Le « narrateur », c’est ainsi qu’Erik Orsenna se nomme au fil du pamphlet qu’il vient de commettre à propos d’un « ogre » dont il a manifestement peur. Cet artifice, loin d’être une figure de style, est une protection contre ce que l’on comprend vite comme étant une réelle menace. La réputation de l’animal n’est plus à faire, qualifié par le Larousse d’« altération du latin « Orcus », nom d’une divinité infernale », même si certains des représentants de son espèce ont succombé à l’embourgeoisement d’une résidence aux confins des Pyrénées. Il parait effectivement prudent pour un écrivain familier des randonnées germanopratines de se protéger d’une rencontre avec la bête lors de ses balades sylvestres. Mais l’auteur met assez vite fin au climat d’angoisse qu’il a créé, en révélant que l’objet de sa crainte est une transcription animalière de l’un des dirigeants français les plus puissants. Ce conte néo-voltairien – il compte 184.217 signes, comme « Candide » – décrit la pérégrination prédatrice qui conduira un petit ourson breton bien né, à grandir en s’affranchissant de tous les scrupules auxquels une éducation catholique avait tenté sans succès de l’apprivoiser. Sa faim inextinguible, une boulimie du « toujours plus », le conduira du papier à cigarettes, à la gestion de ports et infrastructures africaines, en passant par la création de l’un des premiers parcs de voitures électriques de location. Chacune de ces étapes est franchie avec un opportunisme et une créativité financière inattaquables. Cette déambulation lui permettra de s’approcher inéluctablement de là où il sait qu’il pourra parachever son appétit de domination, sans déroger à sa légendaire discrétion. L’ogre Vincent Bolloré se trouve aujourd’hui à la tête d’un empire où s’empilent des tranches de médias, des morceaux de maisons d’édition… au sein duquel il cuisine de savantes recettes, sans doute retenues de ses aventures bananières. Il confirme un vif talent pour écarter les importuns et éjecter ceux qui ont l’heur de le gêner ou de lui déplaire. Libre de toute contrainte, il n’hésite pas à servir les intérêts d’organisations et d’individus peu sensibles aux vertus de l’éthique, de la liberté d’expression, de l’intérêt général ou de la démocratie…
Erik Orsenna, revendiquant une appartenance aux grands auteurs du roman social, force le trait jusqu’à la caricature. Ce parti pris est productif, car il dévoile, au-delà d’un homme, un système perverti par l’argent et la confusion des genres. Mais la balade est – trop – souvent interrompue de haltes digressives où l’auteur vante une formation académique très sérieuse et des états de services non moins prestigieux. Du coup l’attention à l’ogre se relâche et la chasse perd de son intérêt. Une justification néanmoins insuffisante au faible intérêt manifesté par la presse pour ce pamphlet, qui montre à dessein les limites et les dangers du pouvoir vertical…
« Histoire d’un ogre », Erik Orsenna, Ed. Gallimard, février 2023, 176 p., 18,50 €