L’histoire commence dans une salle de billard de Chicago où l’ancien grand joueur devenu représentant en alcools « Fast » Eddie Felson, alias Paul Newman, flashe sur un prodige immature qui lui rappelle ses propres années de gloire ; il y a bien longtemps. Vingt-cinq ans après les péripéties de l’Arnaqueur « The Hustler », remarquable film de Robert Rossen avec le même personnage déjà interprété par Newman, un « Fast » Eddie régénéré reprend du service en décidant de former le jeunot Vincent « Vince » Lauria à l’arnaque au billard. Manipulateur et retors, il arrive aisément à convaincre Vince de devenir son élève et de laisser tomber son boulot de vendeur de jouets dans un supermarché. On peut comprendre…
Voici donc partis sur la route pour six semaines Eddie Felson-Paul Newman et Vince Lauria-Tom Cruise, accompagnés de Carmen-Mary Elizabeth Mastrantonio, la petite amie de Vince. Eddie dit à Carmen : « Tu es le repos du guerrier ; je suis le prof d’arnaque ». La Cadillac blanche est le quatrième personnage. C’est, dans l’imaginaire américain, la « Rolls », la voiture du mec arrivé ; celui qui boit du whisky pur malt et sait en parler, a les tempes grises et le costard trois-pièces de bon faiseur. La « Caddy » dans laquelle « Fast » Eddie trimballait jusque-là ses caisses de liqueur haut de gamme d’un bar à l’autre devient alors le vrai home-sweet-home du trio en vadrouille vers Atlantic City, terme programmé de leur périple.
Ils commencent par écumer les salles sordides où se rassemblent des mecs louches dont on comprend rapidement qu’il vaut mieux savoir courir quand on les fréquente. Ils s’attaquent ensuite à de plus prestigieuses, en l’occurrence simplement peuplées de joueurs honnêtes – on appellerait cela des braves types dans notre jargon – des pères de famille (il n’y a pas de mères de famille, ni beaucoup de femmes) reconnaissant le beau jeu, rendant hommage à meilleur qu’eux et se faisant plumer sans avoir rien à y redire.
Peut-on exister sans fric ? Comment le peut-on, en plus, dans ce pays où on lui voue un culte comme nulle part ailleurs : l’Amérique ? Le Graal là-bas, c’est le dollar. Le plus grand succès de la presse magazine, c’est Fortune. La meilleure vente de l’année, c’est le numéro spécial de Forbes, où sont répertoriés et classés les nababs les plus riches du monde. Ce film, « la Couleur de l’argent », se fout de l’argent comme d’une guigne. L’argent qui passe de main en main, dont on voit la couleur et qu’on peut palper à l’instar des personnages du film, dont on sent la matière au creux de la paume, dont on entend le froissement entre les doigts lorsque les billets sont posés sur le bord du billard ; sur la bande de bois sombre qui encadre et surplombe de quelques centimètres le tapis de feutre vert.
Eddie et Vince poursuivent une quête. Pas la richesse. De fait, ils sont sans arrêt à se lancer des enveloppes pleines de billets à la figure, lors de leurs accès de fureur l’un envers l’autre – l’apprentissage est difficile pour le professeur autant que pour l’élève – montrant bien par là que l’argent n’est pas le moteur de l’action ; d’autant plus qu’ils se donnent bien du mal pour le gagner, cet argent qu’ensuite ils se jettent, pleins de rage et de mépris. Leur motivation, ce n’est pas non plus la gloire ou même la notoriété ; ils restent bien modestes dans ces villes tristes et miteuses avec leurs académies de billard hantées par de pauvres types à la ramasse, sapés comme l’as de pique. Galerie de portraits pathétiques d’une Amérique urbaine parsemée de loquedus, se réchauffant aux braseros brûlant dans des bidons troués aux coins des rues. Ce n’est pas James Bond au Casino Royale.
Nos héros ne sont même pas intéressés par la victoire, du moins telle qu’on l’entend généralement. Vince doit passer par une étape de débourrage ; il est un pur-sang ruant dans les barrières. Mais Eddie ne lui apprend pas à gagner ; ça, Vince sait faire ; il lui apprend à perdre. Vince doit apprendre à perdre pour ferrer les gogos. Et gagner ensuite, quand les enjeux ont monté suffisamment pour ratisser le bon, voire le très bon joueur qui n’a pas vu venir le samouraï, qui l’a confondu avec un paysan ou un bouffon quelconque.
Qu’est-ce donc qui les fait avancer, ces deux là ? En vérité, leur acmé existentielle, c’est la perfection. Ce sont des rônins, des samouraïs sans maître. Des Musashi* recherchant en permanence le geste parfait, le coup à trois bandes qui amènera la boule dans le trou aimantant l’esprit. Le corollaire de la perfection, c’est le pouvoir. La domination. La jouissance venant du secret empire sur l’autre joueur, celui se croyant fort mais n’étant qu’une proie inconsciente. La victime découvrira trop tard, stupéfaite, que la silhouette falote de l’autre côté de la table est de l’acier tranchant.
Contrairement à ce qu’on lit ici ou là à propos de « la Couleur de l’argent », le film n’est pas la relation d’une transmission. Car « Fast » Eddie ne parvient pas à enseigner à Vince qu’au grand tournoi d’Atlantic City, on ne filoute pas, on ne filoute plus. Qu’il s’agit d’un tournoi, qu’il s’agit d’Honneur. Que la droiture y est donc de mise. Vince a péniblement appris à perdre pour mieux gagner et continue à ânonner sa leçon. Croyant rendre hommage à son maître, perdant volontairement contre lui à une encablure de la finale pour un paquet de pognon, il ne fait qu’humilier Eddie. Ce dernier abandonne ensuite le tournoi, ne voulant pas cautionner une faute de goût, une trahison de l’esprit. On ne reproduit pas au Grand Tournoi ce qu’on s’est contraint à « réussir » dans des salles miteuses. La transmission est ratée. L’éducation à refaire. Le savoir-faire ne peut se substituer au savoir-être.
Pour Vince – il ne comprend rien ; comment comprendre ? – l’humiliation inconsciente de son aîné est la marque d’une transmission réussie. L’élève a dépassé le maître ! Il est maintenant prêt pour tous les exploits, tous les meurtres. Sur son constat d’échec et toute honte bue, Eddie vit quant à lui une renaissance. Il se retrouve tel qu’en ses jeunes années et repart pour un tour dans le délire du jeu. L’image finale du film est un arrêt sur image. Celle d’Eddie cognant dans les boules, extatique et ressuscité.
Face à Paul Newman et en dépit d’un sourire « Gibbs » exaspérant, Tom Cruise tient la route. S’il n’est pas écrasé par la classe magnétique sidérante de Newman, c’est qu’il doit bien y avoir un peu de talent là-dedans, sous le brushing très 80’s du bébé américain élevé aux corn-flakes et au lait enrichi. Finalement, il doit falloir être bon pour être aussi pénible. Mary Elizabeth Mastrantonio femme de tête à la ville et à l’écran le montre brillamment pour une de ses premières apparitions marquantes, en Carmen amante-mère sexy et dominatrice susurrant à l’oreille de Vince-Tom Cruise : « Vincent, you win one more game… you’re gonna be humping your fist for a long time ». A noter l’apparition en jeune fripouille redoutable (« hustler ») du déjà formidable acteur Forest Whitaker. C’est bien le grand cinéma américain : seconds rôles parfaits en personnages hantant les salles glauques. Bref un casting impeccable.
La Couleur de l’argent n’est peut-être pas le tout meilleur de Scorsese qui n’a pas tourné que des chefs-d’oeuvre (tout n’est pas dans sa filmographie de la même eau que Taxi Driver ou Raging Bull), mais c’est un très bon film. Malgré une médiocre bande son originale rassemblant des tubes (justement) oubliés des années 80, le film est vu avec plaisir. Le scénario est solide. Scorsese cadre en virtuose des plans époustouflants. Il vous fera apprécier le billard estampillé U.S. même si vous ne connaissiez rien et ne comprendrez jamais quoi que ce soit à ce jeu étrange qu’est le « nine-ball ». Comprendre n’a en l’espèce aucune importance.
Eric Desordre
*Musashi Miyamoto : le D’Artagnan, le Lagardère japonais. Personnage réel du dix-septième siècle, escrimeur quasi-divin, il tua en duel des dizaines d’adversaires avant de devenir un philosophe zen de la guerre dont les traités font encore référence aujourd’hui.