Dans un article précédent, j’avais essayé de montrer comment la littérature laisse en nous, à la manière de nos rêves, des mythes universels, un monde précieux d’images fortes et insolites, souvent mystérieuses, qui nous accompagnent toute notre vie et que nous ne cessons d’interroger.
J’avais donné quelques exemples choisis au hasard de ma mémoire de lecteur mais n’avais abordé qu’un seul cas : les amants duellistes de Barbey d’Aurevilly. Et annoncé d’autres scènes qui feraient la suite que voici.
Ce jeune homme qui n’a pas su parler devant l’étrange cérémonie qui se déroule sous ses yeux, alors qu’une seule question aurait délivré d’un sortilège les acteurs de ce rituel sacré, c’est Perceval le Gallois, le héros du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, auteur du XIIème siècle. Quand il n’était encore qu’un vaslez, un garçon nice, naïf et sot, il s’est ridiculisé par des paroles niaises, aussi se méfie-t-il désormais des mots dits à la hâte.
En effet, dans sa terre gaste, déserte et désolée, quand il voit pour la première fois des chevaliers dans leurs armures étincelantes, il a cru voir des anges et leur a assuré qu’ils étaient plus beaux que Dieu. Et aux questions qu’il pose sur leurs armes, leur équipement, on lui répond qu’il est vraiment trop nigaud. Il faut savoir que sa mère, dont le mari et les deux fils aînés étaient des chevaliers morts au combat, veut préserver son cadet du monde de la cour et des batailles, dont il ne sait rien.
Plus tard Perceval rencontre un noble et bienveillant seigneur qui lui enseigne le maniement des armes… et du langage. Il lui conseille de ne pas être trop parlanz car le bavardage est un péché (Qui trop parole pechié fet).
Ainsi quand Perceval est reçu dans le château du Roi Pêcheur et qu’il assiste à la procession mystérieuse de la Lance qui Saigne et du Graal dont l’éclat fait pâlir la lueur des chandelles, il ne dit pas un mot, gardant en mémoire la recommandation de son mentor : se garder de trop parler.
Or il apprendra plus tard que s’il avait osé une seule question sur le sens de cette cérémonie, le Roi Pêcheur, devenu infirme à la suite d’un combat, aurait été guéri de ses blessures et aurait recouvré ses terres.
Ces pages célèbres peuvent susciter bien des extrapolations philosophiques, des réflexions morales. La parole peut guérir nos infirmités, nos déficiences, notre manque d’assurance – comme aurait été abolie la déchéance de ce roi blessé entre les jambes et qui a perdu physiquement son statut de chevalier, sa virilité et sa noblesse, lui qui ne pouvant plus monter à cheval, se voit contraint de pratiquer la pêche au lieu de la chasse.
Il aurait suffi que Perceval s’intéressât à ces gens, leur demandât le sens de ces rites intimes auquels il a été convié. Son silence devant une cérémonie manifestement d’ordre religieux a quelque chose du sacrilège, de l’impiété. On pense à la lance qui a percé le flanc du Christ sur la croix, au vase dans lequel Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Crucifié, auquel on a associé le Graal.
Il y a des choses que l’on ne peut voir sans s’interroger, sans interroger. Sinon tous les signes se valent et s’abolissent et le monde n’a plus de sens ni d’intérêt. Chacun ne se mêle plus que de soi et vit dans l’indifférence à l’égard d’autrui et du spectacle du monde.
Bien sûr nous craignons les effusions verbales, ce bavardage mal maîtrisé menaçant de donner de nous une image futile, d’où cette prudence de parole si communément répandue. Pourtant nous déplorons aussi cette maudite retenue qui nous a empêché de dire tout le bien que nous pensions de ceux qui ne sont plus là, et quel amant délaissé n’a regretté ces mots qu’il n’a pas su trouver, ou d’autres, blessants, qu’il voudrait n’avoir jamais prononcés ?
Il existe un autre personnage qui connaît bien des problèmes avec le langage, qui voudrait savoir parler avec éloquence pour exposer ses griefs et défendre son bon droit. Mais sa maladresse de parole et son apparence miteuse le condamnent définitivement.
C’est le soutier du roman inachevé Amerika ou Le Disparu de Kafka. C’est un humble chauffeur qui travaille dans la salle des machines d’un transatlantique.
Mais réservons-le, lui et son pan de chemise inconvenant, pour le prochain article…
(à suivre)
Daniel AQUILI