Nous aimerions oublier le fascisme et ses atrocités, mais il percole comme le ristretto dans les tasses. Avec le régime de Vichy, il peut clamer « je suis partout !». Il ne manque pas de résurgences et ne se limite pas aux hauts faits et méfaits d’une bande paranoïaque disparue dans les oubliettes de l’histoire ni à un assemblage idéologique justifiant l’injustifiable. Il est, avant tout, une esthétique par laquelle on entre en fascisme accompagné d’un lot d’impedimenta : médailles, bannières, armes de collection… Pour comprendre la genèse de cette mémoire toujours au travail, il faut lire le « manifeste du futurisme », publié dans le Figaro du 20 février 1909 : l’art moderne, comme la vie moderne, doit être tout de vitesse et de mouvement. Si nécessaire, la résolution des problèmes par la violence est un devoir. Quant à figurer la modernité, la ville est bien plus belle que le paysage naturel (Umberto Boccioni, in « la charge des lanceurs »). L’Homme nouveau qui en émergera sera musclé, beau et blanc. Pur. Donc non pollué par les races inférieures et à l’aise dans son lebensraum. Surhomme ou héros, il attirera à lui la gloire. En favorisant les émotions fortes, il effacera la dialectique de la raison pour imposer celle d’une foi nouvelle.
Érotisme et frustration
« Qui dit fascisme, dit avant tout beauté » proclamait Mussolini. Les films de Leni Riefenstahl, les images de Rodchenko, l’architecture d’Albert Speer l’illustrent bien, de même que les multiples symboles et mises en scène qui accompagnent le mouvement et/ou ses cousins autoritaires. Il n’est pas exagéré de soutenir que la modernité esthétique n’est pas seulement issue de Duchamp ou de Picasso mais aussi de Guiseppe Terragni, concepteur de la magnifique Casa del Fascio à Côme ou de Marcello Piacentini, l’auteur de l’EUR à Rome.
Il existe dans cet effort d’épuration, une paternité directe avec les tours de verre de la Défense, le design de plus en plus sophistiqué des produits ou encore avec l’art conceptuel qui propose d’égarer l’esprit dans un abîme. Quant au corps, le commerce l’a largement instrumentalisé dans sa nudité, féminine comme masculine, poussée au culte. Et merci à Hugh Hefner pour ses pin-up sculpturales. Certes, les canons de la beauté évoluent (de la rondeur à la maigreur, de la pâleur au métissage), mais c’est toujours la perfection d’une époque qui est recherchée à coup de séances de sport, de chirurgie plastique, voire de photoshop. À ce stade, qu’on l’accepte ou non, Barbie et Ken ne sont pas loin de représenter les meilleurs avatars contemporains de l’idéologie fasciste et les féministes ont raison d’avoir lancé la charge contre l’hyper-sexualisation et les frustrations qu’elle engendre au sein des deux sexes.
Sang et puissance
Sang et pureté forment les plus évidents marqueurs du fascisme (les fasces lictoriae symboles de l’autorité romaine) et de sa large famille de régimes autoritaires : hitlérisme, vichysme, franquisme, stalinisme, péronisme, rexisme belge, Oustachis yougoslaves, Croix fléchées hongroises, salazarisme portugais, Garde de fer roumaine, militarisme nippon… Le sang nettoie toutes les souillures. Certains des chefs emblématiques se valorisent par la force et la puissance de leur corps fascisé : Mussolini, Poutine… font « don de leur corps » à l’État en application d’une des règles fondatrices du totalitarisme fasciste où « tout (est) dans l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État » (Mussolini).
L’hystérisation de la beauté et du sang se manifeste, avec régularité, dans l’idée du sacrifice, généralement d’inspiration militariste. Là, c’est vers le 25 novembre 1970 qu’il faut se tourner afin de considérer le suicide de Mishima par seppuku, au quartier général du ministère de la Défense japonais. Comme le notait Marguerite Yourcenar (in, Mishima ou la vision du vide) « la mort de Mishima est une de ses œuvres les plus soigneusement préparées ». Aujourd’hui, les combattants du Djihad organisent, avec le même soin, un chemin voisin vers le paradis au sacrifice de leur vie. Ainsi, malheureusement, la beauté édifiante du sacrifice n’a pas fini de faire couler l’hémoglobine.
Modernité et classicisme
Souvenons nous un instant des architectures d’Albert Speer et des congrès nazis dans le Zeppelinfeld de Nuremberg entre 1933 et 1938. Aujourd’hui, plusieurs mouvements politiques et sociaux s’appuient, pour mobiliser leurs soutiens, sur le spectacle parfois poussé au paroxysme façon Klu Klux Klan. En termes de choix esthétique, le fascisme (tant italien qu’allemand ou portugais) hésite régulièrement entre deux options, l’une futuriste glorifiant vitesse et urbanité et l’autre, adepte des rigidités classiques. Cette bipolarité artistique travaille, encore aujourd’hui, l’art et l’expression artistique.
Voyez le tableau d’Obey Giant qui orne le bureau d’Emmanuel Macron, représenté dans la plupart de ses interventions télévisuelles. Les mots de Liberté-Égalité-Fraternité en capitales d’imprimerie, la verticalité rigoureuse des trois couleurs nationales et la Marianne cernée d’une couronne de sainteté laïque, font un chorus d’autorité, de puissance, et de verticalité du pouvoir. On ne peut manquer d’apercevoir ici la société autoritaire, placée sous le regard tantôt bienveillant, tantôt sévère du chef. Souvenez-vous de cette image de Saddam Hussein posant une main trop lourde pour être paternelle sur la tête d’un enfant américain crispé de tout son corps.
Bellicisme
Daesh, ses succursales et ses semblables partagent, par nature, l’embrigadement des hommes (et des femmes). Islam et fascisme se rejoignent dans l’assujettissement des corps et des esprits au service d’une expansion qui n’envisage qu’une voie, celle de la violence. Cette appétence au Lebensraum à horizon mondial, s’installe comme la règle de toutes les organisations. Publiques d’abord, comme celle à laquelle se prépare la Chine pour conquérir le monde. Privées ensuite, à la façon d’États hors sol, sur le modèle des GAFA ou des multinationales de générations antérieures. Ces dernières, d’ailleurs, ne répugnent pas à exercer leur tyrannie néo-fasciste, plus subtile sans doute, en vue du formatage des esprits et des comportements. Si vous n’êtes pas enthousiaste et souriant, si vous ne parlez pas la novlangue locale, si vous vous excluez des grand-messes entrepreneuriales à la façon des keynotes, si vous ne participez pas quotidiennement à la verticalité du pouvoir, vous vous excluez du groupe aussi radicalement que si vous refusez la prééminence du Parti ou la charia. Car, il existe une charia des GAFA. Et s’il faut protéger l’espace chèrement conquis, on n’hésite plus à ériger des grandes murailles, soi-disant protectrices, à la façon de ce mur qui scarifia l’Europe centrale, ou de celui que Trump s’acharne à vouloir dresser entre son Lebensraum et un Sud impur. Ah ! s’il avait lu Le désert des Tartares…
Unanimisme du troupeau
Ce dont les chefs de toutes les tyrannies rêvent, c’est d’incarner la figure du pasteur conduisant son troupeau, bêlant en chœur, vers le futur qu’ils ont décidé pour lui. L’unanimisme ainsi imposé bannit l’humanisme hérité du siècle des Lumières.
C’est Rousseau autant que Montaigne qu’on assassine à la faveur de l’érosion du débat démocratique et l’effritement du contrat social. Parallèlement, ils poussent en avant Hobbes et la vertu sagittale du commandement. Cette « conduite des affaires » rigidifie la société et porte atteinte aux corps intermédiaires, laissant les quelques hyper-riches et les dirigeants dans un face à face avec les masses déclassées.
Stasis
Dans la Grèce Antique, la stasis désignait une crise politique, morale et sociale résultant d’un conflit interne à la cité-état (la polis), entre les riches et les moins riches comme à Athènes entre les Eupatrides (les bien- nés) et les Kakoï (les mauvais, les bêtes, les laids, les honteux). Aujourd’hui encore, il ne fait pas bon être Kakoï que vous surviviez grâce au RSA, que vous espériez franchir la Méditerranée dans le sens Nord-Sud, ou encore si le malheur vous a fait latino, que vous envisagiez de goûter au rêve américain. Car, le discours d’exclusion a pris un tour naturel et sans honte.
Si les lieux de la bataille se déplacent de l’agora aux ronds-points, les enjeux demeurent : comment les sans-grades peuvent-ils exister et l’altérité être respectée ? Jacques Rancière le montre bien : c’est dans l’échange et le partage que réside la valeur fondatrice de nos sociétés, plus que dans l’agir lui-même. La croisée des chemins où nous nous trouvons nous tiraille entre efficience et humanité. Or, la doxa dominante relève de plus en plus radicalement d’un économisme exclusif de toute autre approche. Il n’est alors pas surprenant que la grande masse de l’opinion finisse par ne plus supporter cette camisole sociale. Somme toute, le fascisme s’analyse comme une caricature de la modernité et de sa foi propre, laquelle n’a pas encore fini de sévir.
Patrick Lamarque