Influences
Doutant de mes capacités à faire autre chose qu’imiter – volontairement ou non – nos géniaux prédécesseurs, j’essaye depuis mes premiers pas en photographie de m’affranchir de ceux qui m’auront ébloui. Parmi eux : d’abord Paul Strand, Edward Weston, Dorothea Lange, Walker Evans, Cartier Bresson… Mais je ne pouvais creuser plus loin, le témoignage social ou de l’humaine condition ne correspondant pas à ma recherche. La saturation chromatique, l’émotivité pigmentaire m’auront aussi marqué, de l’or de Salgado aux mégots d’Irving Penn. Vint la découverte sur le tard du travail d’Aaron Siskind, qui fut plus la confirmation d’un saisissement qu’une source d’inspiration.
L’écartèlement étant par trop douloureux, je me paye au quotidien de photographie à dominante illustrative, tout en surveillant du coin de l’œil les progrès de nos contemporains comme Stéphane Spach ou Patrick Bogner, découvrant Kahlik Allah grâce au blog éclairant du « photographe minimaliste » Antoine Zabajewski.
Je m’efforce autant que faire se peut d’éviter la surenchère conceptuelle par méfiance pour un penchant pouvant m’entraîner dans le stérile. Mais on ne se refait pas, il s’agit surtout de s’apprivoiser.
Photos, graphos : lumière, écrire. Pour un poète, rien de plus normal. Il s’agit bien « d’écrire », de dessiner avec la lumière. De la Rétinette Kodak qu’un de mes frères – celui qui démonte tout – démonta un jour sans jamais pouvoir la remonter, aux appareils numériques aux interfaces de cockpit d’Airbus, j’aurai tenté de dessiner le réel, dans mon propre exercice plus intéressé par la peinture que par la photographie.
Photographie et peinture
De Marie-Claude San Juan, poète et photographe comme je souhaite moi-même l’être, j’avais lu plusieurs recueils où poèmes et photos commerçaient avec cohérence. La logique d’ensemble m’avait séduit. « Peindre sans peindre » : je me reconnaissais dans le mantra de Marie-Claude San Juan. J’avais dans mes projets celui de passer certaines de mes photographies au filtre de la digigraphie, en utilisant ce procédé technique afin de voir dans quelle mesure on peut encore plus perdre la notion d’échelle, faire disparaître la dimension initiale des choses et en révéler l’appartenance à un autre univers, infime ou cosmique. Je n’ai toujours pas effectué cette tentative de transformation, mais est-elle nécessaire ?
En exergue d’un de ses livres, Ombres géométriques frôlées par le vent (1), Marie-Claude San Juan citait Georges Didi-Huberman. Je ne connaissais pas l’ouvrage Écorces auquel elle se référait mais je me suis souvenu que dans son livre sur Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Didi-Huberman a l’intuition que le peintre ne cherche pas à faire ressembler les personnages aux vivants mais délaisse la fidélité mimétique qui pourrait rendre l’apparence de la vie, même idéalisée. D’après l’auteur, et ce contrairement à l’intention philosophique que l’on prête généralement à la Renaissance, le peintre souhaite aller au-delà de l’évidence iconographique, dépasser l’imagerie adroite et brillante, et entrer dans l’extrême de la recherche théologique. « Comment figurer une surnature, une expectative » ? « Rien ne saurait prétendre au divin, ou en imiter la figure. »
Photographie et métaphysique
Vu que Fra Angelico est un moine dévot, c’est bien la recherche d’un mystère dont il s’agit. Celui de la réincarnation, celui de la présence de Dieu en chacun. Étant agnostique, je ne pouvais que me rapprocher de ces interrogations et m’efforcer à comprendre cette recherche. Mais bien sûr l’agnosticisme ne dispense pas des interrogations existentielles.
De ce pas de côté délaissant la figuration « figurative » et avançant dans la figuration métaphysique, bien avant l’invention ou plutôt la redécouverte de l’abstraction, on pouvait faire une analogie avec la photographie. Mieux encore qu’une analogie, une recherche identique. Considérer cette quête comme relevant d’un ordre métaphysique. Dans sa meilleure expression, c’est telle que je conçois la photographie, comme Marie-Claude l’écrit d’ailleurs dans le commentaire sur son titre : « la photographie est une métaphysique sans mots ».
Photographie et mots
Étant « sans mots », la photographie se trouve-t-elle en avoir besoin ? Afin non de l’illustrer ou de l’expliciter mais d’établir un dialogue lui-même métaphysique, comme un jeu de miroirs sans fin, une mise en abîme sidérante et mystique. « Seul le corps énergétique sait. Concentration extrême et retrait mental : la meilleure métaphore serait le vent qui frôle. » On pourrait penser cela purement en expression esthétique, en expérimentation plastique. Mais comment ne pas établir un lien avec les exercices spirituels du bouddhisme, peut-être dans son expression zen ? Je ne connais pas suffisamment le bouddhisme pour m’avancer plus avant.
Photographie et réel
De Marie-Claude, toujours : Le réel est un poème métaphysique (2). Nous en avions parlé au festival Quartier du Livre en 2022. Je ressentais son texte comme une déclinaison poétique de sa pensée qui interroge le réel, en acceptant celui-ci dans son entièreté, quelle qu’elle soit, bonne ou mauvaise. Pas de refus du réel.
J’écrivais à son propos qu’elle était, là, poétesse et photographe à la fois : « À la fois et non pas ensemble, puisque Marie-Claude San Juan ne veut rien illustrer, ses textes ne commentent aucune image. Poèmes et photographies émaillant le recueil sont rencontres par le hasard d’une coïncidence synchrone. On ne saurait faire moins œuvre de construction. Établir le hasard ne peut être pris comme une volonté, mais bien comme une contingence fortuite. Au-delà du réel, le réel. Pas d’irréel dans cette histoire. Le réel n’a pas de double, se suffisant à lui-même… Pas besoin de fantasme ou de projection oraculaire, le réel du poète est extase d’entrée de jeu. Il peut être celui de tous, pris en compte par tous, pour peu que chacun en prenne conscience. Tous, nous voyons la ville dans la flaque. Par-delà le miroir, le halo du réel. »
Dans les lignes-poèmes de Marie-Claude, l’expression « archéologie du silence ». Le silence. Les cisterciens avaient inventé l’architecture du silence. De même, la photographie est un art silencieux, matière de tous les mondes.
Métagraphie
Prises de vue. Vues à prendre. S’il y a création, elle est dans l’expression d’un goût, celui de l’inaperçu, de l’inexploré, de l’insignifiant au sens de négligeable. Pour le révéler, lui rendre son éloquence.
Un tour de passe-passe.
Ni peintre, ni photographe, donc. Un entre deux, indéfini ou seulement vaguement déterminé. Scribouillard de la lumière, je me contenterai d’être un métagraphe, utilisant la photographie pour chercher une révélation sous-jacente, un éveil dans le silence.
- Ombres géométriques frôlées par le vent – Marie-Claude San Juan, Éditions Unicité, 2020
- Le réel est un poème métaphysique – Marie-Claude San Juan, Éditions Unicité, 2022