Ce début d’année 2019, j’ai dû céder à une obligation que nombre d’entre nous connaissent un jour : déménager l’appartement où mes parents avaient vécu leurs dernières années. Je ne m’attendais pas à ce que ce soit une partie de plaisir, ne serait-ce que parce qu’être confronté aux réminiscences de mille objets signifiants vous ébranle. Toutefois, le choc fut si rude que je le qualifierais d’existentiel. Et cette émotion ne fut pas due à l’évocation obligée de souvenirs ; je m’y étais préparé. Elle agit et agira dans ma mémoire, peut-être dans mes choix à venir, comme une révélation.
Une fois distribués les biens entre les membres de la famille, détruits les vieux trucs sans intérêt, il resta nombre de meubles et bibelots que nous ne voulions ou ne pouvions garder, qui ne manquaient cependant pas d’intérêt. Après maintes péripéties épuisantes impliquant Emmaus, brocanteur, libraire, commissaire priseur – chacun intéressé par quelques bricoles seulement – après avoir donné ici et là, persistait toujours un monceau irréductible de choses dont personne ne voulait ou dont le coût de transport excédait le prix qu’on pouvait en espérer. Nous fûmes contraints de les jeter. Douleur morale.
Me retrouver très peu de temps après avec le livre de Fumio Sasaki L’essentiel, et rien d’autre (1.) entre les mains fut donc assez singulier. Comme dirait l’autre, le hasard n’existe pas.
On oppose toujours l’être et l’avoir. Quelle drôle d’idée. Avoir, c’est aussi être. Ô combien prégnant est le souvenir de nos maisons d’enfance ! Si nous créons des objets et en habitons certains, les objets aussi nous habitent et nous font. Oui, mais ils peuvent nous faire disparaître derrière eux, nous rendre invisible aux autres et à nous-mêmes. Dans son ouvrage, Fumio Sasaki nous fait sans préchi-précha et de façon très argumentée prendre conscience de notre accumulation déraisonnable de biens matériels, du caractère névrotique de cette obsession. Le constat est sans appel, notre vie et notre bien-être se trouvent abîmés par cet enfermement. Il propose une méthode simple et progressive pour se délivrer, au service de laquelle tout ensemble logos, ethos et pathos sont efficacement convoqués.
Si le texte est rempli de formules bien senties, ces dernières sont aussi des rappels au réel et quelquefois des maximes de vie. « Renoncez à l’idée de rentabiliser vos achats », « il est inutile de faire des réserves », « oubliez le prix initial de vos biens », « nos affaires sont comme des colocataires, sauf que nous payons le loyer tout seuls » voisinent avec « avoir moins n’amoindrit pas », « débarrassez-vous des injonctions à réussir », « le simple fait de vivre m’apporte de la joie ». Le minimalisme prôné ne se limite pas à combattre seulement la profusion des fourniments de la réalité tangible, mais aussi l’avalanche numérique du monde virtuel. Un chapitre est intitulé « recommandation pour une détox digitale ». Comment s’en étonner ? L’ouvrage sort du genre « devenez heureux en dix leçons ». Il nous oblige à réfléchir et procède d’une indéniable démarche philosophique. En s’efforçant à dépouiller son intérieur, l’auteur se libère des injonctions sociales (du moins en partie) et particulièrement celle de l’image qu’on donne à voir de soi. Cette attention à l’apparence existe dans tous les pays, Diogène n’a nulle part fait société. Elle est prégnante au Japon, cet empire des signes.
Il n’est pas étonnant que le minimalisme militant et créateur de valeur soit japonais (Fumio Sasaki vend des millions d’exemplaires et après avoir longtemps « tiré le diable par la queue », il possède désormais un compte en banque qui n’est plus minimaliste). En effet, au Japon la place est comptée. Le pays est deux fois plus petit que la France et deux fois plus peuplé. On y a d’ailleurs développé une science du rangement, l’arenjimento ; un art du pliage, l’origami.
Le propos de l’auteur n’est pas l’organisation, « Organiser n’est pas minimiser ». La méthode n’est pas ici déployée pour organiser mais pour dépouiller. L’essayiste et productrice Marie Kondo dont les émissions 2 connaissent un succès mondial prospère sur le créneau du rangement, de l’ordonnancement. Sasaki est plus radical : l’organisation naîtra du dépouillement sans même qu’on s’en préoccupe. Les démarches proposées par nos experts japonais sont différentes ; l’état final recherché est le même. Il s’agit de vivre mieux et plus sereinement.
L’écho de cette recherche de désintoxication est puissant. La communauté minimaliste s’avère d’ailleurs elle-même très encombrée. Sur les réseaux sociaux, on s’échange les objets dont on ne veut plus, on montre les photos « avant-après », on crée du lien social.
L’essentiel, c’est la sobriété chic, le dandysme dépouillé. On n’est donc pas dans l’ascétisme, encore moins le dénuement. Notre Japonais est technophile et hyper-connecté. Sasaki utilise tous les « buzzwords » obligés de la branchitude numérique. Son univers matériel, c’est l’iPhone, le MacBook Air, les sneakers de marques, les jeans griffés. Il n’est pas un adepte du « no logo ». S’il cherche à s’affranchir du conditionnement qui nous fait accumuler des richesses, il reste toutefois très dépendant des symboles. Au cours de sa recherche effrénée de vide, il densifie les signes. On a dès lors un petit goût d’inachevé, l’impression qu’il a cherché à exceller dans le dépouillement, comme il brillait auparavant dans l’accumulation. Il y a encore du boulot pour un affranchissement total des codes obligés de la modernité.
Alors, L’essentiel et rien d’autre… que du marketing ? Non, car quand on considère les fatras qu’on accumule, on ne se doute pas que cela peut-être évité, et avec profit. Soit en jetant, en vendant, en donnant, soit en freinant les acquisitions. En ai-je vraiment besoin ? Non, c’est trop simple. En ai-je vraiment envie ? C’est déjà plus subtil ; après tout le désir est le moteur de la vie même. Mieux : puis-je m’en passer ? La réponse est généralement oui, vu que par définition on s’en était passé avant d’en considérer la possession. La limite de tout ce raisonnement est que poussé un peu loin, on en deviendrait anachorète et pas simplement minimaliste.
« Je vais me promener au parc, je regarde les canards dans l’étang qui gonflent leurs plumage et mènent paisiblement leur vie de canard. Ils n’essaient pas d’être autre chose qu’eux-mêmes ». Plutôt que du Henry David Thoreau, il y a du moine zen chez Fumio Sasaki.
Éric Desordre
1. L’essentiel, et rien d’autre, Ou comment le minimalisme peut vous rendre heureux, de Fumio Sasaki, Guy Tredaniel éditeur, 270 pages, 19,90 euros
2. L’art du rangement avec Marie Kondo, sur Netflix