Pourquoi « Les Grandes espérances » (« Great Expectations »), ce roman de Charles Dickens a t-il pu inspirer à Rebelle(s) le thème de son dossier ? Sans doute parce que Dickens, l’un des plus grands écrivains britanniques nous montre avec un talent incomparable, à travers une satire sociale qui « décoiffe », comment même au plus profond de la grisaille de l’Angleterre victorienne du XIXème siècle, de grandes espérances peuvent naître chez un individu promis, a priori, à une vie misérable. Voilà qui peut donner à réfléchir. Finalement, pour sortir de la morosité ambiante, quoi de plus vivifiant que de plonger dans les ténèbres de la misère humaine d’où peut jaillir la lumière.
Dans ce chef d’œuvre, au rythme parfois rock’n’roll, qui mêle plusieurs styles, le jeune Pip, sept ans, élevé à la mort de ses parents par son dragon de sœur, semble promis à un avenir obscur, sans amour, sans espoir et sans fortune. Sa rencontre terrifiante, dans un cimetière, avec le forçat Magwitch, émule de Jean Valjean, qu’il aidera à se libérer de ses chaînes, ou avec la pittoresque Miss Havisham et sa protégée, la briseuse de cœurs Estella, ne feront que renforcer les aspirations et les espoirs du héros, non pas celles prosaïques du conformisme victorien vers la recherche du confort et la respectabilité, mais bien vers « les puissances du rêve qui nous font chercher le bonheur au-delà de la Sagesse ».
Le pauvre Pip qui désespère de jamais pouvoir être aimé d’Estella qui le fascine ne dit-il pas magnifiquement : « J’ai regardé les étoiles et j’ai pensé que ce serait affreux pour un homme en train de mourir de soif de tourner son visage vers elles et de ne trouver ni secours ni pitié dans cette multitude scintillante ».
Le héros du livre, vivra en effet de folles et rocambolesques aventures qui feront finalement de lui un homme, un vrai gentleman porté par de grandes espérances.
Que l’on ait eu ou non des traumatismes d’enfance, on ne peut que s’attacher à Pip, ce personnage promis à la désespérance humaine et dont les conditions d’existence tiennent du miracle, ce jeune orphelin qui a honte de sa famille et de son milieu social et qui fait preuve de capacités de résistance hors du commun ; ce héros à la fois faible et apeuré, qui finira par devenir également égoïste et vaniteux mais qui reste en même temps drôle et naïf, perdu par son amour dévorant pour Estella. Le talent de Dickens sera aussi de nous conter cette belle histoire d’amour qui nous montre Pip si terriblement humain, avec ses failles et ses ambivalences. Il faut dire que l’humour de Dickens nous donne à voir des personnages criants de vérité. Dans ce roman d’initiation traditionnel, dans la lignée de Balzac, Dickens crée, avec originalité, des personnages mythiques entrés dans la légende et dépeint les difficultés de la vie des classes populaires, le sort des forçats, la bêtise des gens respectables, le pouvoir de l’argent. Puis ce sera la terrible peinture du monde des « grandes espérances » avec son lot de jeunes oisifs dépensiers et vaniteux qui évoluent dans les fastes de la richesse.
De rebondissement en rebondissement, comme dans un feuilleton à la dramaturgie millimétrée, ce roman aux multiples facettes nous tient en haleine et nous fait découvrir, au fil de près de 600 pages, ce qui va bien pouvoir advenir du héros… Et comme dans toutes les œuvres marquantes de la littérature, ce roman, parcouru par l’intensité des sentiments humains, sait nous tirer le rire et les larmes. Ce que ne manquera pas de souligner John Irving dans une belle préface : « D’ailleurs, c’est le propre de grands romanciers, qu’il s’agisse de Dickens, de Hardy, de Tolstoï ou de Hawthorne et Melville. On parle toujours de leur style, mais en fait, ils exploitent tous les styles, n’en refusent aucun. Pour eux, l’originalité de l’expression est un phénomène de mode qui passera. Les questions plus vastes et plus importantes, celles qui les préoccupent, leurs obsessions, resteront au contraire : l’histoire, les personnages, le rire, les larmes ».
Martine Konorski