Ah, la secte. Alors que le Sénat s’apprête à débattre du projet de loi « visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires », et qu’on nous rabâche depuis des années ô combien les « sectes » et leurs dérives seraient dangereuses, j’ai pensé qu’il serait bien de faire un petite tour d’horizon, non exhaustif, de ces groupes qui au fil de l’histoire ont été ou sont toujours stigmatisés comme « sectes ». Qu’on me permette un digression ici : s’il existe effectivement des groupes religieux criminels ou délinquants, ou ayant accueilli en leur sein des criminels ou des délinquants, qu’on se pose la question des crimes commis au sein des « grandes religions », comme la pédophilie dans l’Église catholique, ou les tueries au nom de l’islam, ou un peu plus loin de chez nous, les crimes commis par les bouddhistes birmans contre les musulmans Rohingyas. Mais qu’on se penche aussi sur le nombre de délits commis au sein des partis politiques, qu’on parle de corruption, de fraude fiscale ou même de violences conjugales. Et que dire des grandes multinationales et de leurs condamnations pour des délits financiers qui dépassent l’imagination, ou d’atteintes criminelles à l’environnement ?
Mais revenons-en à nos moutons, et à leurs bergers, enfin, à nos « sectes ».
La secte catholique
Bien sûr, on pourrait remonter aux premier chrétiens, à « la secte du nazaréen » et aux condamnations pour activités sectaires des premiers prêcheurs de l’évangile pour comprendre que le christianisme a commencé sa carrière comme une secte. Mais point n’est besoin de remonter si loin.
En 1993, les services de renseignement grecs (le KYP, le « Service de Renseignement National ») remettent un rapport confidentiel au gouvernement grec sur les « Sectes modernes et groupes parareligieux en Grèce ». Ce rapport fera l’objet de fuites et la presse hellénique s’en emparera. Le rapport, après une brève introduction, indique quelles sont les principales sectes actives sur le territoire : « Aujourd’hui, deux grands groupes de sectes sont actifs en Grèce : les protestants et les catholiques romains. »
Les accusations à leur encontre ne sont pas sans rappeler celles avancées par la Miviludes française (Mission Interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives Sectaires) à l’encontre des « sectes » qu’elle identifie dans l’hexagone. Les voici, de la plume même des services de renseignement grecs :
Leur objectif principal est de stabiliser leur existence et de la renforcer, et afin d’y parvenir, elles ont essayé toutes les tactiques possibles pour attirer des adeptes : le prosélytisme, l’utilisation de l’argent pour les acheter, la “manipulation mentale”, etc. (…) Dans le même temps, toutes les sectes et tous les groupes parareligieux, sans exception, provoquent un effondrement moral et spirituel, ainsi que la division spirituelle des grecs et les différences nationales. Les gens sont poussés au suicide, à la drogue, à la prostitution, les familles se décomposent et des drames sociaux sont provoqués. (…) En général, l’État doit faire face aux sectes et aux groupes parareligieux en gardant à l’esprit qu’ils sont dangereux et qu’ils vont à l’encontre des intérêts nationaux.
C’est un bel exemple, mais la Grèce n’est bien entendu pas le seul pays ou les catholiques sont considérés comme une « secte » dangereuse. En Chine, si vous êtes catholique mais restez fidèle aux évêques qui, bien que nommés par le Vatican, ne sont pas ceux qui ont été d’abord choisis par le Parti Communiste Chinois, vous êtes dans une « secte ». Et la simple participation aux activités d’une telle secte peut vous mener en prison.
Les francs-maçons
Mais les catholiques aussi ont leurs sectes. Dès le début du 19e siècle, la franc-maçonnerie recevait pour l’accompagner l’épithète de « secte ». Cette accusation sectaire, en provenance du clergé catholique, s’illustra parfaitement dans l’encyclique Humanum Genus, que le Pape Léon XIII publia en 1884. Cette encyclique ne contient pas moins de 34 emplois du mot « secte » pour qualifier la franc-maçonnerie et 5 emplois du mot « sectaire ». L’encyclique, toujours en vigueur aujourd’hui puisque jamais dénoncée, et en ligne sur le site du Vatican, aurait bien pu être écrite par les apôtres de la Miviludes, si l’on fait abstention du vocabulaire et des justifications religieuses de la mise à l’index. Tous les poncifs y sont, de la manipulation perfide pour tromper les adeptes au « la secte avance masquée » de nos anti-sectaires d’aujourd’hui, en passant par le fameux « entrisme » dont on accuse les grandes « sectes » contemporaines. Quelques extraits de cette œuvre magnifique :
Il existe dans le monde un certain nombre de sectes qui, bien qu’elles diffèrent les unes des autres par le nom, les rites, la forme, l’origine, se ressemblent et sont d’accord entre elles par l’analogie du but et des principes essentiels. En fait, elles sont identiques à la franc-maçonnerie, qui est pour toutes les autres comme le point central d’où elles procèdent et où elles aboutissent. Et, bien qu’à présent elles aient l’apparence de ne pas aimer à demeurer cachées, bien qu’elles tiennent des réunions en plein jour et sous les yeux de tous, bien qu’elles publient leurs journaux, toutefois, si l’on va au fond des choses, on peut voir qu’elles appartiennent à la famille des sociétés clandestines et qu’elles en gardent les allures. Il y a, en effet, chez elles, des espèces de mystères que leur constitution interdit avec le plus grand soin de divulguer, non seulement aux personnes du dehors, mais même à bon nombre de leurs adeptes.
Il en résulte que, dans l’espace d’un siècle et demi, la secte des francs-maçons a fait d’incroyables progrès. Employant à la fois l’audace et la ruse, elle a envahi tous les rangs de la hiérarchie sociale et commence à prendre, au sein des États modernes, une puissance qui équivaut presque à la souveraineté.
Nous avons affaire à un ennemi rusé et fécond en artifices. Il excelle à chatouiller agréablement les oreilles des princes et des peuples ; il a su prendre les uns et les autres par la douceur de ses maximes et l’appât de ses flatteries. Les princes ? Les francs-maçons se sont insinués dans leurs faveurs sous le masque de l’amitié, pour faire d’eux des alliés et de puissants auxiliaires.
Au début du 20e siècle, c’était toujours la « secte maçonnique », mais cette dernière se couplait avec la « secte juive », dans un antisémitisme des plus formidables, et on entendait souvent alors « la secte judéo-maçonnique ». Un pamphlet assez connu écrit en 1903 par Isidore Bertrand, un prêtre catholique et journaliste français, avait pour titre « la Franc-maçonnerie, secte juive née du Talmud ». Là encore, les mêmes poncifs, et notamment « l’entrisme » :
Piccolo-Tigre ou plutôt celui qui se cachait sous ce pseudonyme, était un juif d’une rare intelligence. Grace à l’activité qu’il déploya sous le règne de Louis-Philippe, et précédemment sous la restauration, la maçonnerie reçut une sérieuse impulsion. Très lié avec M. de Metternich, premier ministre de l’Empereur d’Autriche, il se servait de son amitié pour soutirer au diplomate les secrets d’État que la secte avait intérêt à connaitre.
On y met dans le même sac francs-maçons, protestants et juifs : « Rien de tout cela ne nous étonne, nous qui avons vu les juifs, les francs-maçons et les protestants jeter le masque et contracter alliance au point de ne faire plus qu’une seule et même secte ».
Ce ne sont que quelques exemples, mais terminons par un dernier. Dans son essai « Les Propos de Scarabe, Histoire de la Franc-maçonnerie », Paul Riche, alias Jean Mamy, ancien franc-maçon devenu apostat, antisémite et collaborateur de plume, et ayant réalisé pendant l’occupation le film antimaçonnique « Forces Occultes », ne cesse d’appeler la franc-maçonnerie « la secte ». Les thèses anciennes précédemment mentionnées ou pas y sont reprises, et là encore, « la secte » pratique un entrisme très efficace :
Et dès lors ce fut le noyautage continuel de la France par la secte pendant 70 ans. De 1870 à 1940, elle va régner partout, du plus petit comité au gouvernement en apparence le moins maçonnique.
On le voit, la secte par excellence, pour les catholiques puis pour les antisémites (parfois les deux ensemble), c’était la franc-maçonnerie. Et pourtant, c’est aujourd’hui dans certaines loges du Grand-Orient, ou du Droit Humain, qu’on trouve les « champions » de la lutte antisecte, les rois de « la lutte contre les dérives sectaires ». Un peu comme le garçon battu qui reproduit plus tard la violence du père sur ses propres enfants.
L’Armée du Salut
Mouvement protestant fondé en 1865 à Londres, l’Armée du Salut a aujourd’hui plutôt bonne réputation. Elle aide les pauvres, leur fournit à manger et d’autres aides vitales. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Un petit ouvrage passionnant au sujet de l’Armée du Salut dans ses débuts en Suisse est celui de Jean-François Mayer, historien des religions et directeur de l’Institut Religioscope, appelé « Une Honteuse exploitation des esprits et des porte-monnaie ». L’ouvrage, écrit en 1985, s’attache à explorer les similitudes entre le traitement de l’Armée du Salut en Suisse dans les années 1880, et le traitement des « nouvelles sectes » par les antisectes d’aujourd’hui. Dans ses toutes premières lignes, on peut lire :
Dans certains milieux, la mode est à la dénonciation des sectes :
« Ils mentent au nom de Dieu ; ils violent les lois au nom de Dieu ; ils commettent des escroqueries au nom de Dieu ; ils tueraient au nom de Dieu et sans le moindre scrupule. »
Description familière. Chacun sait, n’est-ce pas, que des sectes qualifiées de « dangereuses » érigent le mensonge en pratique quotidienne, contournent allègrement les lois (tout en les invoquant lorsqu’il s’agit de bénéficier de leur protection) et n’ont d’autre aspiration que de se procurer de l’argent par tous les moyens. Il suffit de lire les journaux pour être informé.
Le passage cité ci-dessus est d’ailleurs extrait d’un journal. Mais il a été publié il y a plus de cent ans – le 22 octobre 1883 exactement, dans un quotidien de Lausanne, La Revue. L’infâme secte dénoncée ? L’Armée du Salut. Oui, vous avez bien lu : les ancêtres directs de ces chrétiens sympathiques et dévoués qui soulagent tant de personnes dans la misère.
Le livre montre combien les accusations actuelles contre les « sectes » sont identiques à celles d’hier. On y croise des anciens membres estimant avoir été trompé par la « secte », et regrettant de n’avoir pas été secourus par la Miviludes… euh, c’était en 1883 :
Dans cet état d’esprit, si j’avais été secouru dans le classement de mes idées, je ne me serais pas égaré dans l’incertitude et fini par croire aux raisonnements stupides des salutistes. Or ce secours m’a manqué. C’est là l’explication de la possibilité des captures que font encore tous les jours les membres de cette secte de fanatiques. (…) La souris ne s’aperçoit du danger de la trappe que lorsqu’elle s’y est enfermée.
Dans la même veine, les journaux s’en donnaient à cœur joie, et la théorie de la « sujétion psychologique », qui permet de dire que tous les adeptes heureux ne sont que des victimes qui s’ignorent, était déjà là, tout comme les accusations financières et celles de « se cacher derrière le masque de la religion ». Florilège :
Savez-vous que les opérateurs de l’Armée usent de procédés connus, où le magnétisme entre pour une large part, afin de frapper l’esprit des faibles et de les amener à eux pieds et poings liés ? (Le Genevois, 25 juin 1883)
On fait subir aux jeunes membres une sorte de catalepsie morale qui les rend taillables et corvéables à merci. (Le Genévois, 25 mars 1883)
Les dirigeants de l’Armée du Salut ont fondé une Banque du Salut, destinée à recevoir l’argent des hypnotisés. (Le Genévois, 3 février 1883)
Ce qu’il faut tout d’abord remarquer, c’est l’abandon complet que l’officier ou l’officière font de leur personnalité une fois qu’ils sont enrôlés dans l’armée. (Le Télégraphe, 25 mars 1883)
Toujours en tutelle, l’individualité s’atrophie. (…) Non, la vie produite dans de telles conditions n’est pas entièrement authentique. (D. Lortsch, « L’Armée du Salut et les Églises »)
Ce serait vraiment trop facile de mal faire si l’on pouvait commettre les actes les plus coupables et les plus illégaux à la seule condition de se couvrir du manteau de la religion. (Le Genevois, 29 sept. 1883)
En France à la même époque, c’était kif-kif. Le critique littéraire Luis Desprez qualifiait l’Armée du Salut de « secte hallucinée et hallucinante », tandis que Guy de Maupassant disait d’eux « les meilleures farces du Palais- Royal n’atteignent pas au niveau de ce qu’on raconte de cette association religioso-militaire ». Et dans La Revue Littéraire et Politique (revue publiée de 1863 à 1939 sous divers titres, qui entre autres reproduisait les cours du Collège de France et de la Sorbonne) du 3 mars 1883, on pouvait lire à propos de l’Armée du Salut :
On dirait le rituel de l’extravagance habilement disposé pour amener la simple curiosité à l’état d’émotion nerveuse et pour produire ce qu’on appelle dans la secte l’agonie, espèce d’hypnotisme religieux qui pousse les pénitents improvisés à « se déclarer » sans délai. A peine déclarés, ils sont embrigadés. (…) Ainsi se forme une vaste chaine d’asservissement. (…) C’est dans le même dessein qu’ils cherchent à provoquer sur l’heure le plus grand acte de la vie morale sous l’effet d’excitations violentes et morbides, et qu’ils violent sans scrupule la pudeur des âmes par des exhibitions instantanées. Ces agissements prennent une gravité particulière quand ils sont pratiqués sur de tout jeunes enfants et sur des jeunes filles.
Donc oui, l’Armée du Salut était bien une secte dangereuse aux yeux de ceux qui voulaient la voir disparaitre à la fin du 19e siècle. Une secte qui pratiquait le lavage de cerveau, s’en prenait aux mineurs, violait les âmes (pensez au titre du livre antisecte du colonel Jean-Pierre Morin, fréquemment cité par la Miviludes : « Le Viol Psychique ») et volait l’argent de ses fidèles en empruntant un masque religieux.
Nous verrons dans la partie 2 qu’ils existent d’autres « sectes » sous nos cieux, mais en attendant, rappelez-vous, et ici je me permets de détourner Albert Camus : « La secte, c’est l’autre » (André Comte-Sponville écrivait : « la secte c’est l’Église de l’autre »). Et son corollaire : « Nous sommes tous la secte d’un autre ».
A suivre…