le monde. Il le faut, sans aucun doute. Il nous faut rendre sa place au sacré, c’est-à-dire le replacer parmi nous, comme une denrée échangeable, partageable, que l’on peut créer et offrir, que l’on peut comprendre. Pour cela, il nous faut croire à notre aptitude à rendre divin. Notre aptitude à exister comme être spirituel, libre et créateur de réalités. Pour cela, nous avons besoin des artistes, nous avons besoin des religieux, nous avons besoin des hommes et des femmes de bonne volonté. Peut-être est-ce là la véritable rébellion : la rébellion des faiseurs de sacré pour tous.