Un constat, dorénavant largement partagé, s’impose : nous vivons à l’ère de « l’infobésité », dans un déluge d’informations, vraies comme fausses, au point d’être en état « d’infox ». Alors que la parole fuse de tous côtés et qu’elle s’est libérée à l’extrême, voilà que l’on se trouve confrontés à une des plus fortes crises de la parole jamais connue dans notre pays. Sur fond de « dégagisme », de luttes de factions, de cahiers de doléances et d’affrontements insurrectionnels, cette crise de la parole semble être la traduction d’une crise de confiance à tous les étages de la société, et vient ainsi attaquer frontalement les fondements de notre démocratie. Que faire lorsque les uns et les autres ne s’écoutent plus et ne peuvent donc plus s’entendre ? La parole manquante peut-elle conduire au pire ? Crise de la parole, crise de confiance, crise de la démocratie, tout cela témoigne en tout cas d’une société en plein doute.
La parole devenue inaudible
Si la majorité de la France n’est ni « Gilet jaune » ni « Foulard rouge », et alors que les prochaines élections européennes risquent de se jouer entre le centre et les extrêmes, vu que la parole politique de la gauche et de la droite est désormais absente ou inaudible, les questions autour de la parole (et quelle parole ?) s’imposent au débat. En effet, y a-t-il un espace de parole possible, et pour qui ? Face à la crise de la parole politique, médiatique et au silence de la majorité des intellectuels, ne peut-on craindre que la démocratie représentative ne représente plus qu’elle-même, ouvrant la voie à un populisme décomplexé déjà largement actif, voire pire, à un nouveau fascisme ?
Sur ces sujets, la situation de certains de nos voisins européens (Italie, Hongrie, Pologne, Autriche…) nous donne chaque jour de sombres illustrations. Chez nous, après l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron le 10 décembre dernier, on pouvait lire notamment dans le journal « La Croix », le témoignage d’un journaliste qui interrogeait un gilet jaune sur l’intervention, présidentielle : « Alors qu’en avez-vous pensé » ? Il obtient la réponse suivante : « Je n’ai pas écouté. Lui ne nous écoute pas, alors moi non plus je ne l’écoute pas ». L’article qui relatait ce fait montrait très justement que, désormais, la question est posée de qui est légitime à prendre la parole ? Et un autre article questionnait : « un peuple souvent fantasmé pourrait-il faire valoir sa voix par-delà les options partisanes ? »
Le Président de la République avait répondu lors des vœux, critiquant le fait que « certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple », qualifiant ceux-ci de « porte-voix d’une foule haineuse ». Avec les violences dont les journalistes ont été l’objet au fil des Actes des gilets jaunes et qui portent directement atteinte à la liberté de la presse, avec les slogans racistes et antisémites, qui rappellent les pires heures de l’Histoire, on n’est pas loin de penser que la « fachosphère » n’est peut-être pas toujours là où l’on croit, et qu’elle s’est déversée dans la rue… Que cela soit en lien direct, ou pas, avec une récupération politique ou une instrumentalisation d’un mouvement déstructuré et sans gouvernance, est un autre volet de la question. Mais la réalité s’impose dans toute sa brutalité.
La place de la parole dans l’espace démocratique
Dans ce nouveau contexte surprenant et inédit, la question de la démocratie représentative à travers le suffrage universel se trouve réactualisée. Car la parole du peuple souverain, qui s’exprime à travers le vote, ne semble plus suffire à certains de nos concitoyens, alors que la démocratie participative apparaît comme une aspiration grandissante de l’opinion. Dans une tribune de « Libération » du 11 février, signée d’un député européen et d’un professeur d’Université de Droit, on lit même qu’il convient de se demander s’il faut « revenir aux temps bénis de l’Athènes antique et de la démocratie directe ? C’est la question que posent de nombreux gilets jaunes qui ont fait du RIC la panacée de l’ère de la défiance ».
Cela n’a pas échappé au chef de l’État, qui a choisi « de faire un Grand débat national » afin, comme le dit un député de la majorité, « d’aller puiser une nouvelle légitimité démocratique ». En effet, si « la parole citoyenne » est essentielle en démocratie, jusqu’où peut-elle aller sans que l’on assiste à des dérives inquiétantes qui menaceraient ou remettraient en cause les avancées sociétales chèrement gagnées ? La question de sa place et de sa régulation est donc posée, au-delà de la question de l’arsenal juridique existant dans les institutions pour « l’encadrer ». Dans l’histoire de notre pays, l’usage du référendum est d’ailleurs contrasté et compliqué, et il ne devrait pas conduire à détricoter le vote parlementaire ni à déstabiliser en permanence les institutions. De la même manière, il ne devrait pas être envisageable de demander son avis au peuple et de ne pas tenir compte de sa réponse ou de la contrer par la loi. C’est pourtant ce qui s’est passé en 2005, à propos du Traité constitutionnel européen. Cette désinvolture pourrait expliquer en grande partie la défiance que la crise d’aujourd’hui exacerbe.
La dangereuse magie de la parole libérée
Alors, la démocratie participative ne serait-elle qu’un beau vocable qui fait rêve ? Un concept porteur de « La » solution à toutes les frustrations ressenties, par les gouvernants comme par les gouvernés ? Associer le plus grand nombre à l’élaboration de projets communs, quoi de plus normal finalement. Cela marche parfois dans les entreprises, cela devrait marcher au niveau de l’État, des collectivités territoriales, de tout un pays. L’intelligence collective existe et la parole citoyenne mérite d’être sollicitée et entendue… Sauf que l’enfer étant pavé de bonnes intentions, la démocratie participative, tant vantée par la gauche, fait aussi rêver ceux qui organisent la voie fasciste, notamment sur Internet. La fermeture du site d’extrême droite « Démocratie participative », décidée récemment par le Tribunal de Grande Instance de Paris, en est un des récents exemples. Car derrière cette idée de démocratie participative, se tient celle d’une sorte de « parole magique », dont on voit bien comment elle pourrait devenir manipulatoire, ainsi que l’illustrent les graves dérives qui ne cessent de se produire, en France et ailleurs.
Alors, de quoi s’agit-il ? La question est-elle vraiment d’organiser ou non un référendum, en pensant que le modèle suisse puisse être un exemple, alors même qu’il n’est adapté ni à notre pays ni à notre culture. Est-elle de faire émerger une cohérence à l’issue des propositions et des synthèses d’un grand débat organisé pour la première fois au niveau national ? Est-elle de rendre plus fluide la relation entre les citoyens et leurs représentants nationaux et locaux ?
Est-elle de canaliser les revendications et les doléances et d’en partager la « production » des réponses avec les institutions de proximité comme les mairies… Le référendum, peut-on lire parfois, confine à une dimension d’hystérisation, sauf lorsqu’il est préparé longtemps à l’avance et qu’il vise réellement à installer une démocratie directe plus délibérative et à favoriser l’appropriation et la mise en œuvre des réponses retenues par les citoyens… Comme cela a été le cas notamment en Irlande, à travers les assemblées citoyennes mixant élus et citoyens, mises en place de façon ponctuelle, sur des sujets précis. Une voie qui mériterait d’être explorée pour réconcilier la société française avec elle-même et avec ses élus.
La parole et le rapport à la vérité
Mais, le fond du sujet ne serait-il pas avant tout la reconnaissance de la nécessité de « fraterniser », car « quand la parole est libre, se crée une extraordinaire fraternité » disait un gilet jaune de 65 ans. Or, comment la fraternité peut-elle exister lorsque le poids de la parole est si inégalement réparti ? La parole des femmes, par exemple, est encore largement sous représentée : 39 % seulement de femmes sont députées, 29 % sénateurs, 16 % maires… et les équipes qui les entourent sont encore très majoritairement masculines. Ces cinq dernières années, le parti « Les Républicains » a été condamné à verser 9 milliards d’euros d’amende pour non-respect des dispositions en vigueur concernant la parité dans les partis politiques. Et que dire de la parole de toutes ces femmes assumant d’avoir été harcelées ! Annie Ernaux, qui raconte dans « Mémoire de fille » le viol dont elle fut victime adolescente, a reconnu la difficulté d’écrire ce livre : « C’est un livre que je me suis arraché. 1 »
Et que dire encore de la parole libérée de « La ligue des lol », qualifiée par Laurent Joffrin dans le numéro de « Libération » du 12 février, « d’épandage d’immondices verbaux … avant tout une régression de la vie en commun, qui consiste à tourner en dérision le respect minimal dû aux personnes, surtout lorsqu’elles font partie d’une minorité ou d’un groupe particulier. Elle correspond à la montée concomitante de l’agressivité en politique des discours sommaires tenus aux extrêmes, des anathèmes et des imprécations qui remplacent si souvent la délibération rationnelle. Or cette délibération, qui consiste à désigner non des ennemis, mais des adversaires et à s’efforcer de comprendre les arguments d’autrui, quitte à les réfuter, est un pilier du système démocratique. Pilier dangereusement fissuré avec le concours des soi-disant modernistes d’Internet ». Dans ses échanges avec les maires de l’Eure et de la Drôme, Emmanuel Macron parlait de « reconstruire le rapport à la vérité », preuve d’une conscience aigüe de la profonde crise de la parole qui s’est installée sous l’emprise de « l’infox ». De son côté, l’Union européenne travaille à la construction d’un réseau de « fact checking » et à un programme de réaction rapide en cas d’ingérences ou de hackings… Il semble qu’une part de plus en plus grande des dirigeants prend conscience, tardivement certes, des risques induits par la manipulation de la parole, des graves menaces qu’elle fait peser sur les démocraties et du pouvoir qu’elle peut représenter pour les activistes des pires régimes, comme l’histoire l’a tragiquement montré. Mais, « de là à vouloir faire dire à l’État ce qui est vrai ou faux et on retombera dans les travers propres aux régimes théocratiques ou autoritaires », prévient Edgar Morin 2 .
L’articulation de la parole et du désir
En définitive, ne faut-il pas reconsidérer les basiques et se tourner vers ce qui fonde l’humain, car « nous sommes des animaux langagiers et tous nos liens sont des liens de parole » précise la psychologue Claude Habib. Et de préciser : « le lien entre éros et logos estun classique depuis Platon ». Alors, comment articuler parole et désir ? En effet, que ce soit dans le couple, dans la famille, dans le domaine artistique et, dorénavant, y compris dans celui de la justice… le rôle pacificateur de la parole n’est plus à démontrer. Au niveau individuel, notamment grâce au développement de la psychanalyse, ainsi qu’au niveau collectif, grâce à la sociologie et à toutes les sciences sociales liées, l’on sait que la parole peut être réparatrice et restauratrice d’harmonie psychique et sociale. On sait que, privés de parole, les hommes peuvent mourir. Ne serait-ce pas, d’une certaine manière, ce à quoi l’on assiste aujourd’hui, au spectacle d’un univers hyper connecté, mais désincarné, dans un environnement de solitude grandissante et de court-circuitage psychique, comme l’explique le psychanalyste lacanien Charles Melman. Pour lui, l’on serait donc confronté à une crise généralisée d’accès à la jouissance (égal accès à la jouissance de biens…) et/ou d’une société en quête d’un « Maitre – Sauveur » qui puisse rassembler autour d’un idéal communautaire. Mouvement qui, on le sait, peut conduire à de dramatiques dérives, individuelles et collectives. A l’image d’individus pris dans de mortels labyrinthes numériques ou de populations fascinées par des projets nationalistes régressifs et mortifères. N’oublions jamais combien a été funeste l’utilisation qu’Hitler a fait de la parole pour s’adresser au peuple, en allant chercher au plus profond de ses instincts les plus bas. L’Histoire, la mémoire, le degré de développement et d’intelligence de nos sociétés actuelles, devraient pouvoir nous mettre à l’abri de telles catastrophes.
Certains brillants cerveaux poursuivent des travaux de recherche, tel Bernard Stiegler 3 qui au-delà de la crise de la parole, parle de notre société à l’épreuve du désespoir et de l’immense régression en cours comme étant dans la crise d’une « économie libidinale » et d’un « capitalisme pulsionnel », « et qui nous montre la voie d’un processus en marche pour nous rendre le monde inhabitable ». Pour lui, il est temps de produire « un compromis historique entre l’économie, la psychanalyse et la finance ». Il nous dit que « si si la pensée est démunie, c’est parce qu’elle a cessé de se penser comme soin : comme panser. »… Vaste programme dans ce contexte pour que la parole redevienne moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute. Doit-on conclure avec Socrate que « nous les mortels, sommes condamnés à régresser » ou, avec Montaigne, qu’il faut « voir en tout homme un compatriote », car nous sommes tous des hommes et des femmes de paroles.
Martine Konorski
1. « Et la parole des femmes se libéra », Le Monde, 22 décembre 2017
2. « J’ai gardé mes inspirations adolescentes tout en perdant mes illusions », Edgard Morin, Le Monde, 7 février 2019
3. Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on Panser ? 1. L’immense régression ; Éd LLL 2018