Vendredi 2 mars 2018, 17h15, mon téléphone sonne. « Allo, oui, c’est l’inspection. Vous êtes attendue lundi matin à 8h15 à l’école Louis ARAGON pour un remplacement long, sur un CE2-CM1. »
Ma première réaction fut un soulagement. Enfin un poste long. Je n’allais plus tourner d’école en école en simple remplaçante, comme je le faisais depuis la rentrée. J’allais enfin pouvoir me poser et m’investir un peu plus longtemps auprès d’élèves. Mais très vite, ce petit sentiment de joie fit place à une inquiétude. « Aragon … elle m’avait bien dit Aragon ? ».
Rien qu’à entendre son nom, cette école faisait peur car connue pour son public difficile. Personne ne voulait y aller. « Et il a fallu que cela tombe sur moi ! »
J’eus du mal à trouver le sommeil la nuit suivante. Je m’imaginais les pires scenarii. Et puis un double niveau, je n’en avais jamais eu, et encore moins inter-cycles. J’étais en début de carrière et je n’avais pas beaucoup d’expérience.
Au petit matin, encore fatiguée de cette par cette nuit en pointillés, je décidais comme pour me rassurer d’aller voir sur place l’école terrifiante qui allait m’accueillir durant quatre mois. La rue, qui conduisait au portail d’entrée longeait de grands immeubles. Au détour d’un virage, une pancarte indiquait « Si vous tenez à la vie, arrêtez-vous ici ! » Je fus stupéfaite. La couleur était annoncée, il allait y avoir du sport ! Mais, où allais-je mettre les pieds ? Je décidais malgré mon inquiétude de continuer mon chemin, qui déboucha très vite sur le parking de l’école. Qu’il fût vide ne me surpris pas. Après tout, nous étions samedi. Mais c’est en voulant me garer que je compris. L’état du bitume noirci et fondu par endroits, me fit rapidement comprendre qu’une voiture avait brûlé très récemment.
Loin de me rassurer, ma petite balade matinale ne fit qu’augmenter mon stress. Je passai tout le reste de mon week-end à préparer ma classe, non sans sentir une petite boule au ventre se former et grossir de plus en plus.
Lundi 5 mars 2018, 7h45, me voilà de nouveau devant le grand portail vert de l’école. Mon angoisse était palpable et je mis du temps à sonner à l’interphone. « Oui, bonjour, je t’ouvre » me dit une voix nasillarde, sans même que j’eus prononcé le moindre mot. Au cliquetis, je poussai la porte.
J’entrais dans le bâtiment, je cherchais un peu mon chemin et je tombai sur une jeune femme, sûrement une animatrice, qui me conduisit jusqu’à ma classe. J’ouvris la porte, pris une grande inspiration et entrais d’un pas courageux. La pièce n’était pas très grande et plutôt encombrée. Elle sentait les produits d’entretien d’un ménage fraîchement terminé. Un grand tableau vert à craies faisait face à trois rangées de tables et une bonne vingtaine de chaises. Sur les murs, de nombreux affichages, un peu jaunis pour certains, étaient classés par matière : sur la droite du tableau les tables de multiplication et les techniques opératoires, sur la gauche les règles de grammaire et les mots invariables. Le coin découverte du monde se trouvait au fond de la classe, à côté de la Marseillaise et de la charte de la laïcité. Je me sentis rassurée par cette normalité.
Sur le bureau attendait la liste des élèves. Je la lus rapidement en essayant de mémoriser un maximum de prénoms, tout en sortant mes affaires pour tenter d’apprivoiser l’espace.
Ensuite, direction la salle des maîtres afin de trouver des collègues pour me présenter les lieux et les habitudes de cette école. Ce ne fut pas compliqué. Tous les enseignants étaient autour de la photocopieuse, en train d’échanger sur la prochaine grève prévue le 22 mars, et tous protestaient contre les réformes engagées par le gouvernement : la baisse du pouvoir d’achat et le gel du point d’indice.
Emelyne Papinot, la directrice, vint à ma rencontre, me présenta rapidement son équipe et me fit visiter les lieux. Elle me mit à l’aise et me rassura sur le climat de son école. Bien sûr, dans ma classe, il y avait quelques élèves à avoir à l’œil, mais il ne fallait pas que je m’inquiète. J’appréciai cette petite attention qui me fit chaud au cœur.
De retour dans la salle des maîtres, ma voisine de classe se présenta à son tour. Juliette Marbot était une femme qui parlait très fort et qui aimait être au centre de l’attention. Mais elle était dotée d’un grand sens de l’humour et cela me plaisait déjà beaucoup. Elle m’aida à faire mes photocopies et vérifia que j’avais bien tout ce dont j’avais besoin avant de rejoindre sa classe où ses CE2 l’attendaient.
A mon tour, je rejoignis ma classe pour y accueillir mes élèves. Ce premier contact était toujours un moment particulier et ma première impression souvent celle qui me suivrait tout au long de l’année.
Les enfants arrivaient un par un et avaient, en me voyant, parfois un regard inquiet, parfois une totale indifférence et parfois, un grand sourire aux lèvres. Une fois les présentations faites, nous nous mîmes au travail. L’ambiance de classe était très agréable et les élèves semblaient calmes et studieux. La journée se passa paisiblement et je rentrai chez moi ravie. L’école que je m’étais imaginée et qui m’avait empêchée de dormir n’était que le fruit de mon imagination. J’allais passer une très bonne fin d’année.
Le lendemain, le début de journée fut plus mouvementé. En montant les escaliers de l’école, Amine bouscula Yanis qui arriva en classe très énervé. Il insulta tous les enfants se trouvant sur son chemin, refusa de me répondre quand je voulus savoir ce qui s’était passé et balança son sac et sa chaise avant de ressortir s’asseoir dans le couloir, sous les porte-manteaux. Amine quant à lui, s’était assis avec grand bruit et se ferma totalement. Les autres élèves n’avaient pas l’air étonnés de la scène qui venait de se passer et sortirent leurs affaires pour se mettre au travail, comme si de rien n’était. Je pris le temps d’engager les enfants dans les premières activités de la matinée avant de rejoindre Yanis sur le palier. Il était toujours aussi silencieux mais de grosses larmes roulaient sur ses joues. Son émotion était visible et je sentais sa colère. Puis, voyant que je ne bougeais pas, il se mit à crier en pointant Amine du doigt, hurlant qu’il l’avait insulté et insulté sa mère sur le chemin de l’école. Sa colère fit place à la tristesse, car Yanis était très proche de sa maman, avec laquelle il vivait depuis la séparation de ses parents. Je lui permis de rester seul quelques instants.
Après la séance de calcul mental, voyant que l’ambiance de classe s’était apaisée, Yanis accepta de revenir avec ses camarades et tout le monde pu continuer à travailler tranquillement, jusqu’à la récréation. Je n’étais pas de service. Je profitais de ce moment pour discuter avec mes collègues de ce qui était arrivé dans le début de la matinée. C’est Emelyne, qui connaissait bien tous les élèves de son école, qui m’en dit plus sur mes deux élèves. J’eus un petit résumé sur la situation de chacun ; les deux enfants avaient une vie compliquée et étaient très sensibles. Il allait falloir que je compose avec tout cela.
La cloche annonça la fin de la récréation. Je fus très attentive au comportement de Yanis et d’Amine. Mais contrairement à ce que j’attendais, ce fut Julio qui mit le feu aux poudres en insultant à son tour Melvin. Un petit attroupement se forma devant la salle de classe et sans mon intervention rapide, Julio et Melvin en seraient venu aux mains. Et il n’était que 10h30 …
Nous reprîmes, en classe, les règles concernant le vivre ensemble et mes attendus quant à leur attitude d’élève. Il était hors de question que je passe mes journées à gérer des crises plutôt qu’à faire avancer la classe. Après une longue discussion et de nombreux échanges, on se mit d’accord sur le besoin de s’écouter, de faire preuve d’empathie et de demander l’aide d’un adulte si le conflit ne trouvait pas d’issue. Finalement, les tensions s’apaisèrent et la journée se termina calmement.
Les jours passaient et se ressemblaient plus ou moins, mais je finis par connaître mes élèves de mieux en mieux et à trouver des solutions pour éviter au maximum les tensions et les bagarres. Mais cela me demandait une énergie folle. J’usais de tous les subterfuges pour les occuper, leur proposer des activités originales et même organiser des matchs dans la cour, mais ce n’était pas toujours évident. J’avais quand même la chance d’être tombée dans une école qui avait une enseignante surnuméraire. Ce dispositif « plus de maîtres que de classes » permettait de mettre en place de nouvelles modalités d’organisation pédagogiques pour aider les élèves les plus en difficulté à progresser. A Louis Aragon, cette aide passait beaucoup par la gestion des émotions et l’écoute des besoins des enfants.
Début juin, un nouveau sujet vint occuper la plupart des conversations : bientôt allait débuter la coupe du monde de football. Les enfants étaient tellement heureux de me parler de leurs joueurs favoris : Lloris, Pavart, Varane, Umtiti, Pogba, Kanté, Mbappé …. Que de noms qui ne m’évoquaient pas grand-chose, moi qui m’intéressais peu au foot et qui était plutôt de l’époque de Zidane et Barthez !
« Madame, tu vas regarder le match, samedi ? La France va jouer contre l’Australie. On va gagner, on est les plus forts. » L’avantage de cet engouement fut le calme relatif qui régna jusqu’à la fin de la journée. Les enfants ne se rendaient pas compte, mais du sport, il y en avait tous les jours pour moi !
Lundi 18 juin, les enfants arrivèrent très fiers, avec leur maillot de l’équipe de France et maquillés de bleu, blanc et rouge sur les joues, pour m’annoncer que la France avait remporté le match 2-1, grâce, entre autres, au penalty de Griezmann. La journée commença donc dans la joie et la bonne humeur. Les plus fervents se prenaient pour leurs idoles dans la cour de récréation et des disputes ne manquaient pas d’éclater quand certains n’arrivaient pas à marquer, ou se prenaient un but. Du coup, lorsque nous remontions en classe, les élèves se chambraient gentiment.
Ce mois de juin s’éternisait et était rythmé par le tableau des scores de la FIFA world cup Russia 2018. Ma patience, quant à elle, commençait à s’épuiser. J’avais beau chercher régulièrement de nouvelles activités, d’autres modalités de travail, rendre mes exercices plus ludiques, les disputes et autres bouderies ne cessaient pas, si bien que je m’étais mise à compter les jours qui me séparaient des vacances.
Vendredi 6 juillet, ce jour arriva enfin ! Certains élèves avaient, depuis quelques semaines, commencé à déserter les bancs de l’école. Nombreux étaient ceux qui avaient déjà pris leur envol vers leur terre natale, pour des vacances au soleil, en famille. Malheureusement pour moi, ma petite cohorte de bagarreurs était là et bien là. Mais j’étais décidée à ne pas me fâcher et à tenter de vivre cette dernière journée du mieux possible, sans craindre le moindre débordement. De plus, ce soir, les quarts de finale avaient lieu exactement à l’heure des vacances. Au moins, les enfants allaient partir vite et je pourrais savourer ce repos tant mérité.
Nous commençâmes la journée par des jeux de société où chacun prit plaisir, moi la première. Je m’amusais à les taquiner en observant leur fair-play très limité. Puis, le temps passant, les élèves me réclamaient à en savoir plus sur les personnages historiques, et nous voilà partis à la découverte de Louis XIV. Cela nous prit beaucoup de temps entre les reportages sur le château de Versailles et les questions qu’ils voulaient tous poser.
L’après-midi, Amine nous apporta une immense assiette de cornes de gazelles pour partager un dernier petit goûter après la récréation. Nous terminions la journée par la fabrication d’une affiche sur laquelle chacun fit un dessin et laissa un petit commentaire, pour souhaiter bonnes vacances à ses camarades.
Puis le moment tant attendu arriva enfin. Il était 16h00 et la fin des cours sonna. Nous fîmes les cartables et descendîmes jusqu’au portail de l’école. Je sentis, malgré tout ce que j’avais vécu durant ces quatre mois, un petit pincement au cœur de les voir partir si vite.
Et là, à ma grande surprise, les élèves vinrent se blottir contre moi, m’offrirent leur affiche faite un peu plus tôt en classe. Ils formèrent un attroupement impressionnant. Mes collègues souriaient tant la scène était surprenante et attendrissante. J’avais beau leur dire de rentrer chez eux car le match allait commencer, rien n’y faisait. Ils restaient là. Des larmes commencèrent mouiller mes yeux, ce qui ne fit que resserrer encore plus cette étreinte collective. Quand je pensais aux journées si difficiles qu’ils m’avaient fait endurer … Je dus, à ce moment-là, reconnaître que ma première impression lorsque je suis arrivée dans cette classe était la bonne : j’allais passer une très bonne fin d’année ! Nos adieux durèrent encore quelques minutes, si bien qu’en arrivant chez eux, les enfants avaient loupé le magnifique but de Varane, mais profitèrent malgré tout de la victoire des bleus contre l’Uruguay.
Pour ma part, je retournais seule dans l’école, avec une pointe de nostalgie. Je rangeai mes affaires et remis la classe en ordre. Elle était vide, calme, silencieuse. J’avais le cœur lourd. A la rentrée prochaine, la collègue que je remplaçais allait revenir et moi je serais peut-être dans une autre école.
Chargée de quatre sacs pleins à craquer, je passais saluer toutes mes collègues, et je retrouvais ma voiture sur le parking qui était désert. Il était 17h38. Je posais mes sacs pour prendre mes clefs dans ma poche, quand une main forte me tint par la nuque et me plaqua contre la portière de ma voiture. Puis, je fus saisie par une étrange sensation. Une douleur aiguë et froide, qui entrait et ressortait rapidement dans plusieurs endroits de mon corps. Je fus prise de vertiges, puis mes jambes me lâchèrent. En m’effondrant sur le sol, je le vis jeter son couteau et s’enfuir en courant. Avant que n’arrive l’obscurité, puis le vide.
Anne-Emmanuelle Bardon