
Michela Murgia
Le Seuil, 2017 pour la traduction française de Nathalie Bauer, 19 euros
L’auteur Michela Murgia a été récompensée en 2010 pour son roman Accabadora par le prix Campiello, comme le furent entre autres avant elle Primo Levi, Mario Rigoni Stern, Antonio Tabucchi et Mario Soldati. C’est dire les espérances entretenues dans l’écriture de cet écrivain sarde. Comme beaucoup, Michela Murgia se définit avant tout comme le produit de sa terre natale, sa région dirait-on en France, en manquant toutefois ce que le sol peut signifier de puissance d’attachement et d’archaïque intimité pour un italien. Elle tient d’ailleurs souvent à souligner combien elle est sarde.
Leçons pour un jeune fauve. Titre somptueux. Ce n’est pas le titre original. En Italien, le titre choisi est Chirù*, le prénom du fauve en question. Dix-sept leçons, dix-sept chapitres. Il s’agit bien de leçons pour et non de leçons à un jeune fauve. En effet la narratrice se récapitule les leçons qu’elle a apprises de sa propre vie. Le fauve n’y entre pas par effraction. C’est elle qui le choisit. En d’autres temps, avant lui, elle en élit d’autres. Eleonora est une comédienne connue et reconnue. Vouée au célibat, elle s’est également attribuée le rôle d’un Pygmalion. Ici, Chirù est Galatée et Galatée a des griffes.
Eleonora, jadis sortie de sa province avec un reste de fêlure laissé par une entrée douloureuse dans le monde, maintenant femme mûre et embourgeoisée, prend donc sous son aile un jeune homme de dix-sept ans, musicien doué mais à dégrossir socialement, sexuellement, sentimentalement. Elle sera son mentor. Lui, silhouette dégingandée, est maladroit et cruel, d’abord sans le savoir puis en le sachant. Deux êtres fondamentalement égoïstes qui passent beaucoup de temps ensemble mais passent l’un à côté de l’autre. Histoire convenue mais histoire vraie. On a pu soi-même vivre une telle éducation, ou du moins une telle initiation. Des leçons qui commencent le soir chez Harold Pinter au théâtre, se poursuivent la nuit dans une brasserie attablés devant un œuf mimosa, se terminent au petit déjeuner, à l’œuf mouillettes.
Le livre est parsemé de fines remarques : « Il y a dans chaque famille un membre qui oriente le climat émotionnel de tous les autres. L’imperceptible chaîne qui attribue cette suprématie émotive n’a rien à voir avec l’âge le sexe et l’intelligence de celui qui l’exerce… dans notre famille, c’était mon père qui détenait ce pouvoir : d’un seul regard, il faisait se lever ou se coucher le soleil sur le visage de maman ou de mon frère… », ou encore : « Je décidais que cet homme me déplaisait (le père de Chirù). Je cultive une méfiance particulière vis-à-vis de ceux qui se targuent de dire toujours ce qu’ils pensent. Je redoute de toutes mes fibres le genre d’individu prêts à prendre pour des pensées le mouvement fortuit de tout ce qui leur traverse l’esprit et qualifient de « sincérité » leur incapacité à le maîtriser ». On trouve aussi dans ce texte de l’affecté et du théâtral. Il est lu comme Frédéric Mitterrand pourrait lire avec son ton inimitable les déchirements entre Julien Sorel et Madame de Rênal dans Le Rouge et le Noir.
C’est donc une histoire éternelle – espérons-le – celle d’un apprentissage où paradoxalement le personnage qui donne le plus est celui qui a le plus à prendre. Histoire d’amour ? Histoire sans conséquence ? Eleonora manque de défaillir quand bien des mois ayant passé elle reconnaît dans un restaurant son ancien protégé en bonne compagnie, en meilleure compagnie. La fêlure est toujours là. Toutes ces histoires ne se terminent pas par un mariage, et c’est tant mieux.
Eric Desordre
*Chirù est le diminutif sarde de Francesco