La logique politique s’est sclérosée au point que nos sociétés vacillent. Équilibres géopolitiques, production et répartition des richesses, rapports sociaux, transmission des savoirs, respect des libertés fondamentales, santé, qualité de l’environnement : tout est en souffrance. Il s’agit d’une crise systémique.
le Manifeste pour un avenir non-politique soutient que cette crise relève du tour « totalitarisant » que prennent nos sociétés. Il faut oser remettre en question le politique même, considérer l’éthique que le politique présuppose et réalise, l’ethos politique, la manière d’habiter sur Terre dont il est le nom.
Extraits :
De la totalitarisation
L’adjectif « totalitarisant(e) », le substantif « totalitarisation » ou le verbe « totalitariser » sont des concepts créés pour dire le procès par lequel le politique, particulièrement depuis la seconde guerre mondiale, a favorisé l’émergence d’une interdépendance toujours plus poussée entre les individus, les corporations, les États, les économies…, au profit d’une oligarchie mondialiste, entrainant la limitation et l’affaiblissement, pour le plus grand nombre, de l’exercice de sa propre souveraineté. Pareil affaiblissement est proportionnel à l’isolement des individus, isolement qui les voue sans défenses au pouvoir politique, particulièrement lorsqu’il s’exerce de façon réticulaire et diffuse puisqu’il tend à occulter, par distraction latérale des préoccupations, la coupure « religieuse » du pouvoir politique. La tendance à la « dissociété » et le caractère labile d’un pouvoir partout et nulle part, vont de pair.
À l’échelle du monde, cette interdépendance se signe par une densification des échanges qui ne serait pas réalisable sans la digitalisation ou numérisation des sociétés dans leur ensemble et dans leurs rapports, en interne comme en externe. Celle-ci ne laisse pas de possibilités d’un « en-dehors », sous peine de marginalisation. Personne, sauf peut-être quelques grincheux isolés, ne songerait à revendiquer « l’objection numérique » comme autrefois on pouvait s’affirmer objecteur de conscience. Et cette impossibilité de sortir des rets des technologies dites nouvelles, s’accommode de l’idéologie politique libérale en tant que forme politique achevée des sociétés, sans échappatoire, sans alternative, comme un destin (même les régimes qui, sur la planète, se réclament d’une autre idéologie politique, carburent au libéralisme économique conquérant). Si l’on songe combien le libéralisme et les idéaux transhumanistes tendent à se confondre, nous avons bel et bien affaire à la réalisation ou à la tentative de réalisation de ce qui ressemble à une utopie mais qui ne peut pas en être une. Cela pour la bonne et simple raison que l’idéal néolibéral est un idéal de classe transnationale, ce n’est un projet collectif que dans la mesure où il sert à promouvoir le « bonheur » d’une infime minorité de la population. Le rapport de force y domine en maître et ne peut donner lieu, pour le plus grand nombre, qu’à une réalisation dystopique des idéaux transhumanistes.
Une telle oppression totalitarisante s’insinue quel que soit le régime politique en vigueur. Et elle touche non seulement les hommes, les peuples, mais l’ensemble de ce qui est, la nature (productivisme). On parle, à cet égard de nos jours, de pression anthropique sur les écosystèmes. Cela s’est fait de façon subreptice, presque invisible, jusqu’à ce que cela devienne trop criant ou incontournable (pollution, infertilité, extinction etc.)
Sur le plan individuel, l’oppression opère « à bas bruit » (de là son apparence « soft ») du fait que, grâce à l’appareillage systém(at)ique, on agit immédiatement sur les conduites, donc sur le désir. La contrainte s’intériorise, s’incarne sur le plan du temps vécu, de la durée personnelle. L’accélération, jusqu’à saturation, des flux informationnels constitue une forme nouvelle de mise en alerte perpétuelle, de préoccupation des individus (surcharge mentale et psychologique avec les pathologies qui s’ensuivent), individus conditionnés à compenser, à chercher des gratifications (du plaisir) par d’autres sollicitations du même type, celles des loisirs « spectaculaires ». Autrement dit, tout se conjugue pour distraire, dans tous les sens du terme. Et ce dont chacun est distrait fondamentalement, c’est d’abord de lui-même, de sa vie, du sens de sa vie.
Totalitarisation il y a, bel et bien.
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De la transmission
Les sociétés de l’information et de la communication, qui font la contemporanéité en tant que monde connecté, constituent contre toute attente une véritable mais sournoise entreprise de fragilisation des personnes par la formation de la subjectivité fondamentale qu’elles induisent, avec les conséquences qui s’ensuivent quant aux capacités d’auto-détermination, d’exercice de la liberté, capacités subissant une inhibition « fantôme ».
L’ère des médias de masse débute avec le machinisme et le développement de la presse papier, des journaux. L’invention de la photographie, première image technologique, puis du cinéma et, par la suite, de la télévision, de l’informatique etc., vont avoir, incontestablement, la vertu d’ouvrir tout un chacun sur le monde dans sa globalité, donc de dilater l’imaginaire à proportion, favorisant ainsi peu à peu la conscience, en lien sur le dernier quart du 20ième siècle avec les questions écologiques en particulier, d’être « tous dans le même bateau ». On pourrait être tenté, dans le droit fil des revendications portées par les Lumières, de n’y voir que du « positif », en raison de la démocratisation des savoirs et de l’intelligence critique qu’un tel processus semble favoriser. Il y aurait là de quoi abattre « les murs », de quoi détendre les plis et replis communautaristes, nous serions dans une immense agora technologique ouverte sur les différences etc.
Sans doute, mais on peut également déceler, avec cette médiatisation généralisée, la construction de nouvelles barrières, de nouvelles palissades plus insidieuses, moins « franches » mais non moins éthiquement dommageable du point de vue de l’être-en-commun, de l’intensité des relations et de l’engagement personnel dans l’espace public. Les informations, en effet, nous viennent, comme un service que l’on nous rend, elles nous sont « livrées à domicile » via les appareils auxquels nous nous rendons disponibles. Nous savons, certes, mais par des émetteurs et des écrans, par interposition (qui programme, qui choisit, selon quels critères ?), nous n’allons pas au-devant des choses, nous ne nous y confrontons pas selon un désir qui viendrait de nous (comme dans l’expérience artistique), nous ne rencontrons aucune résistance, aucun échec, ne pouvons éprouver ni humilité, ni fierté. Notre réactivité n’est qu’à faible intensité, tout au plus pouvons-nous quelque peu nous réformer « intellectuellement », et à la condition de surcroît que la manipulation de l’information ne dépasse pas certains seuils « subliminaux », donc que nous sachions lire ce langage entre les lignes pour relever les effets de propagande, que nous puissions aussi prendre le temps de confronter les sources, bref que l’on étudie la sphère informationnelle au jour le jour avec une grande perspicacité. Autant dire que cela ne se produit pas ou seulement marginalement. En revanche, prolifèrent les demi savants, les bavardages avertis se tenant sur le bord des choses, quand on ne fait pas le contraire de ce que notre bonne conscience affiche.
Ainsi, notre expérience du monde est à faible incarnation, donc à faible puissance subversive. Nous appréhendons la réalité via des stéréotypes savamment dosés et mis en scène par des fils de pub, par des communicants (catégories qui englobent à différents degrés bon nombre de journalistes). Plus encore, le matraquage informationnel, la démultiplication des relais, l’hyper sollicitation et même la surenchère dans le sensationnel, les notifications permanentes pour lesquelles nos appareils nous rappellent à l’ordre etc., entraînent pour beaucoup d’entre nous de ne plus savoir à quel saint se vouer et, face à la complexité intériorisée, à ne trouver comme recours un peu stabilisateur que la solution simpliste, voire le déni pour ne pas succomber à quelque souffrance psychique. Et puis, répercussion sur l’enseignement, sur l’éducation scolaire, lorsque tout passe par les canaux informationnels, quand tout devient « information », il n’y a plus aucun relief dans le savoir, connaissances, pseudo connaissances, contre-vérités, mensonges… se tiennent dans une sorte d’équivalence, chacun allant faire son marché, à sa convenance et avec les moyens qui sont les siens (ce qu’il est déjà).
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Manifeste pour un avenir non-politique – Jean-Philippe Testefort – Éditions Unicité – à paraître en février 2024.