Jean-Pierre Monteils, essayiste et romancier, est un spécialiste reconnu dans le domaine des sectes, sociétés secrètes et des théories conspirationnistes. Les magiciens du crépuscule est son dernier livre qui vient d’être republié dans une version augmentée. Il porte sur les thèmes connexes et imbriqués du rôle possible des sectes et des sociétés secrètes dans un hypothétique complot mondial. Travail de plusieurs années de recherches et de réflexion, il est inspiré entre autres, par la théorie de la pensée complexe d’Edgar Morin mais évolue également sur d’autres axes. Ce livre est aussi un hommage en clin d’œil au soixantième anniversaire du livre « le matin des magiciens » de Louis Pauwels et Jacques Bergier.
Il s’agit d’une réflexion d’ensemble, indépendante de toute organisation ou idéologie, écrite avant la crise actuelle et à contre-courant des thèses conspirationnistes du moment. Pour autant, elle ne nie aucunement les corrélations troublantes qui existent d’évidence entre divers comportements de nos sociétés, mais tente de les dépasser pour discerner d’autres évidences. C’est surtout un voyage au cœur des sociétés secrètes sur plusieurs siècles, illustré par leurs apports et leurs contradictions. Au fur et à mesure que se déroulent les événements récents (Covid 19, élections américaines, guerre en Ukraine, film Hold-up etc.), certaines des idées exposées prennent de plus en plus de sens.
Quelles raisons vous ont mené en premier lieu à vous intéresser aux sectes, sociétés secrètes et théories du complot ?
Un intérêt marqué dès mon plus jeune âge pour la spiritualité et l’histoire des religions et plus généralement de la pensée. S’y est ajouté une attention précoce envers les ordres de chevalerie. L’ordre du temple fut pour moi dans les années 60, d’abord un sujet d’étude puis devenu journaliste, un objet d’enquête notamment dans ses manifestations résurgentes contemporaines. Ce que l’on nomme les « néo-templiers ». Très vite, mes premières investigations m’ont entrouvert le voile de l’immense univers de l’occulte mais j’ai été aidé par de nombreuses et solides rencontres qui m’ont guidé sur la route parfois dangereuse, d’abord de ce qu’on l’on nomme le paranormal, puis sur celle de l’ésotérisme. Ça ne s’est pas opéré du jour au lendemain et il a fallu franchir beaucoup d’obstacles, en tous genres. La chance de l’époque était que l’on se trouvait au temps de la revue Planète et de tout un mouvement souvent encore discuté, qui était un formidable bocal d’agitation d’idées dans les décennies 60 et 70. Aujourd’hui je me considère selon le mot des professeurs Émile Poulat et Antoine Faivre comme un ésotérologue. Ce mot désigne une personne qui étudie l’ésotérisme sous toutes ses formes et manifestations. C’est de ce point de vue que j’observe les mouvements du monde des sectes et des sociétés secrètes. Sans passion, sans parti pris, avec la liberté de conscience comme ligne d’horizon. Avec aussi le pari de l’intelligence que les êtres humains ont la liberté de croire ce qu’ils veulent, du moins dans des pays qui se prétendent à gestion démocratique. Mais tout ceci est plus vite dit que fait.
Qu’est-ce qui vous a amené à enrichir et rééditer ce livre ? Finalement est-ce votre livre qui a été à la rencontre de l’actualité ou l’actualité qui coïncide avec sa nouvelle publication ?
Non, j’ai commencé à écrire ce livre en 2018 et il est sorti en première édition en 2020. Rapidement épuisé, seuls les aléas du Covid et des délais d’édition le font ressortir aujourd’hui légèrement augmenté. Il n’est pas consacré au seul phénomène sectaire qui n’est plus directement au centre de mes travaux actuels mais tente de répondre à la difficile question : dans l’hypothèse où un complot mondial réel, c’est-à-dire une conspiration à l’échelle de la planète, coordonnée et structurée existerait, peut-on estimer la part d’influence des sectes et des sociétés secrètes dans celui-ci ? Il s’agit en fait d’une expérience de pensée et non d’une vraie question et il est facile de comprendre qu’un tel complot ne peut exister pratiquement. Deux remarques ici : on ne dit pas que les complots n’existent pas, on dit au contraire qu’il y en a tellement…qu’ils ne peuvent se réduire à un seul (le fameux complot mondial) et que justement pour cela, ils l’interdisent ! J’invite les lecteurs à bien lire ce que je dis car les contresens d’interprétation sont fréquents. Deuxième remarque, ce n’est pas parce qu’il est évident qu’un complot mondial n’existe pas que l’on peut le prouver. Ce qui n’existe pas est techniquement impossible à prouver au sens que l’on donne à ce verbe. On a imaginé la notion de postulat pour résoudre, en partie au moins ce type de problème. On approche la preuve de ce genre de phénomènes en utilisant les impossibilités logiques. Mais ce n’est qu’une approche. Et d’ailleurs, ce serait à ceux qui prétendent qu’il existe un tel complot d’en prouver l’existence. On attend impatiemment la démonstration.
Dès le premier chapitre vous invitez le lecteur à se situer comme complotiste, sympathisant ou réfractaire et vous explorez les différentes pistes de la raison d’être et des bénéficiaires d’un grand complot mondial, quelles sont selon vous, les idées essentielles à retenir pour le lecteur ?
C’est évidemment une invite au deuxième degré, une proposition à se positionner soi-même sachant qu’il n’y a aucun jugement de valeur et qu’il faut commencer par éviter de connoter de façon plus ou moins péjorative les personnes en fonction de leurs croyances en un complot ou en tout autre chose. Si on reste au niveau de la simple impression, on peut effectivement trouver de nombreux signes pouvant indiquer l’existence d’un tel complot mondial. Dès que l’on creuse un peu, on voit très vite que rien ne tient et qu’au contraire, les multiples replis sur soi, sur les communautarismes, les régionalismes, les nationalismes, les fanatismes (et tous les ismes), démontrent que l’unification, condition préalable nécessaire et indispensable à un tel Grand complot, est techniquement impossible à réaliser.
Avez-vous constaté une évolution dans la perception des sociétés secrètes en France depuis les 30 dernières années ?
Ce que je dis n’engage que moi et n’est pas le résultat d’un travail de comptage ni d’observation fine qui serait probablement impossible à réaliser. Néanmoins, ce livre fait suite à un premier essai paru dès 1997 après la publication du premier rapport des parlementaires sur le sujet, tandis que j’avais déjà commencé à travailler ces questions quinze ans auparavant. Depuis ces temps lointains, des études sérieuses mais forcément incomplètes sont faites sur ce sujet et j’y renvoie le lecteur. Il me semble qu’une fois bien défini ce qu’on entend par « sociétés secrètes » – et mon livre s’y emploie avec un certain effort de précision – on ne note pas de bouleversements particuliers dans l’augmentation de leurs manifestations extérieures. Néanmoins, nous traversons une période de grande turbulence dans le monde des idées, des religions et des philosophies et les sociétés secrètes ou discrètes, particulièrement celles qui confèrent une initiation, n’échappent pas aux interrogations, divisions, schismes et autres incidents de parcours. A l’instar des grandes religions, des grandes valeurs morales, des grandes croyances, tous les mouvements humains vibrent actuellement de manière parfois préoccupante.
A la lumière de votre expérience que pensez-vous de l’approche française des minorités religieuses et spirituelles que l’on désigne souvent comme « sectes » ?
Cette approche est souvent absurde, dangereuse et injuste.
-Absurde : Les sectes ça n’existe pas ! En effet on n’a pas d’exemple de groupe proclamant être une secte ni de personnes affirmant qu’elles vont créer une secte. Ce sont les attitudes et les comportements de groupes préalablement existant qui peuvent devenir de nature sectaire et ce point, personne ne le nie. Mais encore faut-il être d’accord sur une définition acceptable par tous. Et hormis les exactions qui relèvent du droit commun (une fois commises !) et doivent être traitées par lui, sur quels critères « moraux » ou « philosophiques » peut-on se fonder pour tenter d’interdire ou de condamner une croyance ou des pratiques qui ne relèvent que du for interne de l’individu ?
-Dangereuse : parce que prendre la responsabilité de désigner l’autre comme secte, implique une différence de degrés sur une échelle de valeurs entre lui et nous dont nous seuls déterminons les caractéristiques. Nous sommes donc meilleurs que lui, selon nos seuls critères et ainsi, nous nous octroyons une sorte de « nouveau droit à persécuter ». Je ne suis pas le premier à faire cette remarque loin s’en faut, mais elle est capitale.
-Injuste : Sur un premier niveau car il n’y a pas consensus sur la chose à juger dès lors que l’on est seulement dans l’expression d’une opinion et que rien n’est à reprocher à l’autre sinon ses croyances et par voie de conséquence son existence même. L’opprobre, le soupçon et la calomnie deviennent les outils pour faire pencher la balance de l’opinion faute de preuves tangibles de comportements qui seraient répréhensibles aux yeux de la Loi. C’est une fois encore l’expression du fameux tribunal médiatique que je préfère nommer tribunal de l’opinion. Sur un deuxième niveau qui est celui de la liberté de conscience mais aussi et avant tout de la liberté d’être et d’agir, où sont le droit et la légitimité de ceux qui poursuivent sans preuves réelles, tangibles ?
En novembre 2023 un nouveau projet de loi sur les « dérives sectaires » a été proposé par le gouvernement, qu’en pensez-vous ?
Le premier rapport parlementaire sorti en 1995 avant les incidents du Temple Solaire était très maladroit et rempli d’inexactitudes. Ensuite, ce fut un déchainement émotionnel jusqu’à ce que le premier ministre Jean-Pierre Raffarin, en 2005 mette un terme à ces rapports. La Miviludes créée pour remplacer les premières commissions parlementaires n’a pas fait de miracles durant des années et aujourd’hui on s’inquiète à nouveau et il semblerait qu’on veuille la renforcer. S’il est exact que les dérives sectaires ça existe, encore faut-il les trouver là où elles sont vraiment. Il ne suffit pas qu’un groupe de personnes qui vivent selon des normes « alternatives », se soignent comme elles veulent et croient ce qu’elles veulent pour qu’on puisse les désigner à la vindicte d’une certaine bien-pensance et faire de ce groupe une secte. Comme toujours ce ne sont pas tant les critères qui sont difficiles à établir mais bien depuis quel état d’esprit jugent les censeurs. Du médecin expert borné jusqu’à la sottise, au magistrat intégriste en passant par le journaliste incompétent en quête de sensationnel, on rencontre tout et n’importe quoi en matière d’avis. Mais oui, malheureusement les dérives sectaires peuvent exister. En revanche, je ne suis pas du tout certain qu’elles soient en grande augmentation sauf semble-t-il dans le domaine de la santé où prolifèrent beaucoup de gens et de structures difficiles à qualifier. C’est là qu’il faut porter les efforts de distinction et de qualification. Mais pas nécessairement et brutalement par la répression dont on sait qu’elle ne règle rien. Les seules déclarations ou plaintes à la Miviludes ne sont pas un outil de mesure suffisant ni fiable. Pas plus que les affirmations des associations de défense dont les intentions sont loin d’être toujours claires, tout comme leur légitimité et leurs compétences qui interrogent.
Aujourd’hui nous vivons dans le monde de l’information instantanée dans lequel il est difficile de « séparer le bon grain de l’ivraie ». Quel serait votre conseil et votre « ultima verba » pour appréhender le sujet des sectes, sociétés secrètes et théories du complot ?
D’abord, je me dois de dire que je n’ai pas d’autre légitimité moi-même que celle d’un citoyen un peu informé de ces choses depuis certes, quelques années et que c’est vraiment à chacun d’exercer son discernement. Mais la première évidence est qu’il faut d’abord appliquer les lois qui existent et qui sont souvent très suffisantes avant d’en créer d’autres. On dit cela depuis 25 ans mais ce n’est pas bien fait. L’État doit donner à la justice des moyens techniques et matériels pour agir. En effet, c’est à l’État seul de protéger les citoyens et pas plus l’interprétation des lois que la délation, ne peuvent faire l’objet de délégations de service public ou d’agréments. Il faut pour cela renforcer la formation de véritables enquêteurs assermentés et formés à ces domaines très délicats et totalement hors du champ du commun. Il existe un vivier d’excellents experts de ces questions qui produisent des travaux solides, impartiaux, (mais qui les lit, chez les responsables politiques notamment ?) ce qui éviterait de laisser à des amateurs qui ne connaissent en rien ces milieux, la liberté de fantasmer sur des sujets parfois sans intérêt au risque d’ignorer de vrais drames. Il faudrait également délivrer des informations honnêtes et sincères sur la réalité des faits, à destination du public mais aussi des élus et de la presse avant de faire voter des lois inutiles. Enfin, il faut mettre en place un véritable outil permettant d’obtenir des chiffres solides et non contestables pour ce qui concerne l’évolution réelle du phénomène sectaire.
Ce n’est pas le cas actuellement tandis que s’élabore une énième loi dont la première nécessité n’apparaît pas comme une évidence et qui s’apparente plutôt à un effet d’annonce, aux buts ambigus sur un sujet qui mérite une autre attention.