Livre de poèmes et de photographie, Le réel est un poème métaphysique nous est proposé sur un impeccable papier couché. Il permet aux photos en couleurs au rendu brillant d’exprimer avec une résolution aléatoire la poésie nocturne des cités, en un asphalte humide et réfléchissant. Le miroitement fait écho au réel qui se reflète dans les flaques d’eau. Marie-Claude San Juan saisit aussi l’instant dans ses poèmes :
…l’oiseau rebelle chavire
vrai passager des feuillages
et
l’oiseau imaginaire
ami du goudron,
esquisse éphémère,
sillage d’ondée, vibre.
Présences que l’œil saisit,
le réel est un poème métaphysique.
Le miroitement aussi est réalité. Le philosophe Clément Rosset dénie au réel le droit d’être doublé d’un irréel, d’après-lui fantasmé et idéalisé par l’Homme que la lucidité rebute (1). Le réel est dur et malaisé, l’irréel doux et émolliant. La plupart des êtres humains se complairaient ainsi dans le refoulement, la métaphysique, l’illusion. Sursaut de lucidité philosophique rappelant les stoïciens à la rescousse en ces temps de « vérités alternatives », « croyances scientifiques » et autres complotismes ? Dans le post-modernisme, trop souvent le réel serait refoulé, la vérité éconduite.
Au-delà de la démonstration des faiblesses humaines que Rosset réalise solidement dans son œuvre Le réel et son double (mais n’en sommes-nous pas déjà convaincus ?), s’il n’y avait un minimum de refoulement, ce sentiment de culpabilité inhérent à tout être pensant pourrait-il se rendre supportable ? Qui plus est, doit-on confondre métaphysique et dénégation de la réalité ?
Avec son titre, Marie-Claude San Juan plante un décor qui, sans aller à l’encontre de la thèse de Rosset à propos du double, lui substitue un réel poétique par un tour irréfutable car frappé du sceau de la créatrice, stratagème tout de licence. Là, poétesse et photographe à la fois. À la fois et non pas ensemble, puisque Marie-Claude San Juan ne veut rien illustrer : « mes textes ne commentent aucune image ». Poèmes et photographies émaillant le recueil sont rencontres par le hasard d’une coïncidence synchrone. On ne saurait faire moins œuvre de construction. Établir le hasard ne peut être pris comme une volonté, mais bien comme une contingence fortuite.
Au-delà du réel, le réel. Pas d’irréel dans cette histoire. Le réel n’a pas de double, se suffisant à lui-même.
Quelque chose jaillit soudain du hasard, qui se préparait dans un long et lent silence.
On adhère, on avait bien l’intuition d’une préparation de cette épiphanie du réel, surgissant sous nos yeux.
Clément Rosset rejette la métaphysique dans l’ombre de la faiblesse humaine, avec quelque argument par le fait que, dans nos tentatives « d’explication » du monde, elle puisse procéder d’un sentiment de trouble et de confusion. C’est relier trop vite, en les confondant, l’éclairage psychanalytique convoqué par Rosset et la recherche spirituelle. C’est confondre le raisonnement et la perception.
Sans preuve, prêtons un instant cette disposition de recherche spirituelle à Marie-Claude San Juan. Nous en avons toutefois des indices.
Ma pérégrination silencieuse
vaut méditation
si la rue est un temple,
et elle l’est,
même
par les salissures humides du béton.
Peut-on confondre illusion et espérance ? Non. Marie-Claude San Juan ne confond pas observation de la réalité et recherche spirituelle. Cela ne l’empêche en rien de voir ce qui est à voir et d’en jouir.
Toute la beauté du réel s’y déploie.
Et cela suffit
…
Bribe de réel. Et cela suffit.
…
Ni faux mystères, ni clés cachées.
Cela est, simplement cela est.
La poétesse ici n’énonce pas une conviction, encore moins une profession de foi. Elle sent et donc voit, ce qu’un philosophe ne peut appréhender et donc pénétrer. À moins, dans l’instant, d’être lui-même poète et de laisser celui-ci s’ébattre sans vergogne au milieu de l’Agora, dans la jouissance de l’instant.
Kaléidoscope provisoire, les formes…
Se troublent,
doutent d’elles,
de ces traits
qui dansent,
marée du minuscule,
vagues de l’incertain.
Mais l’œil n’hésite pas,
efface le doute,
sait qu’il voit et ce qu’il voit.
Couleurs de pluie, faire espace dans le silence.
Juste percevoir, juste être.
Dans son exergue Marie-Claude San Juan cite Le Clézio « La matière est être, l’intellect néant. Et le secret absolu de la pensée est sans doute ce désir jamais oublié de se replonger dans la plus extatique fusion avec la matière, dans le concret tellement concret qu’il en devient abstrait. »
Ailleurs, quelques mètres plus loin, ou un autre jour, je sens, regardant une surface d’eau qui peint la terre, qu’affleure l’immobilité paisible des racines, cette si lente migration souterraine.
La photographie de Marie-Claude San Juan se rapproche de celle d’Aaron Siskind, peut par instant rappeler par le fouillis des ombres portées et les aplats de noirs irisés la peinture d’un Sam Francis ou celle d’un Robert Motherwell. Expressionnistes abstraits de leurs aveux mêmes peu intéressés par l’abstraction.
À condition d’ouvrir les yeux. Alors l’art foudroie, dit Marie-Claude San Juan. Pas besoin de fantasme ou de projection oraculaire, le réel du poète est extase d’entrée de jeu. Il peut être celui de tous, pris en compte par tous, pour peu que chacun en prenne conscience. Tous, nous voyons la ville dans la flaque. Par-delà le miroir, le halo du réel.
La peau du monde,
cette surface,
est une caverne de sens.
(1) – Le réel et son double – Clément Rosset – Folio essai, 1984.
Le réel est un poème métaphysique – Marie-Claude San Juan – Éditions Unicité, 2022 – 16 euros