
Le chantier de NDame de Paris donne le tournis… j’ai retrouvé ma lettre à un architecte-grimpeur pour escalader virtuellement la cathédrale en construction, faire une étroite pause au sommet de la nouvelle flèche… et peut-être retrouver des moines chinois en goguette.
Le grimpeur qui progresse dans une voie en montagne, vois-tu, c’est un peu l’architecte en prise avec le chantier de son grand ouvrage.
En parcourant son chantier, en s’y engageant physiquement, l’architecte l’inspecte et l’arpente avec une extrême attention. Il s’élève, gravit peu à peu les degrés, les paliers de son œuvre en construction, et une fois atteint le dernier niveau, parvenu à sa pointe inachevée, il s’arrête, souffle, observe et regarde.
Là, debout à ce niveau, à cette vire, comme à un « relais » si tu veux, d’un seul coup il l’oublie totalement pour se projeter mentalement plus haut, vers un nouveau palier, un nouveau point de vue à atteindre, tel un explorateur se projetant en avant, vers un espace à venir.
C’est cela un « relais » de grimpeur, qui grimpe « à vue » – une ancienne mais très belle expression… Car comme tu le sais bien, le grimpeur parvenu à son relais, n’a à cet instant qu’une idée en tête : levant les yeux sur la paroi, il veut immédiatement deviner, déchiffrer l’itinéraire, repérer le prochain relais et lire la voie à parcourir.
Derrière l’épaule arrondie, le surplomb menaçant, la fissure espérée, l’oblique traversée… là peut-être le nouveau « point de vue », jamais vu, totalement vierge. Tu t’élèves et tu explores, chaque mètre est neuf, nouveau à tes yeux. Chaque fois que tu quittes les prises d’un relais, tout est aboli sous tes pieds, tu quittes le connu pour du vertical inconnu, immense au-dessus de ta tête, embrassant le ciel ouvert.
C’est pourtant depuis ce « relais », cette minuscule vire qui t’a porté, supporté avec ton compagnon, que toute la cordée repart, prend son élan, mains et regards tendus vers un « point de vue » neuf. Neuf comme un sommet imaginé, un ouvrage à construire, à naître, à mûrir…
En fait le cerveau du grimpeur, comme celui de l’architecte, fonctionne avec des aires combinées : l’esprit de géométrie constamment veille, relié à une poétique furtive de l’espace. La quête de la brèche, le souci du volume, l’angle de la paroi, s’inscrivent sans cesse dans le territoire à imaginer, le passage à inventer, la verticale à franchir, les drappures de pierre à enjamber.
Je crois, j’en suis certain, qu’au sommet de leur art, tout grimpeur tout architecte, rêve alors d’une trêve, d’une synthèse. D’un drapeau ? Rarement planté désormais…
Le plus souvent ils franchissent à leur sommet une ouverture invisible, une sorte de fissure intérieure qu’ils n’avaient pas encore remarquée, découvrant de grands espaces interdits d’arpenteurs. Étroiture, passage étrange qui brouille leur ordre du temps. Où croient-ils être à cet instant précis et infini sous le ciel déployé comme une tenture d’azur ?
Stupéfiés d’ignorance, ils ne se confient guère sur place. Debout à la cime, de silence étourdis, poumons frémissants…
Alors les cordées redescendent comme à regret, reviennent comme des voyageurs lointains, tête emplie d’images, le cœur gonflé, avec une joie distante, difficile à transporter, à communiquer. Car il faut toujours revenir à terre n’est- ce pas, tête décoiffée, bourdonnante, et répondre distraitement aux éternelles questions des hommes qui sont restés pendant tout ce temps-là au creux des vallées, dans les rez-de-chaussée, les bureaux d’études, postés, besogneux, sans rêve, sans rivage.
Or il arrive, tu le sais, que l’architecte ou le grimpeur meure. Fausse manœuvre, chute de pierre, chute d’échafaudage ou manque de réputation. Le monde s’effondre soudain avec eux.
Vois-tu, il y a comme un aplatissement d’une pointe terrestre parmi tous les tertres qui nous soutiennent : tout à coup un peu moins de « points » de vue qui suscitent le désir ou l’admiration ; moins d’ivresse des neiges éternelles, moins de poèmes surgis de la prose langagière, moins d’arêtes faîtières. Comme si un programme d’ascendance avortait faute de budget suffisant, ou comme si une voie d’escalade disparaissait sous l’éboulement d’une paroi.
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À ce propos, j’ai discuté, échangé avec nombre de grimpeurs ou d’architectes. Beaucoup me disent que l’œuvre inachevée de ces disparus perdure néanmoins. Étonnant n’est-ce pas ? Ils disent que des topos, des dessins, des plans, des plaques, des ruines, des pitons parfois, parlent encore et toujours à leur place. Même que des cairns vacillants veillent sur leurs sentes oubliées.
Je m’interroge : qui va lire ces plaques érodées, entendre ces voix fossiles à jamais éteintes ? Qui va s’enquérir de leur passion primitive nulle part gravée ? Qui découvrira l’ancrage de leurs pitons rouillés ? Qui pourra lire entre plis géologiques, les parapets ou acrotères, les nervures, ossatures et pilastres qu’ils ont élevés contre le temps et les giboulées ? Qui parlera enfin aux cairns creusés par les vents d’altitude ?
Comme toi je le crains, abandon et négligence emporteront leur art : l’art de grimper sur les grandes sculptures naturelles, architectures de notre terre. Depuis le départ du guide Walter Bonatti – qui déposa la couronne du grand alpinisme sur les plus prestigieux sommets des alpes – où celui de Reinhold Messner pour les sommets Himalayens, je ne vois plus qui pourrait prendre le relais de leurs épaules, des épaules qui ont soulevé des rêves insensés, effacés.
Personne, non personne ne répondra à ces questions que nous croyons cruciales, à ces questions qui nous disent le relief du monde, la marche du monde.
Et j’ajoute, comme tu le sais à ce fade tableau, la fuite des architectes futuristes dans l’outrance moderne. Ils voudraient tant nous faire gober l’espace à coups d’innovations durablement techno, hisser d’arrogantes antennes sur des tours fuselées, couvertes de bac-acier ou de verre fumé …
Écoute, je pense de plus en plus à une évidence qui me taraude, à une seule chose certaine qui s’impose à mon esprit et qui m’apparaît trop vraie : l’aventure est probablement ajournée.
Je ne te demande pas d’acquiescer à mon humeur morose, vagabonde par ces temps instables, ni de me vouloir persuader d’une échappatoire.
Non, après tout, je n’aime me remémorer que la sobre aventure, la sobre architecture des montagnes chinoises, de leurs torrents désinvoltes qui chantent à mes oreilles les noms de Font-Froide, Montfroid avec Han-shan ou Wang wei.
N’oublie pas que des moines poètes et architectes vivaient il y a plus de douze siècles en bonne intelligence au milieu des montagnes qu’ils escaladaient, tout en buvant du vin à l’ombre des pins. Tu m’accorderas que c’est là une marque d’authenticité…
Et bien aujourd’hui, tout compte fait, bilan et synthèse longuement soupesés, c’est cet âge d’or de l’architecture des montagnes, de l’art d’y grimper, qui emporte l’adhésion de mon cœur enflammé.
Du trésor de ces moines, celé au creux des brumes, jaillissent toujours d’imaginaires montagnes, et des sources froides qui ébruitent d’infinies confidences : Inaccessibles montagnes, sur la voie des oiseaux il n’est désormais plus trace humaine (1).
Ami grimpeur, ami architecte, je te dédie en cet automne des lumières, cette ultime et ardente confession.
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1- Han-shan, VIème siècle
Jean-Jacques Guéant
