Des mouches dans la main d’un enfant espiègle, voilà ce que nous sommes pour les dieux. Ils nous tuent pour se divertir.
Shakespeare, Le Roi Lear
C’est un procédé littéraire, présent aussi dans bien des films, qui n’a pas de nom, et que nous baptiserons le miroir invisible. Le héros rencontre sur son chemin une image prémonitoire de ce qu’il deviendra bien plus tard, quand son destin sera accompli – et cette image est si grotesque, si avilie, qu’il ne peut s’y reconnaître, aussi cet avertissement envoyé ironiquement par les dieux reste-t-il lettre morte, message sans effet.
On trouve un bel exemple de ce dispositif dans La Mort à Venise, le roman de Thomas Mann paru en 1912. Saisi d’une envie soudaine de voyager, le célèbre écrivain Gustav Aschenbach est parti pour Venise. À bord du bateau qui le mène à la Sérénissime, il observe un groupe de jeunes gens joyeux et farceurs. Parmi eux se trouve un garçon à la voix criarde qui porte un costume jaune avec une cravate rouge. Mais bientôt Aschenbach constate avec horreur que ce n’est pas un jeune homme extravagant mais un vieillard grimé : le fard carmin cache les rides, la moustache est teinte, les cheveux noirs sous le chapeau de couleur ne sont qu’une perruque, les dents sont fausses. L’écrivain est choqué de constater que les gais compagnons du faux jeune homme l’acceptent sans répugnance.
Plus loin dans le récit, Aschenbach est fasciné de façon trouble par un adolescent polonais de quatorze ans environ, d’une beauté sculpturale, prénommé Tadzio. Il se met bientôt à le suivre dans les ruelles de Venise, n’ayant plus d’autre pensée que pour ce garçon. Il en vient à souhaiter de lui plaire « comme n’importe quel amoureux ». C’est alors que le coiffeur de son hôtel lui suggère de braver les préjugés en acceptant quelques petits artifices qui le feraient paraître bien plus jeune (coiffeur très diabolique : on songe au Mephistophélès de Goethe grâce à qui un autre vieux savant, Faust, peut retrouver sa jeunesse et séduire un jour la belle Marguerite).
Ainsi voilà l’écrivain pourvu d’une moustache aussi noire qu’à ses vingt ans, des sourcils savamment redessinés, des yeux plus vifs grâce au khôl, des joues et des lèvres plus rouges, les rides masquées par la crème : « Aschenbach découvrait dans la glace un adolescent en fleur ».
Cette scène fixe en une image la folie destructrice du héros, qui ne saura fuir Venise, même quand on l’avertit que le choléra y sévit, ne pouvant se séparer un seul instant de son idole, de cet idéal de Beauté qu’il a célébré, recherché dans ses œuvres et qui apparaît soudain devant lui, dans sa réalité charnelle éblouissante.
Cet avertissement prémonitoire, le héros encore aveugle sur sa propre identité le néglige : Aschenbach ne soupçonne pas ses pulsions pédérastiques quand il regarde le vieillard maquillé. Et quand on évoque l’aveuglement du héros, on ne peut que revenir à la figure archétypale d’Œdipe. Rappelons le début d’Œdipe-Roi de Sophocle. La peste sévit à Thèbes. L’oracle d’Apollon, consulté, a répondu qu’elle est due à une souillure non lavée : le meurtre de l’ancien roi Laïos. Œdipe, le roi actuel, héros providentiel qui a délivré la ville de la Sphinge, a convoqué le devin aveugle Tirésias pour connaître la vérité. Mais celui-ci refuse de parler, de crainte de devoir prononcer des paroles trop terribles à entendre. Poussé à bout par le roi furieux qui l’accuse de complot, il en vient à affirmer que le coupable n’est autre qu’Œdipe lui-même. Alors le roi dans sa colère lui dénie toute clairvoyance, tout don divinatoire : comment un aveugle, un être qui vit dans les ténèbres, pourrait-il avoir accès à la Vérité ?
Piqué au vif, Tirésias l’avertit : « Bientôt, ces invectives, personne ne te les épargnera ». C’est que « bientôt » Œdipe prendra la forme de Tirésias, lui aussi sera un aveugle qui voit la vérité, une fois qu’il se sera crevé les yeux ; lui aussi sera guidé par un enfant (sa fille Antigone) ; lui aussi sera investi d’une fonction sacrée, tutélaire (dans Œdipe à Colone).
D’ailleurs l’énigme même que résolut Œdipe portait en elle, pour qui savait lire, une forme de mise en garde. Cet animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes à midi et à trois pattes le soir, c’est la métaphore de l’homme mais elle annonce aussi l’itinéraire d’Œdipe, nourrisson exposé sur le Cithéron puis roi prestigieux et enfin paria aveugle s’appuyant sur un bâton !
Un autre exemple de ce miroir invisible, à valeur d’avertissement tendu au héros qui n’y prend pas garde, se trouve dans le début de L’Ange bleu, le film de Josef von Sternberg (1930). Le professeur Rath, vieux célibataire à l’existence morne et réglée, qui enseigne l’anglais dans un lycée respectable, a saisi en plein cours des photos scabreuses circulant parmi ses élèves, celles d’une certaine Lola Lola, danseuse qui exerce ses talents dans un cabaret mal famé, L’Ange bleu. Il s’y rend avec le désir de déloger les lycéens qui le fréquentent. Mais il est vite séduit par Lola (Marlène Dietrich). Dans les premiers moments où il rôde à travers les loges du cabaret, effaré, parmi les danseuses déshabillées, il ne cesse de croiser un grand clown triste qui le dévisage avec insistance, sans jamais prononcer une parole.
Cinq années plus tard, maintenant qu’il a tout quitté pour suivre Lola, l’a épousée, a épuisé pour elle jusqu’à son dernier pfennig, le voilà contraint par le directeur de la troupe à travailler pour eux. Alors on le grime en vieux clown échevelé et grotesque qui inspire la pitié plus que le rire. Cette idée de fin qui n’apparaissait pas dans le roman de Heinrich Mann donne au récit une ampleur plus cruelle et plus symbolique. Elle résume en une seule image les ravages de la passion, la déchéance à laquelle peut s’abaisser celui qui a accepté de tout sacrifier pour vivre auprès de l’être aimé. On pense bien sûr ici au chevalier des Grieux, et au maréchal des logis don José, tous deux devenus assassins, l’un pour Manon Lescaut, l’autre pour Carmen.
Cependant ce grand clown triste qui préfigurait le destin du vieux professeur est demeuré un de ces signaux muets du destin que le héros n’a pas su lire.
Dans un prochain article, nous prolongerons cette petite étude à travers d’autres exemples tirés du roman Germinal de Zola et du film Le Locataire de Polanski.