Paul Morand, écrivain admiré, est l’admirateur éclairé des auteurs du dix-septième siècle, les Sévigné, les Lafayette, les Retz, les Saint-Simon,ces femmes et ces hommes du temps où la langue française se codifie pratiquement telle qu’elle est (devrait être ?) aujourd’hui.
En 1961, avant d’être « enfin immortel » puisqu’il ne sera académicien qu’en 1968, Paul Morand fait paraître son Fouquet ou Le Soleil offusqué. Surtout connu pour ses nouvelles, Morand est aussi, plus qu’un biographe, un fin portraitiste. Qu’est-ce donc qui a passionné à ce point Morand dans le personnage de Fouquet, pourqu’il y mette tant de lui-même ?
Famille angevine, les Fouquet connaissent jusqu’au Nicolas du même nom une élévation sociale plus ou moins régulière, entrecoupée de brèves éclipses. L’écureuil, animal allégorique « que l’on retrouvera orgueilleusement rampant » dans les armoiries du Surintendant est originellement à l’enseigne d’un commerce de drap d’Angers, où à la suite de quelque revers de fortune un des ancêtres s’installa chaussetier. On dirait aujourd’hui tailleur de pantalons. « Orgueilleusement rampant », c’est tout l’art de Morand : un faux oxymore. En héraldique rampant veut au contraire dire debout, comme le cavallino rampante de Ferrari. Aujourd’hui, le somptueux Fouquet en aurait certainement plusieurs modèles dans son garage…
On grimpe l’échelle sociale avec l’aide des oncles, des tantes, des cousins. Les Fouquet ont l’esprit de famille, du moins jusqu’à notre Fouquet, Nicolas, qui fut trahi (parmi d’autres) par son frère Basile – abbé espion de son état – son double méphitique. Ancien élève des jésuites du Collège de Clermont, fils d’un Maître des Requêtes au Parlement de Bretagne, occupant lui-même une telle fonction à vingt-cinq ans, Nicolas Fouquet se fait remarquer au procès de Chalais. Chalais est un jeune écervelé ami de Louis XIII qu’il trahit. Ce Chalais versatile, faible et fat est manipulé par Gaston d’Orléans le frère du roi, par la mère du roi, par les Grands, par tous. Ce procès où Fouquet a le rôle d’accusateur est rondement mené avec à la manœuvre un Richelieu étourdissant d’habileté. Chalais est condamné à mort, exécuté. Richelieu prend définitivement le pouvoir pour le plus grand bien de l’État. Fouquet prend du galon au grand avantage de sa famille. À la mort de Richelieu, Nicolas Fouquet passe au service de Mazarin qui sera son maître en improbité. En retour, Fouquet en sera le sourcier en crédits.
Bien avant de construire Vaux-le-Vicomte, Fouquet s’installe à une encablure du château de Vincennes, à Saint-Mandé. Seule une poterne de potager le sépare de la famille royale. Dans son Saint-Mandé chéri – il y vivra ses heures les plus douces – les jésuites installent à demeure un révérend père espion. C’est une spécialité du temps. Ce dernier saura veiller sur son protégé, du moins jusqu’à la chute. Morand nous décrit le Fouquet passé par les mains des serviteurs de la Compagnie de Jésus : « Brillant, insinuant, mondain, maître en compromis, casuiste, imbattable en vers latins, amateur de devises ingénieuses, attiré comme un papillon par les girandoles de toutes les fêtes, Fouquet est le type même de l’élève des jésuites parisiens (…) ; cette montée en volutes, ces lignes plus courbes que le dos des courtisans, ces arabesques en porte-à-faux, c’est bien l’architecture jésuite, c’est la vie même de Fouquet ».
Fouquet devient le client (il leur passe commande et les soutient financièrement), l’ami (il les aime et est en retour aimé d’eux) de Madame de Sévigné, de La Fontaine, de Molière, de Scarron, de Le Vaux, de Le Nôtre qui seront les hôtes et les créateurs de Vaux. On ne peut comprendre le Fouquet protecteur des arts et des lettres que si l’on sait que Saint-Mandé, thébaïde qui n’a pas l’apparat du château qui servira de modèle à Versailles, n’est remplie que de livres. Histoire, géographie, médecine, droit : « Fouquet a ensemble l’esprit des belles lettres et celui des affaires ». Il y a de la vertu chez cet affairiste, et jusque dans sa Maison. Épouse et filles de Fouquet sont à Saint-Mandé les assistantes de Vincent de Paul, que Fouquet admire. Morand le résume magnifiquement : « Fouquet est un honnête homme malhonnête ».
Fouquet est donc le sourcier en or de tout ce beau monde. Le sorcier devrait-on dire. Qu’est ce qui explique le prodigieux succès de Fouquet, son immense fortune, ou plutôt ses moyens colossaux car il vit comme tout le monde – tout ce monde – à crédit ? Il n’y avait pas de Banque de France. Dans le pays de la vénalité des charges, aux mœurs des prêteurs « plein de ressources et vides de scrupules », au temps où il est de notoriété publique que le Roi n’a aucun crédit et qu’il peut faire banqueroute à tout moment, Fouquet règne. Par sa capacité à donner confiance, par son entregent, il permet à tous – d’abord à lui imposés puis par lui choisis, de Mazarin au Roi en passant par la Reine-Mère – de disposer d’argent. Il sait trouver les prêteurs, les vrais riches : Fermiers Généraux, banquiers, marchands ; ceux qui accumulent alors que la Cour dépense. On comprendra que le Roi digère mal cette sujétion. Elle s’ajoute à celle qu’il éprouve vis-à-vis d’un Mazarin qui le rationne en tout. Fouquet a la capacité d’emprunter, Mazarin celle de dépenser, le Roi n’a que celle de mendier. C’est du moins ce que ressent le Roi, douloureusement. Le « cheminement souterrain » du jeune Roi dissimulateur attendant son heure ne se laissait pas deviner. Peu nombreux furent ceux qui le pressentirent.
Fouquet n’en fut pas. À la mort de Mazarin, le Roi ne mendiera plus. Il peut compter sur Colbert pour le débarrasser de Fouquet. Colbert, un « commis, avec son sac de velours noir, plein de papiers, et sa méchanceté de velours noir ». Exit Mazarin. Alors, en quatre mois, Monsieur le Surintendant des finances passe du statut de l’homme le plus puissant de France à celui de prisonnier d’un cul de basse fosse. Il n’a rien vu venir. « Les maladresses des hommes très habiles ont quelque chose de fascinant » ; aujourd’hui on évoquerait un Jérôme Cahuzac ; l’époque a les personnages qu’elle mérite. Fouquet n’a pas compris que Mazarin disparu, le jeune Roi ne pouvait pas, ne pouvait plus dépendre de lui. En 1661, le Grand Siècle commençait, et il commençait sans Fouquet.
Fouquet jadis « trop puissant dans un État trop faible », maintenant détenu et traduit en justice se défendra admirablement, reconstituant de mémoire les transactions qu’on lui reprochait, réussissant à confondre ses juges qui ne pouvaient s’empêcher de reconnaître, à la fureur du Roi, que l’essentiel des dépenses avait servi l’État. Mais voilà, le Roi ne voulut pas, ne voulut jamais pardonner d’avoir eu à se sentir mendiant. Sauvant sa tête in extremis grâce à sa maîtrise des chiffres et à la très relative indépendance du pouvoir judiciaire, Fouquet finit par mourir derrière les murs épais du donjon de Pignerolles, à l’issue de dix-neuf années de captivité qu’on estimerait aujourd’hui proprement inhumaine.
Morand nous présente l’affaire Fouquet ainsi qu’il le fait de l’affaire Chalais : comme une scélératesse, « en bonne place des crimes commis par la monarchie ». C’est la thèse de Morand, sa sensibilité, son histoire. Pour Morand, Richelieu c’est le crime ; Colbert, c’est le crime ; de Gaulle – son temps à lui, Morand – c’est le crime. Au pays où la Nation et l’État se confondent, ces hommes – est-ce un hasard ? – sont nos plus grands serviteurs de l’État, des héros de l’histoire de France. Ce n’est pas le cas de Morand.
Morand hait l’État ; l’État pourtant qu’il choisit en 1912 de servir au sortir de l’École Libre des Sciences Politiques pour entrer dans la carrière, celle des ambassades, plus tard celle d’ambassadeur. Celui d’un État failli, disparu dans la tourmente de juin 1940, lui laissant ce qu’il croit être un boulevard pour ses rêves de recomposition politique européenne. En 1944, cet État restauré lui cherchera des poux dans la tête. Procès, indignité, ostracisation. Fouquet, c’est Morand. Un type bien, injustement accusé, condamné par une justice aux ordres, d’un État par définition écrasant et arbitraire. Vu le parcours politique et moral du biographe, on comprend l’identification, on comprend la thèse. Morand, c’est Fouquet. On connaît aussi le personnage, amateur de bolides et séducteur ; l’homme brillant, aimé des femmes, le jouisseur, l’homme du monde, c’est lui.
L’État n’est pourtant pas mauvaise mère et le servira bien : à lui ses pompes, ses ors. À lui les Affaires étrangères avant guerre, après guerre l’Académie française ; institution créée soit-dit en passant par un Richelieu honni de Morand. Éblouissant et amer, glorieux et snobé, admiratif et méprisant, notre auteur n’est pas avare de contradictions ; ni de mauvaise foi.
À l’encontre de son héros, Morand fait preuve d’une lucidité qu’il n’aura pas pour lui-même. À moins que plus subtilement il laisse le soin à ses lecteurs de tracer seuls le parallèle : « Fouquet est trop heureux, trop ami de la chance pour n’avoir point ce fond d’égoïsme qui empêche de se donner entièrement ; il ne se donne pas, il se prête ; aussi n’aura-t-il pas la taille de son destin ». Comme il le dit de son héros, Morand « s’impose aux milieux mêmes qui nourrissent le plus parfaitement la méchanceté de l’homme : la Cour et l’Administration », parmi des « courtisans creux et des fonctionnaires vides ». On ne saurait mieux décrire le Morand de Vichy, celui qui restera dans les mémoires, dans les livres d’histoire, pourtant dans l’ombre de l’écrivain admirable qu’il fut aussi.
Éric Desordre