« Aimer, il n’y a que cela au monde !» (Tom)
Brassens a rendu hommage à « la première fille qu’on a prise dans ses bras ». A côté du souvenir ému de ses premières amours, chacun garde fidèlement celui du premier vrai roman qu’il a eu entre ses mains. Pour moi, ce fut La Case de l’oncle Tom, et je voudrais évoquer ce livre pour clore cette série de souvenirs de lecture. C’était un prix reçu à l’âge de sept ans. La collection Rouge et Or mentionnait pourtant : « pour garçons et filles de 10 à 12 ans ». Aujourd’hui L’Ecole des Loisirs le réserve, dans une édition abrégée également, aux 11-13 ans. Ce fut une lecture impressionnante et inoubliable, pour un enfant de sept ans, ce long et douloureux martyre d’un esclave noir chrétien, qui ne s’oppose jamais aux injustices qui l’accablent, mais remet sans cesse son sort entre les mains de son Seigneur (disons tout de suite que ce n’est pas un livre pour la jeunesse, mais un roman coup de poing destiné à interroger la conscience d’un lecteur adulte, en particulier chrétien, en frappant sa sensibilité).
Outre ma compassion indignée, je me rappelle avoir découvert avec ce livre les subtilités de l’art romanesque. Je garde encore en mémoire l’étrange surprise que représenta à mes yeux de lecteur novice l’alternance des lieux et des situations d’un chapitre à l’autre. Au début, les ouvertures de chapitre étaient déconcertantes : « Que se passait-il pendant ce temps chez les Shelby ? » ou bien : « Laissant Tom aux mains de ses bourreaux, nous allons maintenant essayer de savoir ce qu’il est advenu de Georges et d’Eliza que nous avions laissés en de bonnes mains dans une ferme quaker ». Puis je m’accoutumai peu à peu à la technique du contrepoint narratif.
Deux scènes sont restées à jamais gravées dans ma mémoire, en raison de leur force émotive : la fuite de la jeune esclave Eliza, avec son petit Henri dans les bras, traversant les eaux tumultueuses de l’Ohio en sautant pieds nus d’un bloc de glace à l’autre, en pleine nuit, pour échapper au maître qui la poursuit. Je n’ai jamais oublié l’image qui illustrait cette péripétie et que je joins à cet article.
La seconde scène fait partie de ces moments que le lecteur espère et attend avec impatience depuis des dizaines de pages : après tant de scélératesse, de cruauté gratuite et déchaînée, comme on aimerait (surtout un lecteur juvénile) que le Méchant soit enfin châtié ! Le pauvre Tom est sur le point de rendre l’âme sous les coups de son terrible maître Legree, figure du Mal absolu. Alors arrive Georges Shelby, le fils de son ancien maître, qui avait promis à Tom de venir le racheter un jour. Hélas ! il est trop tard : Tom agonise et Georges assiste aux derniers instants du supplicié qui pardonne à tous et convertit à la foi chrétienne les spectateurs présents. Georges menace Legree de poursuites judiciaires. Le diable répond avec cynisme qu’il n’y a aucun témoin, sauf les « nègres » dont les voix comptent pour rien. Il ajoute : « Après tout, voilà bien du tapage pour un nègre mort !». Alors viennent les mots tant attendus par le jeune lecteur révolté : « Georges, ne pouvant plus contenir son indignation, envoya à Legree un terrible coup de poing en plein visage. Legree perdit l’équilibre et roula à terre »
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Ce roman pâtit aujourd’hui d’une dépréciation qui me semble trop sévère. Les militants afro-américains des droits civiques, comme James Baldwin ou Malcolm X, ont détesté le livre, en particulier la figure passive et complaisante de Tom, cela se comprend. L’Encyclopedia Universalis taxe l’ouvrage de « surcharge mélodramatique », de « perspective moralisante » et de documentation insuffisante. Ces critiques peuvent paraître excessives, quand on relit le roman aujourd’hui (je parle cette fois de sa version intégrale et non de l’édition adaptée aux enfants).
Ce qu’on peut imputer plus sûrement au livre (et que l’édition précieuse et documentée du Livre de Poche oublie curieusement de relever), ce sont ces caractérisations douteuses et datées portant sur les « races », en particulier les traits que Harriet Beecher Stowe attribue à la « race noire » : « le nègre est naturellement plus susceptible que le Blanc d’éprouver le sentiment religieux » ; « toutes les affections instinctives de cette race sont d’une incroyable puissance », etc.
Contre les pasteurs qui dans leurs sermons assuraient, s’appuyant sur tel passage de la Bible, que la race africaine est faite pour être asservie, Stowe voit, dans une sorte de prédestination inverse, mais tout aussi discriminatoire, la « race noire » comme celle de « l’affection, de la magnanimité, du pardon », la seule digne d’accomplir le message civilisateur de l’Evangile car « le principe de la foi sans contrôle et de la confiance sans bornes est un des éléments naturels de cette race ». Selon H.B. Stowe, la « race anglo-saxonne » a joué son rôle civilisateur, dans la dureté, la domination. L’Africain ouvrira une nouvelle ère de l’humanité, où règneront « la paix et la fraternité universelles ». On parlait ainsi en 1852. Jules Verne, en 1869, termine Autour de la lune en se demandant avec enthousiasme, à propos de la conquête spatiale, jusqu’où ira « l’audacieuse ingéniosité de la race anglo-saxonne ».
Cependant, ces réserves faites, le roman demeure –et c’est un de ses aspects les plus méconnus – un formidable brûlot contre le système social des pays industriels. Nous évoquions les dates, le contexte : l’ouvrage paraît en 1852 ; Marx et Engels publient le Manifeste du Parti Communiste en 1848, qui voit l’histoire comme une lutte incessante entre classes dominantes et classes opprimées. H.B. Stowe fait un parallèle audacieux pour l’époque entre le sort de l’esclave afro-américain et celui de la classe ouvrière en Europe, et considère l’esclavage comme « la plus audacieuse violation des droits humains », les planteurs américains poussant à l’extrême l’exploitation des « basses classes » pratiquée par les financiers anglais, et que l’on constate partout dans le monde (le Livre de Poche oublie l’important sous-titre de l’édition originale : Life Among The Lowly : Vie parmi les humbles).
(à suivre)