Si l’on décide de parler de fascisme à la sauce moderne, on doit à la fois y voir au minimum la trace de la définition historique relative à la doctrine mussolinienne, et y retrouver les caractéristiques de la définition moderne par exagération, c’est-à-dire le caractère totalitaire d’une attitude, que ce soit dans le domaine politique ou non. En ce qui concerne la doctrine mussolinienne, nous retiendrons principalement l’interventionnisme à outrance de l’État, le développement de l’appareil répressif, l’importance donnée à l’exécutif par rapport au législatif et le nationalisme exacerbé.
Drouetistes contre levavassauriens
Parlons des gilets jaunes. C’est difficile pourtant, parce que sous le gilet se cachent différents types de revendicateurs, de revendications, avec ou sans programme, avec ou sans agenda politique. On l’a vu, les gilets jaunes se déchirent parfois entre eux, entre les « drouetistes » (suiveurs d’Éric Drouet), les levavasseuriens (suiveurs d’Ingrid Levavasseur), etc., et certainement une majorité qui ne se réclame de personne. C’est pourquoi je parlerai du « mouvement » des gilets jaunes en tant que tel, tout en lui reconnaissant une nature protéiforme. Et mes accusations et opinions connaîtront la limite de cette diversité : elles ne s’appliqueront pas à tous les gilets jaunes, ni à tout le mouvement, même si elles auront l’air de le faire. Certainement s’appliqueront-elles aux plus extrémistes d’entre eux. Préambule fait, quid du fascisme en relation avec la jaunisse qui a touché la France, cette maladie du foie que le pays a contracté certainement à force de vouloir faire ingurgiter à sa population trop d’injustices, de corruption et de carburant trop cher, mais dont l’élément déclencheur a certainement été médiatique, tout comme l’élément qui en empêche la guérison ?
Les gilets jaunes, à première vue, s’opposent à l’arsenal répressif, surtout quand il est dirigé contre eux. On est loin d’un mouvement général contre la répression étatique. La plainte formulée par les gilets jaunes est née du fait que certains d’entre eux ont été les victimes de cette répression gérée à coup de flashballs et de grenades de désencerclement. Mais il existe tout de même une contestation de l’arsenal répressif.
De ce point de vue on pourrait voir là une lutte du gilet jaune contre une caractéristique du fascisme mussolinien (même si la répression actuelle est assez faible comparée à l’Italie fasciste ou à des gouvernements dictatoriaux similaires). Mais c’est là que s’arrête la lutte antifasciste du gilet jaune. Et, nous allons le voir maintenant, c’est là que commence son fascisme propre, au sens historique autant qu’au sens exagéré.
De la dictature du Peuple
Que crie un gilet jaune ? Il crie d’abord (ou après, je donne dans le désordre) sa défiance du régime parlementaire. Il lui préfère la démocratie directe et participative. Si cette démocratie dans laquelle « le Peuple » est censé gouverner directement par la voie du vote référendaire semble s’opposer à la toute-puissance de l’exécutif, elle est avant tout une négation du parlementaire, qui est chez nous le pouvoir législatif. « Mais le législatif deviendrait le Peuple lui-même ! » me répondrait-on. Malheureusement, au grand dam de l’idéaliste qui espérerait que « le Peuple » puisse avoir toujours raison collectivement, l’histoire nous a montré le contraire. La démocratie directe de la révolution française est rapidement devenue la source du pouvoir exécutif, et bientôt ce dernier est devenu tout puissant, dans les mains de certains des chantres de la première, tel Robespierre. La Terreur y a trouvé sa source. Certes, des pays comme la Suisse ont un système participatif et direct qui semble plutôt bien fonctionner. Cela ne veut pas dire que c’est mieux. Mais surtout nous ne sommes pas la Suisse. La petitesse du pays helvète rend beaucoup plus praticable ce système de référendum. Cependant, on pourrait argumenter sans fin sur l’intérêt de la démocratie directe par rapport à la démocratie représentative. La vérité est que la dictature du plus grand nombre est toujours une dictature. Ce sont les lois fondamentales, les constitutions, celles qui font la part belle aux droits fondamentaux auxquels toute décision législative ou exécutive ne peut déroger, qui à mon sens empêchent le mieux les dictatures, qu’elles soient celles d’un homme, d’une assemblée ou du « Peuple ». Et même elles ne suffisent pas…
Macron dehors !
Les gilets jaunes crient qu’ils vont mettre Macron dehors. Pourtant Macron est un Président élu. Il a peut-être tous les torts du monde (ce qui est cependant bien difficile, de les concentrer en un seul homme, tant ils sont nombreux ces torts potentiels, vous en conviendrez) mais sa position présidentielle est le produit d’un vote au scrutin universel, dans un pays où, bon an mal an, les fraudes électorales sont suffisamment faibles pour qu’on ne puisse le comparer à d’autres pays à la démocratie plus contestable. Il est difficile de faire plus « démocratique » que le scrutin universel. Donc, alors que crier qu’on va renverser un dictateur qui se serait auto- proclamé chef d’État par l’usage de la force, est une action de résistance à l’oppression légitime, vouloir renverser celui qui est élu dans les règles par le « Peuple » selon un mode de scrutin universel est une action anti- démocratique. Bien sûr, il y a des exceptions à cela. Hitler a accédé au pouvoir absolu en Allemagne par plébiscite, c’est-à-dire avec un vote de tout le peuple (au passage la voilà la raison du « Peuple » pris collectivement, la dérive totalitaire de la démocratie directe).
Mais soyons décents, ou à défaut soyons pragmatiques, Macron n’est pas Hitler, et ce n’est pas un dictateur. Le gilet jaune crie aussi bien souvent son rejet du libéralisme, et que ce soit dans le domaine des prix ou de la « justice fiscale », il exhorte l’État à réguler, intervenir, étatiser. Finalement, il crie à l’État d’intervenir, intervenir, intervenir. Peut-être a-t-il raison, peut-être pas. Mais qu’on ne me dise pas que c’est là une lutte antifasciste. Le « Peuple » italien des années 1920-30 a soutenu Mussolini pour des raisons similaires. L’aspect outrancier de l’interventionnisme réclamé tend à rapprocher les gilets jaunes du fascisme mussolinien.
Pour ce qui est du nationalisme, je laisse ceux qui ont été sur le terrain des manifestations des gilets jaunes se faire une idée de l’existence d’un nationalisme ambiant dans les cortèges et dans les opérations coup de poing, ou de son absence. Je pense qu’il y a en effet chez certains des gilets jaunes un nationalisme exacerbé, et que chez d’autres cette caractéristique est inexistante.
Quid du totalitarisme gilet jaune ?
Mais en fait, après avoir dit cela, je dois dire que je ne me suis pas complètement convaincu moi-même à 100 %. Ce n’est pas vraiment sur le terrain de la définition historique du fascisme que je me sens réfractaire au gilet-jaunisme. C’est sûrement beaucoup plus sur le terrain du totalitarisme de l’attitude. Je ne veux pas me faire le défenseur absolu d’un appareil d’État où la corruption est une réalité à tous niveaux, législatif, exécutif, local ou national, même si pas pour tous. Je ne veux pas faire croire que l’injustice décriée par les gilets jaunes n’existe pas, que les inégalités de droit sont des chimères, que la France va bien ou tout du moins qu’on ne devrait pas la critiquer, ni se rebeller. Ce n’est pas le cas. Mais tout est dans la manière. Je n’aime pas celui qui quand on lui tend la main pour dialoguer crie qu’il ne souhaite pas parler et rejette toute tentative de médiation. Je n’aime pas, pour être plus concret, que lorsqu’une revendication première voire unique se voit accordée, comme l’annulation de la hausse du prix du carburant, on se gausse de cette victoire et on invente d’autres revendications ayant pour effet de ne pas permettre au conflit de se résoudre. Je n’aime pas celui qui dit : « soit tu fais ce que je te dis, soit je te renverse ». En tous cas je n’aime pas ça dans le contexte démocratique. A la guerre oui (et encore, tant que la paix ne peut être obtenue par le dialogue). Entre nous non. Et je n’aime pas celui qui s’octroie le monopole de la pensée du « Peuple ». Non, les gilets jaunes ne représentent pas « le Peuple ». Ils ne représentent finalement qu’eux-mêmes, c’est-à-dire une portion non négligeable mais minoritaire de la population, et même cette portion est divisée sur de nombreux sujets. Et c’est normal. On ne peut pas tous penser la même chose. Le totalitarisme du gilet jaune c’est aussi son attitude sur le terrain, sur les ronds-points. Le quidam qui conduit sa voiture et se retrouve bloqué pendant plusieurs heures par des gilets jaunes est une victime d’un totalitarisme malsain. S’il râle on lui reprochera certainement un manque de solidarité avec ceux qui sont persuadés qu’eux-seuls détiennent la vérité, comme tout bon peuple dictateur. On lui reprochera son esprit petit-bourgeois. C’est ça aussi la dictature. Une dictature de la pensée. Sans parler des morts aux ronds-points, victimes directes, qu’elles soient gilets jaunes ou pas, du totalitarisme du mouvement.
Des accents d’harmoniques de la Révolution Française
C’est ce côté harmonique de la Révolution Française qui donne au mouvement sa couleur totalitaire : des revendications, légitimes en pagaille. Une protestation légitime contre l’attitude « qu’ils mangent de la brioche ! » des gouvernants. Des problèmes sociaux en pagaille (quoiqu’en comparaison avec les citoyens de nombreux autres pays, le Français ne soit pas à plaindre). Mais à côté de ça, la réponse est totalitaire et révolutionnaire. Lors de la Révolution française, la formidable Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a été occultée par la dictature du « Peuple » (qui en fait se retrouvait concentré dans quelques personnes), par les « mesures d’exception », la chasse aux « ennemis intérieurs », par la Terreur.
Les révolutions n’ont jamais donné rien de bon. C’est dommage. Ça serait si bien : on renverse le mal par la force et le bien apparaît… Malheureusement ça ne marche pas comme ça. Peut-être parce que ce qu’on renverse n’est pas le mal absolu. Peut-être parce que celui qui renverse n’est pas le bien absolu. Peut-être parce qu’il manque toujours un véritable programme constructif et fédérateur qui permettrait de sortir des ruines de la révolution pour se diriger vers plus de justice. Peut-être parce que les Lénine, Staline, Robespierre, Mao et autre Hitler sont toujours avides de profiter du pouvoir que leur offre la révolution.
Au Diable !
Le gilet jaune a parfois raison. Il est parfois légitime. Il a le droit de manifester. Il a le droit de crier son dégoût de l’injustice, de la corruption. Il a le droit de revendiquer. Mais soyons clairs : au diable celui qui veut m’imposer de penser comme lui. Au diable celui qui se prend pour l’émanation du peuple et prétend le représenter en globalité face au pouvoir en place. Au diable celui qui impose aux autres ses revendications sans aucun respect pour celui qui veut différemment. Au diable celui qui refuse le dialogue. Au diable celui qui justifie la violence au nom d’un soi-disant droit de se faire entendre par les sourds, dans un pays proche de l’État-providence. Au diable celui qui dit « donne-moi de l’argent parce que j’en veux ou je te renverse et je prends ta place ». Vive le rebelle ! Au diable le révolutionnaire totalitaire qui se cache derrière la masse pour faire croire qu’il est tout le monde !
Michaël Sens