Le 21 de la rue de l’Odéon est un immeuble anonyme et patricien qui fait l’angle avec la place du théâtre. Grand porche gris des coques de marine. Au 19, la librairie Le Coupe Papier abrite les éditions des Saints Pères, publiant les manuscrits des grands classiques. En vitrine, somptueux dans leurs livrées de cartonné-toilé : Flaubert, Rimbaud, Oscar Wilde, Orwell. Pas de Cioran. Dans la collection, on ne trouve pas encore la prose coupante et les aphorismes ténébreux de notre « cafardeux cosmique ». « J’ai connu toutes les formes de déchéance, y compris le succès. » Relatif, alors. Sa mort est trop récente, sans doute. Peut-être aussi son œuvre est-elle encore confidentielle, rassemblant dans une phalange improbable philosophes universitaires et amateurs initiés, partagés entre les bouffées de mélancolies lugubres et les éblouissements ironiques. Une « garde de fer » qui se garderait bien de faire quoi que ce soit pouvant rendre connus du vulgaire les écrits de leur neurasthénique préféré. Mystère de la considération, sur la Toile, en matière de citations, Cioran est pourtant le plus présent avec pas moins de 770 occurrences.
Sur la façade du Théâtre de l’Europe, de grandes affiches rouges et blanches pendent entre les colonnes, présentant le programme de la saison 2024/2025. Entre autres auteurs, Tchekhov, Beauvoir, Brecht, Faulkner. Pas de Cioran. On aura beau jeu de dire qu’il n’a pas écrit pour le théâtre ; cependant, Faulkner non plus.
Sur la droite, La Méditerranée étale la bâche de sa terrasse sur toute la largeur de l’immeuble entre les rues de l’Odéon et Crébillon. Elle est d’un bleu marine soutenu. On croirait une crêperie bretonne. Quelle drôle de couleur pour un restaurant qui sert des spécialités méditerranéennes… Heureusement, visibles de la rue, à l’intérieur, il y a les fresques de Christian Bérard. Sur la carte : sardines, bar, poulpe, dorade, sole, cabillaud. Pas beaucoup de légumes, ordinaire préféré de Cioran. Nous faisons fausse route, pourtant c’est sur notre itinéraire. Prix « parisiens plus ». Dixit Gilles Pudlowski : « Le lieu, en tout cas, garde le cachet des belles adresses du passé. »
À l’angle de la rue Regnard, la galerie Avant-Scène qui, en attendant les barbares, accueille des artistes décorateurs. Les meubles y développent une hybridation métallique de nénuphars en plateaux et de pieds d’oiseaux. Çà et là, la céramique sertie de bronze doré sur fonds de bois précieux se superpose aux rosaces, aux langues vertes des vases, choux cabus à tête noire des Bernard Palissy d’aujourd’hui.
Après la rue Rotrou qui longe le théâtre, arcades à gauche et façades aveugles à droite, les grilles du jardin du Luxembourg. En ce milieu d’automne, les fleurs des parterres sont un camaïeu de rouges. Même les feuilles des plantes choisies dans la serre horticole ont cette teinte ferreuse des bêtes blessées. Les caisses gris-vert des bigaradiers sont alignées en Garde républicaine camouflée et ombrageuse.
Nous évitons l’allée où d’ordinaire les poneys promènent les mômes – à son retour de la guerre d’Algérie mon père alors de moi inconnu avait facilement vaincu ma suspicion grâce à cette astuce dada -, longeons l’orangerie ; boucle inutile, faisons le tour du parterre entre le Musée du Luxembourg et le pavillon Guynemer. Découverte : s’y trouve un catalpa noueux et dégarni, aux branches étayées de béton. Les jardiniers ne connaissent pas son âge ; il me rappelle le robinier du square René Viviani à quelques encâblures de Notre-Dame, 423 ans au compteur.
Plutôt que la sortie par la rue Vavin encombrée de poussettes et d’étudiants en Droit, nous empruntons la rue de Vaugirard où un panneau sur le trottoir propose du caffè latte et des muffins. Le Pont traversé était jadis une librairie d’anciens. Venant de la part de mes grands-tantes dont il était l’ami, j’y avais rencontré douloureusement Marcel Béalu, à l’âge où l’on souhaite ardemment qu’un poète consacré vous lise et vous approuve. Je ne fus pas lu par Béalu.
La rue Vavin finalement rejointe, nous avisons au pied de l’immeuble de Sauvage, aux balcons en terrasses décalées habillé de carreaux blancs de métro, un chouette canapé fatigué des années 50. Il vient d’y être déposé, à la sauvage ; son tissu bleu électrique est encore sec. Dans les vitrines des agences immobilières, les chiffres imprimés n’indiquent pas le nombre approximatif d’étoiles de l’amas galactique mais le prix des appartements du quartier. Rue Delambre, je ne reconnais pas la crémière ni le boucher chez lesquels ma mère nous trainaient gamins pour faire les courses. Ils ont dû s’absenter.
Arrivés au cimetière Montparnasse, beau temps. En réponse à ma demande, le cerbère à l’entrée m’aboie une « adresse », localisation de la tombe. Son air rogue me permet de comprendre que le renseignement ne souffre pas d’explication supplémentaire. Nous partons à la recherche de la ligne 6-Nord-7-Est-13ème division. Je ne reconnais pas les tombes sur lesquelles, avec mon frère, nous faisions des pâtés de sable. Il est vrai que s’il y a toujours des gardiens à casquette – celui qui tançait ma mère était bien compréhensif, nous laissant jouer en faisant attention que d’autres ne nous découvrent pas à leur tour -, il n’y a plus de sable dans les allées, toutes asphaltées. Soucieux de gagner un peu de temps après quelques aller-retours infructueux, j’avise un grand type en uniforme de fonctionnaire de la Mairie de Paris. Il prend 10 bonnes minutes à demander par téléphone l’emplacement exact à ses collègues, comprend manifestement leur nomenclature et m’y amène fort aimablement.
Dalle de marbre gris, noms de Cioran – 1911-1995 – et de Simone Boué – 1919-1997 -, sa compagne. Ils s’étaient rencontrés à Paris dans un foyer d’étudiant en 1942. Lui est mort d’un Alzheimer, elle noyée. Un bouquet de roses en plastique, un cœur tressé de ce qui reste de fleurs des champs, une bougie dédiée à Saint-Antoine ; bleu jaune rouge, un bolduc aux couleurs de la Roumanie sort d’une boîte aux lettres en fer blanc. Y est gratté au couteau : LETTRES POUR EMIL CIORAN.
Le bric-à-brac des nécropoles est déroutant, l’insolite y est la norme. Sur YouTube, il existe même une vidéo d’amateur où, arrivant au cimetière Montparnasse sous une pluie battante, son auteur nous gratifie de trois minutes de plan fixe sur la tombe – réminiscence d’un India Song chiche sans texte lu –, un Debussy déprimé accompagnant l’hommage à notre désespéré fétiche.
Éric Desordre