Bien qu’intervenue à la fin du mois d’août (2018), l’annonce des « vacances de Monsieur Hulot » a suscité une somme de commentaires qui en dit long sur l’attachement des Français à leurs héros et souligne la complexité de leurs relations aux sujets environnementaux.
« Il n’y a pas d’homme providentiel »
Dès la nomination de Nicolas Hulot 1 comme ministre chargé de la transition écologique et solidaire, des interrogations étaient apparues quant à ses capacités « à faire le job » 2 . Ces doutes ne cesseront d’accompagner chacun de ses faits et gestes. Jusqu’alors, il avait refusé les « maroquins » qui lui avaient été proposés. Il avait également abandonné le projet de se porter candidat à l’élection présidentielle de 2017. Plusieurs facteurs l’avaient convaincu de rester dans l’ombre : « des rumeurs sur sa vie privée », « l’impatience qui (le) caractérise », sa « détestation des conflits » 3 . Il savait que sa nomination « dérangeait beaucoup de monde » 4 , notamment les représentants des lobbys les plus puissants de France qu’il croisait depuis des années. Pensait-il passer du statut de lanceur d’alerte à celui d’homme d’action ? Plusieurs écologistes avaient pourtant mis en cause l’engagement « vert pâle » 5 d’Emmanuel Macron. Toujours est-il que celui qui parlait à l’oreille des puissants accepte alors de mettre les mains dans la glaise. Malgré quelques succès comme celui emporté sur le dossier de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, le ministre doit digérer petits arrangements et grands renoncements du gouvernement : non-interdiction du glyphosate, construction de nouvelles autoroutes, importation d’huile de palme, mise en œuvre du CETA 6 … jusqu’à ce que la goutte de la baisse du prix du permis de chasse fasse déborder le vase. La marge de manœuvre du ministre était étroite. Sa puissance médiatique s’est avérée « insuffisante face aux petits soldats du productivisme, prêts à tout pour préserver leurs acquis. » 7 Comme le dira Nicolas Hulot lui-même : « Il n’y a pas d’homme providentiel. » 8
Gouverner c’est choisir
Nicolas Hulot disposait pourtant de nombreux atouts pour devenir le héros de la transition écologique. Ses succès passés lui conféraient toutes les chances de réussir. L’aveu de son échec – temporaire ? – et sa décision de mettre en accord ses actes avec ses convictions l’honorent, quelles que soient ses erreurs d’appréciation. En faisant sien le vertueux principe qu’un ministre « ça ferme sa gueule, si ça veut l’ouvrir, ça démissionne » 9 , il confirme sèchement l’impéritie des pouvoirs politiques à préparer, accompagner et mettre en œuvre les solutions aux problèmes dits « de société », à convaincre les acteurs impliqués et à créer et entretenir une mobilisation citoyenne et populaire. Cette impuissance est d’autant plus surprenante que le péril environnemental n’est plus le monopole ni de militants convaincus que leur vision du monde est à prendre ou à laisser, ni de professeurs nimbus enfermés dans leurs tours de savoirs. Certes, Donald Trump est devenu la tête de gondole de ceux qui dénoncent le manque de crédibilité des prévisions et des alertes lancées de toutes parts. Mais la communauté scientifique a réussi à faire largement partager ses diagnostics et ses inquiétudes, par certains dirigeants, par certains économistes et surtout par une part croissante de la société civile, dont les 200 artistes et scientifiques qui, suite à la démission de Nicolas Hulot, réclameront que « face au plus grand défi de l’histoire de l’humanité, le pouvoir politique doit agir fermement et immédiatement. Il est temps d’être sérieux. Nous vivons un cataclysme planétaire. Réchauffement climatique, diminution drastique des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution profonde des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide : tous les indicateurs sont alarmants. » 10 Cette prise de conscience des élites est partagée par un nombre croissant de citoyens : 78 % des Français veulent que « l’écologie et l’environnement constituent une priorité dans l’action du gouvernement » 11 et 71 % considèrent que ce dernier « ne répond pas à leurs attentes. » 12
Rechercher un ennemi
Cette apparente unanimité devrait encourager les politiques à abandonner leur « politiquement correct » au profit d’un nouveau paradigme où ils cesseraient de se bercer de mots et de traiter les maux par de petits pas. Ils pourraient s’inspirer du célèbre « On ne peut pas tout faire à la fois. Gouverner, c’est choisir, si difficiles que soient les choix. » 13 . Ainsi les exemples de Simone Veil et Robert Badinter, qui ont réussi à rompre les digues d’une société française qui ne voulait ni de l’avortement ni de la peine de mort. L’échec n’est pas inéluctable pour qui s’est forgé une vision, des valeurs, des convictions et dispose de perspicacité et de courage… Comment alors expliquer la timidité des politiques contemporains, notamment face aux défis environnementaux. Comment se fait-il qu’aucun héros n’émerge, alors que toutes les planètes sont alignées, notamment celle des experts de tous poils et celle d’une part croissante de l’opinion ? « Toute recherche d’un héros doit commencer par ce qui est indispensable à tout héros : un ennemi. » 14 À ce titre, nul doute que le rapport de force imposé, plus ou moins ouvertement, par les acteurs économiques et industriels menacés par une « écologisation » de leur fonds de commerce, puisse influencer ceux qui voudraient s’opposer à leurs desseins, même si ces derniers sont dénoncés par une majorité d’observateurs et identifiés par les citoyens : 70 % d’entre eux considèrent que la politique du gouvernement en matière d’écologie et d’environnement est « contrainte par le poids des lobbies économiques ». 15 Certains faits accréditent ces suspicions. Ainsi du géant du pétrole ExxonMobil, « une entreprise qui a décidé de financer et de diffuser une pseudo-science du climat, pendant que les recherches de ses propres experts confirmaient la responsabilité humaine dans le changement climatique. » 16 Ainsi également de Coca-Cola, qui déverse chaque minute dans les océans l’équivalent d’un camion poubelle de plastique et s’est engagé à conditionner ses boissons dans des bouteilles composées à 25 % de matières recyclables en 2015… elle en est à 7 % ! Les promesses de ce genre volent en escadrilles ! Leurs auteurs, conscients des risques encourus, en matière d’image comme en matière de parts de marchés, ont fini par comprendre qu’il était plus « productif » de transformer les contraintes environnementales en « avantages concurrentiels », qui en se dotant de « comités d’éthique », qui en affichant des « chartes de développement durable », qui encore en finançant des fondations écologiques. Ou comment « exploiter » l’éthique pour gagner plus d’argent ! Certains vont au-delà de ces artifices institutionnels et recourent à des registres plus pervers, notamment en multipliant les appels « à l’émotionnel et à des référents de morale quasi religieuse. Ils mettent en exergue, non pas un processus de responsabilisation de la société dans son ensemble qui pourrait aboutir à réfléchir, construire, produire un projet collectif partagé, mais la culpabilité » 17 et les mobilisations de « l’heuristique de la peur » 18 . En touchant la corde émotionnelle du citoyen et en préférant user de la culpabilisation plutôt que de la responsabilisation, les entreprises s’auto-innocentent et évacuent la double question de savoir quelles options politiques et quels mécanismes économiques sont à l’origine d’activités nocives pour l’environnement. Il est vrai que de telles interrogations supposeraient d’inscrire le citoyen dans son environnement : « non plus comme un travailleur héroïque qui exprime son potentiel créatif en exploitant ses ressources inépuisables, mais comme un modeste agent qui collabore avec ce qui l’entoure et négocie en permanence un degré acceptable de sécurité et de stabilité. » 19
Quand on veut on peut
C’est faire preuve de naïveté que de croire que le « laissez-faire les forces du marché » s’inscrit au service de l’intérêt général et des générations à venir. Il est de la responsabilité du politique d’apaiser les tensions suscitées par la transition énergétique et de transformer le développement durable en projet de société partagé par l’ensemble des forces vives de la nation. D’innombrables preuves démontrent que les rares progrès effectués résultent de politiques volontaristes et de dispositifs contraignants. Les chiffres publiés par Airparif, l’association en charge de la surveillance de la qualité de l’air en Ile-de-France, montrent que, depuis 1990, la pollution baisse 20 . Plus récemment, la 4 e « Journée sans voiture » organisée à Paris mi-septembre, a abouti à une réduction de 28 % à 35 % de la teneur en dioxyde d’azote mesurée dans plusieurs lieux de la capitale. En dehors de l’hexagone, la ville de Tokyo, grâce à une chasse drastique engagée depuis 2003 contre les particules fines, a obtenu « une baisse de 44 % du taux de particules fines, de 11 % de la mortalité cardiaque et de 22 % de la mortalité pulmonaire » 21 . Ces expériences apportent de l’eau au moulin des élus franciliens qui ont entamé, depuis plusieurs années, une croisade pour reléguer les véhicules les plus polluants à l’extérieur de Paris. Mais cette stratégie coercitive n’est pas du goût de nombreux Parisiens. Pourtant, comme le rappelle Aurélien Barrau, astrophysicien grenoblois à l’origine de la tribune de 200 personnalités publiée par « Le Monde » début septembre, le maniement de la carotte et du bâton est un outil fréquemment employé par les États de droit : « Dire qu’une loi doit être coercitive, ce n’est pas inquiétant. Beaucoup de lois le sont : on n’a pas le droit de ne pas payer ses impôts ou de ne pas scolariser ses enfants. Ne rien faire, c’est ce qui effondre nos libertés. » 22 Ces exemples confirment que « quand on veut, on peut ».
Repolitiser la question du dérèglement climatique
Les adversaires de la mobilisation des citoyens affirment que les gestes individuels – aussi nombreux soient-ils – ne renverseront pas la tendance. Les faits leurs donnent tort : si les Français adoptaient un mode de vie comparable à celui de « Ça commence par moi » 23 , ils généreraient une économie annuelle de 80 % des émissions de gaz toxiques. De plus, « les initiatives individuelles ou « collectives à petite échelle » sont un premier pas pour repolitiser la question du dérèglement climatique et ainsi instaurer un rapport de force. » 24 On peut en effet s’interroger sur le risque induit par la connivence de dirigeants politiques, d’élus, de syndicats agricoles, de multinationales et de médias, qui signerait ainsi la fin de l’engagement politique dans le développement durable et l’éducation à l’environnement. Sans l’implication des citoyens-consommateurs il serait illusoire de penser que le défi écologique sera relevé dans un cadre démocratique. Pour Aurélien Barrau 25 , « Soit (les élus) sont les pires lâches de l’histoire, soit ils sont les premiers héros. Pour être les premiers héros, quelques beaux discours et un peu de greenwashing ne suffiront pas. Il faudra se fâcher, s’opposer aux lobbys, prendre des mesures difficiles.
Vers un « super-héros écolo » ?
Ces constats ne doivent pas conduire à enterrer l’utilité d’un héros qui surpasse et transcende les contradictions et les jeux de rôle ! Un de ces « super-héros » légendaires qui rappelle les grands sauveurs de l’humanité et les histoires, plus ou moins vraies, plus ou moins imaginées, mais qui avaient toutes une morale, structurante et structurée, affirmant au fil des siècles la « durabilité » du bon sens. À l’image de ceux qui ont déjà les honneurs d’internet 26 de « Greenboy », l’homme vert à la cape, champion de la propreté à Paris, « Raph Ancel », l’homme éco-mobile belge, ou encore « Captain Ozone » et « Cordon Vert », ce héros n’aurait pas pour tâche d’opérer une simplification visant à mieux faire comprendre la complexité, mais plutôt d’alimenter la construction de récits, susceptibles de nourrir l’imaginaire et les référentiels collectifs, de fonder un nouveau mythe visant tout simplement à assimiler la planète à un « être vivant ». Un héros capable de mettre fin « au système actuel qui prospère grâce à la pollution et qui ressemble à celui qui vivait grâce à l’esclavage. Or, comme toute révolution, l’abolition de l’esclavage a dû franchir trois étapes dans l’esprit humain : on l’a considérée comme ridicule, puis comme dangereuse, enfin comme évidente. » 27 . Un héros aussi lucide que le « héros Gandhi » : « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, ensuite ils vous combattent, puis vous gagnez. » 28
Patrick Boccard
1. Titre du film de Jacques Tati (1953), dont le « héros », Monsieur Hulot, inspiré par le personnage du grand-père de Nicolas Hulot, côtoie les Français des congés payés de l’Après-guerre. « Ce Hulot que tout singularise (vêtements, postures, manières polies)… ne tient pas à faire partie d’un club qui l’accepterait pour membre » https://www.telerama.fr/cinema/films/les-vacances-de-monsieur-hulot, 10015.php
2. https://www.lexpress.fr/actualite/politique/nicolas-hulot-
pourra-t-il-faire-le-job-au-ministere-de-l-ecologie_1910824.html
3. https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/nicolas-hulot-l-histoire-d-un-ministre-tourmente-7791565581
4. Les paradoxes de Monsieur Hulot, Jean-Luc Bennahmias, Éd. L’Archipel, 2018.
5. http://www.rfi.fr/france/20180506-macron-bilan-environnement-hulot-deception-lobbies-climat-ecologie-lrem-eelv
6. « Comprehensive Economic and Trade Agreement » (CETA), traité international de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, signé en 2016 et entré en vigueur le 21 septembre 2017.
7. https://www.francetvinfo.fr/politique/nicolas-hulot/tribune-la-demission-de-nicolas-hulot-est-une-invitation-a-changer-de-cap-10-associations-ecologistes-lancent-un-appel-a-emmanuel-macron_2916395.html
8. http://www.fondation-nature-homme.org/magazine/et-si-la-demission-dun-homme-seul-pouvait-donner-le-coup-denvoi-dune-mobilisation-inedite
9. Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Recherche et de l’Industrie, lors de sa démission du 22 mars 1983.
10. https://mobile.lemonde.fr/idees/article/2018/09/03/le-plus-grand-defi-de-l-histoire-de-l-humanite-l-appel-de-200-personnalites-pour-sauver-la-planete_5349380_3232.html?xtref =
11. Sondage Ifop pour le JDD, 1 er septembre 2018.
12. https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-laction-gouvernementale-en-matiere-environnementale/
13. Pierre Mendès France, discours devant l’Assemblée natio-
nale, 3 juin 1953.
14. Extrait du film Mission impossible 2, du réalisateur coréen John WOO, 2000.
15. https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-laction-gouvernementale-en-matiere-environnementale/
16. Dire non ne suffit plus, Naomie Klein, Éd. « Actes Sud Sciences humaines », 2017, 306 pages, 21,80 €.
17. http://journals.openedition.org/ere/2236
18. http://journals.openedition.org/ere/2236
19. https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20161229.OBS3181/trier-manger-bio-prendre-son-velo-ce-n-est-pas-comme-ca-qu-on-sauvera-la-planete.html
20. http://www.airparif.asso.fr/etat-air/bilan-annuel
21. Professeur Sauvet, cardiologue, Président de l’Asef (Association santé environnement France).
22. https://www.youtube.com/watch?v=H4wjc4FHpNY
23. https://www.cacommenceparmoi.org/
24. http://www.slate.fr/story/167444/changement-climatique-responsabilite-individus-entreprises
25. Ibid.
26. « Les Héros de l’Environnement », https://www.consoglobe.com/prix-goldman-2018-heros-environnement-cg ; « Les super-héros écolos », http://magazine.cartridgeworld.fr/qui-sont-ils-nos-super-heros-ecolos/
27. L’Économie bleue, Gunter Pauli, 300 pages, Caillade publishing, 25 €.
28. Citation souvent attribuée à Gandhi, mais dont on trouve trace dans des documents antérieurs.