Pourquoi la mine ? Je pense qu’elle s’est imposée naturellement à mon grand-père comme la seule issue professionnelle possible. C’était une époque (les temps modernes) qui conditionnait les hommes à accepter un destin tragique. Le choix de la mine coïncidait aussi avec le choix de la famille. Un mineur de fond possédait des avantages sociaux non négligeables: l’accès au logement et le charbon gratuits. Accepter la dureté de ce métier, c’était offrir à sa famille les possibilités d’une meilleure vie, même si cela devait impliquer un sacrifice. C’était un travail honnête, « propre » comme on dit, mais ô combien salissant et fatiguant. On y commençait souvent très jeune, étant donné que le métier se transmettait généralement de père en fils. Il n’était donc pas étonnant d’y voir travailler des garçons de 12 ans, des galibots plein de jeunesse lorsqu’ils tiraient les berlines ou triaient le charbon. Cette scène n’est plus imaginable aujourd’hui. Tant mieux pour la jeunesse.
Mais il existe aujourd’hui un fossé qui sépare les générations : d’un côté un garçon qui sacrifie son corps au travail, et de l’autre un gamin qui se pavane devant son écran. J’admire le courage de ces jeunes garçons qui ont accepté leur destin malgré eux. Ils l’ont fait, et je doute que les jeunes d’aujourd’hui puissent en faire autant. Le courage manque cruellement à l’heure actuelle, il faut bien l’avouer. Je me souviens dernièrement de jeunes lycéens qui se plaignaient d’avoir trop de devoirs. Ils n’ont pas le temps, ils sont submergés par les efforts intellectuels qu’ils fournissent. Ces jeunes qui appartiennent à des temps nouveaux ne prennent pas la mesure de leur chance, même si la précarité est insistante à l’heure de la postmodernité naissante. Ils jouissent d’une liberté que leurs aînés n’avaient pas. Ils n’ont pas à descendre au fond d’une fosse, ils n’ont plus à le faire. C’est un progrès qu’il ne faut pas négliger, et cela ne doit pas nous empêcher d’être reconnaissant envers ceux qui se sont sacrifiés.
On a raison de remercier le boulanger pour son pain, le vigneron pour son vin…Je remercie moi-même tous ces ouvriers et artisans français, travaillant dans des conditions souvent difficiles, qui nous offrent de si belles choses. Je leur en suis extrêmement reconnaissant. Mais je m’interroge aussi sur celui qui remercie le mineur de fond. Qui se soucie aujourd’hui de se chauffer au charbon ? Combien ont oublié que certains anciens de la fosse sont toujours en vie ? Ils disparaissent, on les oublie, et le charbon avec. En France, être mineur de fond ne signifie plus rien. Il évoque simplement un métier passé et enterré. Je vois tous les jours Monsieur Tout le monde qui remercie chaleureusement le technicien pour avoir réparé sa tablette numérique…Mais je ne le vois jamais remercier le mineur de fond, car il l’associe malheureusement à quelque chose qui est mort. En effet, le dernier mineur de fond est mort en cette année 2017.
Exercice difficile que de rendre hommage à une personnalité aussi affectueuse et généreuse que Gilbert Quenehen, le dernier mineur de fond. Exercice douloureux lorsque cette personnalité si riche et si profondément exemplaire qui vient de nous quitter s’avère être votre grand-père adoré. Il est écrit sur le fronton du panthéon de Paris : « Aux grand hommes, la patrie reconnaissante ». Mon grand-père n’aimait guère les honneurs, et je l’imagine mal accepter une quelconque canonisation. Néanmoins, il est de mon devoir de vous rappeler le grand homme qu’il était, notamment dans sa ville de cœur, Calonne-Ricouart.
Je ne vais pas ici vous présenter la liste de tous les faits d’armes de mon grand-père, je préfère évoquer avec vous les aspects essentiels qui font à mon sens la grandeur héroïque de sa personnalité.
Ancien combattant ou ancien combattu comme il aimait à dire avec cette ironie et cette désinvolture qui le définissait si bien. Il n’a jamais parlé avec moi des horreurs de la guerre d’Algérie, mais il s’est souvent confié sur la camaraderie existante là où on ne l’attend pas.
Mon grand-père possédait un esprit combatif qui ne s’est jamais éteint, même et surtout devant la maladie. Face à la silicose et dernièrement face à ce maudit crabe, il est resté vaillant sans faillir moralement. Il nous a quittés avec cet esprit combatif et ironique qui n’est pas sans rappeler celui des philosophes stoïciens à l’instar de Zénon de Cition.
Après une longue vie bien remplie, Zénon en sortant de son école chuta et se fracassa le pied. Zénon en déduisit alors que son temps était venu. Il leva les yeux vers le ciel et s’adressa à Dieu : « J’arrive. Pourquoi m’appelles-tu ? » La légende nous conte que Zénon mourût après avoir retenu sa respiration. Cette anecdote illustre à merveille le courage et la force ironique qui animaient mon vénéré aïeul. Et je l’imagine bien, ce foutu matin d’avril s’exclamait : « Ché bon, j’vins. Je sais. Ch’est min tour ed’partir comme tant d’viux. Ché mi, vlà m’tiète, min cul i vient ! » C’est précisément avec cet esprit stoïcien qu’il devint mineur de fond pendant plus d’une trentaine d’années. Comme le dit si bien la chanson de Pierre Bachelet « Les corons » : « Il était de la fosse comme on est d’un pays. C’est grâce à lui que je sais qui je suis ». Plus qu’un métier, c’était une culture, une manière de vivre qui reposait sur l’entraide fraternelle, l’amour familial, le sens de la fête et qui permettait certainement de supporter une réalité professionnelle profondément pénible. Les mineurs ont donné une âme à ce pays en sacrifiant à petit feu leur corps. A l’heure des burn out et des bore out, je ne peux m’empêcher de me demander comment réagiraient les salariés d’aujourd’hui que nous sommes si nous devions quitter le confort de nos écrans d’ordinateur, nos smartphones et autres merveilles technologiques pour descendre au fond, travailler entre 8h et 10h par jour sous 40 degrés dans des conditions extrêmement précaires.
Gilbert Quenehen était un mineur engagé et solidaire comme la majorité de ses camarades. Et puis, il y avait André Mancey, un homme profondément épris de justice, mineur et ancien combattant, maire de Calonne-Ricouart qui fut le premier et seul député-mineur de la région. Et c’est ce même besoin de justice sociale qui poussa mon grand-père à s’engager au PCF et à devenir plus tard conseiller municipal de sa ville de cœur Calonne puis adjoint au maire.
Militant politique, Gilbert était toujours à la disposition des habitants, toujours à l’écoute d’une doléance et faisait toujours le maximum pour trouver une solution. D’André Mancey jusqu’à André Delcourt, il a connu les aménagements urbains et culturels les plus importants de Calonne-Ricouart et y a aussi apporté sa contribution, faisant de cette cité minière un modèle en matière de bien-vivre ensemble dans une région tellement sinistrée. L’engagement de Gilbert était sans faille. Il connaissait les moindres recoins de la ville, il en était même un temps le maître des clefs. Je ne me souviens pas le nombre de fois où je l’accompagnais faire le tour de Calonne pour rencontrer les pêcheurs de l’étang de Quenehem, les joyeux boulistes, passer à la salle Gagarine, au club de javelots présidé par son ami Roger Crochet, et bien sûr se désaltérer au bistrot de la cité du 6, etc. Et puis, il fallait toujours passer dire bonjour à un tel, Marcel Mollet, Edouard Kukla, Jean Pezé, Marcel Hermet, etc.
Gilbert aimait la culture minière. Il aimait nous faire danser, nous faire rire, nous plonger dans le folklore local. Toujours derrière la sono, il donnait l’ambiance avec une petite polka, la « fête au village », la « danse des canards », la « chenille qui redémarre ». Bon vivant, il était hédoniste, appréciait les plaisirs simples et vrais de la vie comme la plupart de ses camarades mineurs de fond. Mais quel était le véritable sens de cette culture minière ?
Au XIXème siècle, l’exploitation du charbon signifiait un aboutissement, un moyen efficace de réchauffer le cœur des français. Cependant, chaque exploitation minière impliquait des sacrifices corporels, souvent mortels. Il serait donc louable de ne jamais oublier le sacrifice de ces hommes, de ces femmes, et de ces enfants. Certes, le progrès technique a permis la fermeture des mines de charbon en France, en créant des nouveaux moyens énergétiques (nucléaire, gaz, énergie solaire), des nouvelles conditions de travail qui ont largement contribué à limiter les dégâts corporels sur les individus. Il n’en reste pas moins que sans le sacrifice de ces mineurs de fond, nous n’aurions peut-être jamais pu arriver à un tel résultat. De plus, il existe toujours d’autres exploitations minières dans le monde qui implique un taux considérable de mortalité.
Le souci véritable réside dans la non-reconnaissance du corps silicosé. Un mineur est reconnu silicosé dès l’instant où le médecin trouve des séquelles graves sur le corps, c’est-à-dire un certain taux de silicose. Mais si le taux apparaît trop faible, ou en dehors de la norme édictée, on associera la pathologie du sujet à une bronchite chronique ou à un excès de tabac. La médecine se contentera alors de prescrire des plantes pour infusions, du sirop, mais sans jamais reconnaître la présence à risque de la poussière de silice. La silicose est une maladie pulmonaire incurable provoquée par l’inhalation de la poussière de silice cristalline. Ce qui est important de savoir réside dans le fait que cette maladie est progressive après l’exposition. Ceci pose problème, car le sujet peut être gravement affecté, vingt années après avoir été exposé. L’évolution de la silicose est irrégulière et incalculable. De ce fait, il est plus ou moins difficile de reconnaître un corps silicosé lorsque vingt années se sont écoulées. Et c’est précisément le cas de mon grand-père qui a été confronté à la bonne et à la mauvaise foi de la médecine et de la sécurité sociale.
Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’entrer plus en profondeur dans les détails médicaux, je préfère faire appel au bon sens. Le 10 janvier 2007, suite à un examen médical, un médecin a conclu la chose suivante : « Votre grand-père a été exposé aux risques silicotiques. Il existe des lésions d’emphysème sans cause silicotique ». J’aimerais savoir par quel miracle hellénique, un corps humain peut-il échapper à 30 années passées au fond d’une fosse, sans subir de lésions. Connaissant la santé physique de mon grand-père, je ne comprends pas ce qui aurait pu produire des lésions d’emphysème en dehors de la poussière de silice. Un mineur de fond n’échappe jamais à ces lésions : ceci est corporellement impossible. Là où la médecine peine à donner sens aux choses absurdes de cette société de consommation, la philosophie, elle, apporte par contre, des réflexions étonnantes.
Quand on songe par exemple au chien de mon grand-père, Hector, une association libre se fait naturellement avec les philosophes cyniques de l’antiquité grecque et leur manière de faire face aux absurdités mondaines ou sociales. Le sens contemporain du mot « cynique » est complètement erroné en oubliant que son étymologie grecque « cynos » signifie « chien ». On connaît le fameux Diogène le cynique qui vivait dans son tonneau et qui envoyait chier Alexandre le Grand, mais on connaît peu sa façon de penser. En relisant ce philosophe-chien, je me rends compte à quel point cette école de pensée correspond parfaitement à la personnalité atypique de mon grand-père. Diogène était peut-être à vrai dire le premier philosophe de gauche puisque profondément matérialiste et anti-conformiste. Tel le chien, le philosophe cynique aboie, mord et rouspète en raison d’un refus de l’hypocrisie. Il y a 3 principes philosophiques enseignés :
- Autosuffisance : il en faut peu pour vivre heureux comme dirait l’ours Baloo du Livre de la Jungle. Vivre dans un tonneau ou dans une baraque, vivre simplement et humblement, tel est le premier principe enseigné par l’école des cyniques.
- Refus des honneurs et des privilèges, refus des grands discours abstraits (ATUPHIA en Grec ce qui signifie absence de vanité)
- Mordre et aboyer pour bousculer les consciences et confronter les menteurs à leurs erreurs.
Le philosophe-chien provoque, transgresse, taquine pour bousculer toutes les classes sociales. L’attitude ironique et provocatrice de mon grand-père n’était pas haineuse, elle reflétait une forme ancienne de sagesse qui consiste à mordre, aboyer pour contester et non humilier ou se plaindre. Gilbert utilisait des jurons de contestation ou d’affection (nig’doulle, zouafe, nonoche, drissard, gros losse, babache, etc), c’était sa façon d’exprimer ses sentiments et ses idées même face à des gens importants, fussent-ils maires ou présidents.
Je le vois encore s’adresser avec ces mots percutants qui disent toute la simplicité et le plaisir d’être ensemble même dans les moments douloureux : « Vous autes, vous êtes harnaiqué, arrêtez de braire pour cha. Grand-mère va querre leur diminche pour ches tchiots et mi j’paie m’tournée pour mé camarates et tout ché gins ichi, même ché minteux ».
Frédéric Vincent