
L’impartagée – Extraits du recueil de poèmes à paraître prochainement aux Éditions Le Nouvel Athanor
Je veux faire de mes mots des actes qui entaillent le silence
si profondément qu’il ne peut plus se refermer.
L’impartagée, c’est cette part de nous-même qu’il est si difficile de partager avec les autres, tout ce qui reste trop souvent inexprimé, caché, dans le non-dit et qu’un poète se doit d’essayer de formuler, de dévoiler, de mettre à nu. C’est bien le rôle des poètes que de nommer l’innommable, que de dire l’indicible, que de trouver les mots pour mettre en lumière ce qui reste pour la plupart d’entre nous impartagé. Il leur faut alors affronter ce que Roland Barthes, dans Fragments d’un discours amoureux, appelle « le gâchis du langage ». La poésie a, je crois, en effet pour vocation de tenter de dé-gâcher le langage, de le rendre à la vérité de l’expérience vécue, de le rendre à sa beauté brute, et, pour cela, je cherche aussi, autant que je le puis, à atteindre la plus grande simplicité.
Toute vie est singulière
« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous, et nos douleurs sont une île déserte. »
Albert Cohen, Le livre de ma mère, chapitre 1.
Toutes nos douleurs sont une île déserte.
Elles sont inconnues des autres qui ont aussi les leurs.
Elles sont perdues, si loin du monde, juste en nous-mêmes
qu’il est presque impossible d’en parler
comme d’en décrire les rivages et les terres profondes.
On les garde bien cachées, comme un trésor emmuré, une peine inconsolable,
et cette impartagée fait notre vie, si singulière, unique et sans égale.
Toutes nos joies sont tout aussi mystérieuses pour les autres.
Même ceux que nous aimons jusqu’à la déraison,
surtout eux, ignorent tout de nos bonheurs et de nos souffrances.
Bien-sûr, on met parfois des mots sur nos enchantements
pour de charmants échanges,
comme on s’efforce d’en mettre sur nos dégoûts, nos remords, nos colères,
même quand cela fait si mal à ceux à qui l’on s’adresse.
On met parfois des mots sur nos rêves, nos fantasmes, nos folies,
des mots qu’on habille parfois de mensonges
afin de trouver les chemins qui nous rapprochent des corps que l’on désire
et des cœurs qu’on veut adorer,
mais chacun sait très bien qu’il est seul
et que ses douleurs sont une île déserte.
À feuilleter sa vie
« En vain, je feuillette ma vie (…)
Là, j’ai pleuré, ici, j’ai chanté. »
Octavio Paz, Liberté sur parole, Vieux poème.
À feuilleter sa vie, comme on ouvre une boîte à secrets,
qui ne trouverait pas bien des chagrins enfouis,
des joies gardées secrètes au plus profond de soi,
tant d’émotions impartagées qui s’entrelacent
et forment comme un tissu épais où se glisse notre âme
avec tout son fardeau d’expériences, de regrets et de bonheurs.
Est-ce une vaine espérance,
comme une prière adressée au néant,
que de croire la vie toujours plus obstinée ?
Est-ce une vaine espérance
que de chercher encore à se comprendre,
quand on comprend si peu de soi,
pour mieux aimer les autres qui nous sont inconnus ?
est-ce cela l’émerveillement complet,
le vrai ravissement que l’on désire tant,
enfin s’aider soi-même à exister vraiment,
enfin être plus attentif au monde des vivants,
en faisant éclater pour toujours le sac des sensations les plus confuses
où l’on reste si souvent enfermé ?
Je sais combien j’ai pleuré, enfant, de rage et d’impuissance,
pris dans la cage du quotidien le plus sombre.
Et je sais comme je pleure aujourd’hui.
Mes larmes ne sont plus les mêmes.
J’ai honte le plus souvent d’être si peu utile,
de n’avoir pas agi suffisamment,
de n’avoir pas fait assez de mes mots des actes
qui entaillent le silence si profondément
qu’il ne peut plus se refermer.
Comme Octavio Paz dans son Hymne parmi les ruines,
comme toutes les poétesses et comme tous les poètes
sur cette terre de plumes, de feuilles, de chairs et d’os,
je veux des paroles qui sont fleurs,
des paroles qui sont fruits,
des paroles qui sont actes.
Je cherche encore les mots qui diront la vraie vie.
Je cherche encore les mots qui seront libérés.
Je cherche le poème qui peut tout partager.
(L’impartagée, Première partie, Fragment d’une singularité, pages 23 et 44)
L’amour s’écrit avec la chair
C’est sous la peau que tout se joue alors.
L’amour s’écrit avec la chair qui brûle et les os qui craquent.
Cela ressemble à une longue meurtrissure, l’amour, à des courbatures qui n’en finissent pas.
Mais cette tempête a des allures de sauvetage en mer :
dans cette bousculade d’émotions,
entre des vagues violentes de sensations multiples
qui vous poussent et vous battent en tous sens,
quelque chose se précipite – au sens chimique du mot.
Naît alors une paix qui est comme un harnais
auquel on peut s’accrocher.
Il vous soulève au-dessus de vos affolements
et vous ouvre une voie aérienne où la vie se trouve comme renouvelée.
Écrire l’amour est alors décider le renouvellement du langage.
Décider de l’éclosion des mots dans leur nudité,
dans leur vie d’après les détours du langage,
dans leur vraie douleur et leur nouvelle solitude.
(L’impartagée, Deuxième partie, Fragment d’un amour, page 55).