Dans notre précédent article, « Variations sur l’ironie », nous évoquions un procédé souvent présent dans les grandes œuvres littéraires, que l’on pourrait nommer ironie narrative, ou ironie de situation, ou mieux encore ironie dramatique.
Il s’agit là, comme dans tout ce qui participe de l’ironie, d’une intention cachée, d’un sens profond de l’œuvre inscrit dans le déroulement même de l’action, en filigrane, et que seule la perspicacité du lecteur peut mettre au jour.
On peut reconnaître ce dispositif dans Anna Karénine de Tolstoï. Le roman s’ouvre par une tempête conjugale au sein de la famille Oblonski ; rien ne va plus depuis que Dolly a appris que son mari la trompait avec l’ancienne institutrice française de ses enfants. Dolly est vieillie, fanée, après sept maternités ; elle a perdu sa beauté et, elle le sent, l’amour de son mari.
Lui, Stépane, est un bon vivant désinvolte, qui séduit tout le monde, supérieurs comme subalternes, non par des compliments calculés comme l’hypocrite Bel-Ami, mais par son simple amour de la vie sensuelle, par l’adéquation parfaite de son être avec le monde. En témoigne son appétit vorace, non pour les bonnes places à prendre, mais pour les bons plats, les huîtres, les chapons, les vins raffinés. Ainsi, quand l’austère propriétaire campagnard Lévine, porte-parole de Tolstoï, lui dit ne pas comprendre l’adultère, c’est-à-dire comment un homme qui a fait un bon dîner peut voler une brioche dans une boulangerie, Stépane, filant la métaphore, lui objecte que certaines brioches ont une odeur irrésistible…
Pour Oblonski, le but de la civilisation est de tout convertir en jouissance. Et tout le monde aime ce gai compagnon, accueilli partout par un sourire joyeux, parce qu’il respire le plaisir de vivre, avec son teint de rose, son corps gras et soigné, ses yeux vifs : toute sa personne exhale un charme physique « qui mettait les cœurs en joie et les emportait vers lui irrésistiblement ».
Ses relations, sa naissance lui ont procuré une situation importante et prospère malgré sa paresse et des études médiocres. Mais il est apprécié par ses subordonnés car il tutoie tout le monde, se montre indulgent envers les fautes d’autrui (comme envers les siennes), ne met aucune passion dans son travail. Indolent, il laisse sa femme s’occuper de la maison et des enfants (bientôt il la ruinera par son incurie).
L’ironie dramatique réside ici dans le fait que ce soit Anna Karénine qui vienne sauver le couple Oblonski, en fléchissant la colère de l’épouse outragée, en assurant que Stépane se repent et ne répètera jamais cette faute (la suite du récit dira le contraire, il continuera à vanter les plaisirs de la vie libertine).
Or, quand Anna Karénine aimera un autre homme que son mari (qui ne l’a jamais aimée, ayant été marié à Anna par une tante, selon la tradition russe), on jettera l’opprobre sur elle, elle sera considérée comme une femme perdue, se verra exclue de la société mondaine, même par ses amies les plus proches.
Ici donc, deux poids, deux mesures, pour la même faute. Et l’ironie de situation veut que l’on se montre plus indulgent pour les incartades répétées d’Oblonski – dont les infidélités demeurent invisibles, indiscutées, admises comme le jeu, l’alcool ou la chasse, s’agissant du monde masculin – que pour l’amour total, exclusif, absolu d’Anna, valeur suprême célébrée par tous les romans, toutes les poésies, toutes les œuvres d’art.
Le mari d’Anna, inquiet pour son honneur, sa carrière, invoque la religion pour refuser le divorce : on ne peut séparer ceux que Dieu a unis.
Ainsi voit-on deux couples, les Oblonski et les Karénine, fracturés par la même cause, l’infidélité conjugale. Cependant, quand c’est l’homme qui commet l’adultère, la femme pardonne et le mari ne perd pas l’estime sociale et poursuit allègrement ses amours clandestines. Il en va tout autrement quand c’est la femme qui aime : chez elle l’amour n’est pas un divertissement, l’équivalent d’un bon repas, un désir de chair fraîche.
Anna, après avoir vu Vronski, ne supporte plus physiquement la vue de son mari : ni ses oreilles paraissant soudain trop longues, ni sa manière déplaisante de faire craquer ses doigts, ni les veines apparentes de ses mains osseuses.
Et le malheur d’Anna Karénine réside tout entier dans cette impossibilité de concilier sa passion et un ordre social qui l’humilie, la rabaisse à la condition de femme tombée.
Toutefois, jamais Tolstoï ne fait état de cette injustice ni ne la dénonce. Il s’est contenté d’ouvrir son roman par les malheurs d’Oblonski, chagrins de vaudeville d’un épicurien détestant tout ce qui peut troubler sa petite vie plaisante et confortable.
Puis, soudain, la rencontre d’Anna et Vronski à la gare tout près des rails ensanglantés fait plonger le roman dans une autre dimension : on passe alors de Feydeau à la tragédie grecque, shakespearienne, ce monde où l’amour vient heurter l’ordre social, est hors-la-loi, se mêle au crime, à l’interdit de l’inceste, à l’enfer de la jalousie, porte l’empreinte de la Fatalité, d’un Mauvais Sang, d’un choc décisif, inéluctable des destinées.
Après le remue-ménage d’opérette des Oblonski, voici qu’entrent en scène les vrais cœurs. Voici le Grand Désordre.
Daniel Aquili