Mon histoire personnelle, autant dire, mon destin, ou le hasard, ce nom pudique de Dieu, a fait que je connaisse durant la même vie des éditeurs passionnés de poésie en grand nombre. Parmi eux, j’aime à nommer, Pierre Seghers, un mythe, Jean et Michel Breton (pour les Éditions Saint-Germain des Près et Poésie 1), deux tendres gangsters, Bruno Durocher, fier patriarche à la boutique inoubliable sise à la rue de l’Arbalète, Pierre-Jean Oswald, ce militant révolutionnaire ami de Frank Venaille, Guy Chambelland, barde malicieux, grand amoureux du grand talent d’Yves Martin pour les siècles des siècles.
En faisant la synthèse des heures partagées, on ne peut pas me faire croire en l’innocence absolue des uns et des autres par rapport à leur dévotion pour le Dieu Mammon, comme écrirait François Mauriac. Le dieu Mammon, c’est l’idole Fric, l’aspiration aux profits, le capitalisme du porte-monnaie, l’obsession du commerçant pour le lucratif. D’une façon générale, je me demande souvent quel est l’éditeur qui n’a jamais, surtout en poésie, pratiqué le compte d’auteur ? Combien d’argent Philippe Chabaneix a dû débourser à l’entreprise de Pierre Seghers pour paraître sous son prestigieux label dans la série « Poètes d’aujourd’hui », avec ou sans Bruno Doucey le tardif, à qui je dois pourtant la parution de l’opuscule que j’ai consacré en 2005 à Jean Grosjean. Sans m’appeler Mathias Lair, ex-Directeur de ce CALCRE inquisiteur qui me fit tant perdre de temps en palabres, jadis, ou même Katia Granoff, cette grande Dame à qui l’on doit la féerie de Marc Chagall, je reste un vieux singe de la brousse. Or, avec un vieux marcheur comme moi, on n’apprend plus, à 74 ans, à faire la grimace ! Désormais, on ne peut plus prendre Christophe Dauphin pour Jean Paulhan, ou même Giovanni Dotoli pour Salah Stétié, ou encore Philippe Jaccottet pour un pauvre jeune poète chômeur et démuni, par temps de Covid-19, même sous le papier bible de la Pléiade !
Quoi qu’il en soit, devenir éternel avant sa mort n ‘a pas de prix sous la Lune des grands cimetières. Et je ne me prends pas, pour autant, dans cette chronique, pour un Robespierre surréaliste de la rime absente ! Comme disait mon vieux Musset, mon gobelet est petit mais je bois dans mon gobelet, même quand René Char me regarde !
Trop de mensonges
Quand j’étais gamin et pieux, j’aimais à la passion Sainte Catherine de Sienne lorsqu’elle criait à la cantonade des pleutres de son époque : « Assez de silence, le monde crève à force de silence ! ». En domaine de poésie, mon état d’esprit est resté le même. Avec ou sans pandémie. J’aime trop la poésie contemporaine pour la trahir en faveur de je ne sais quel chèque d’opportunité de cuisine.En fait, j’essaye d’être à la relative hauteur de l’inconnu qui me présenta au public dans une quatrième de couverture en prétendant que je tentais de tutoyer l’éternel et de scruter l’invisible « sans renoncer à la simplicité ». Mon parcours d’éditeur et de découvreur, avec ses méandres et ses dépôts de bilan spirituel, a toujours exprimé « ma difficulté d’ÊTRE un être » comme l’écrit avec finesse et humour sémantique Stéphane Sangral, auteur de cet ouvrage qu’il vient de m’adresser, préfacé par Denis Ferdinande, et édité par les audacieuses éditions Galilée, en 2020, dans une belle collection qui a déjà accueilli Jacques Derrida, Hélène Cixous et Michel Onfray. Excusez du peu !
En définitive, les poètes mondains qui n’écrivent que pour faire parler d’eux dans les salons de l’éphémère m’ennuient autant que mes Frères initiés qui ne peuvent supporter le moindre philosophe insolite s’inquiétant de l’avenir des dernières loges aux bras étroits et aux cœurs jansénistes. De toute façon, sans céder au lyrisme, je déteste ce qui sent le petit, le ratatiné, la routine et l’onanisme rituel. Une poésie qui n’élargit pas l’horizon ou n’approfondit pas les unions de la Lune et du Soleil, engendre invariablement l’ennui des mots. Au bout du compte, ce qui fait la grandeur de Rimbaud ou de Claudel c’est que l’un comme l’autre « ré-enchantent » le monde à la hauteur pascalienne du vertige. Croyez-moi : sans vertige, il n’y a rien, ou si peu.