C’était un jeudi, en fin d’après-midi. Emilio, 46 ans, contrôleur de Gestion à Primfarma, était installé sur son petit lopin de bureau, établi là, au premier étage de son pavillon, dans un renfoncement du passage entre les chambres. Cet espace aménagé était le vestige du télétravail imposé par le premier confinement COVID de mars 2020.
Depuis, Primfarma avait généreusement octroyé deux jours de « home office » à ses salariés, en les équipant, sous la pression des syndicats, de PC portables, de deux écrans pour ceux dont la tâche les rendait nécessaires, et d’une gourde en aluminium RSE : un geste d’apaisement après des négociations tendues. Il est vrai que si Primfarma voulait garder les forces vives de son siège, ses dirigeants n’avaient aujourd’hui pas d’autre choix que de proposer du télétravail, pour rester attrayants, dans un marché de l’emploi tendu par les velléités nouvelles de la masse salariale et des jeunes diplômés.
Emilio aimait bien les jours de télétravail. Il pouvait travailler dans un climat plus serein, sans être constamment dérangé par les collègues de l’open-space. Il n’avait pas non plus la fatigue des longs trajets, seul au volant de sa voiture, dans les bouchons de la région parisienne, toujours plus denses. Il dormait plus longtemps, buvait son propre café (meilleur que celui de la machine au bureau), et travaillait aussi plus tard le soir.
La situation de son petit îlot connecté, positionné au carrefour des chambres de l’étage, lui permettait aussi d’avoir un œil sur ses trois ados. Il pouvait veiller à ce que les devoirs soient faits correctement. A partir de 17h45, le calme de la sollitude se fracassait contre les cartables jetés dans les chambres. La maison reprenait vie.
Son plus jeune garçon rentra du collège le premier, passa derrière lui comme une flèche, et bazarda son sac comme on lance une boule de bowling.
– Salut papa !
– Salut mon chéri. Alors cette journée ?
– Super ! Et toi ? Tu fais tes tableau Excel, comme d’habitude ?
– Comme toujours ! Allez viens me faire un bisou, je vais me connecter à l’ENT. Je te laisse le temps de goûter et tu remontes, je t’attends.
Au mot goûter, le pré ado descendit les marches quatre à quatre, sans passer par la case « bisou ». Il réapparut quelques minutes plus tard, la bouche encore pleine d’une briochette industrielle.
– Alors, dit Emilio, voyons ça. 5ème B. Bon, ça devrait aller vite, tu n’as pas grand-chose à faire ce soir.
– Non, mais tu vois papa, demain c’est le 1er avril, et je dois « raconter en 15 lignes minimum une farce vécue ou à vivre » pour ma production écrite de français. C’est à rendre la semaine prochaine. On a le temps, mais je n’ai pas d’idée.
L’évocation « d’une farce vécue ou à vivre » ramena Emilio en 1993, quand il était lui-même collégien.
– Je crois que je peux t’aider, dit-il à son fils. J’en ai fait une, une fois, à un camarade de classe. Je peux te la raconter si tu veux.
Il n’attendit pas la réponse de son fils pour lancer son récit.
*
La veille du jour en question, les copains du collège m’avaient grimé le cartable à la craie, et je n’avais rien vu ni rien senti. Je suis rentré à la maison, et ta grand-mère m’a fait remarquer que j’arborais sur mon sac des dessins en tout genre, notamment d’un genre de ceux que je ne peux pas te décrire en détail. J’étais assez fâché et vexé, je dois bien l’avouer, et je bouillonnais à l’idée de me venger. Après avoir fait mes devoirs, je suis redescendu dans la salle à manger pour diner avec mes parents, ma sœur et mon frère. Mais nous devions d’abord mettre la table. Pour cela, j’ai dû déplacer ce que mon père avait ramené de la boîte aux lettres : deux enveloppes d’EDF, des catalogues de chez Carrefour et Intermarché, et le Télé Z.
Le Télé Z était un petit magasine sur lequel on trouvait essentiellement les programmes télé, mais aussi des recettes de cuisine, des petites annonces, l’horoscope, etc. Je crois que ça existe toujours d’ailleurs… Je vérifierai. A cette époque, pas d’internet, donc pas de réseaux sociaux, rien de tout ça. Dieu en ce temps-là n’était pas un Dieu numérique. C’était un Dieu cathodique, qui s’appelait : la télévision. Et Télé Z permettait de lire l’avenir dicté par ce Dieu pour les jours à venir.
Après avoir disposé les assiettes et les couverts (c’était la mission qui m’avait été attribuée par mes parents), je décidais de feuilleter le Télé Z pour savoir si le lendemain j’aurais à négocier une soirée prolongée ou pas. Bon… Sur TF1, il y avait Interville : Gap contre Sisteron. J’adorais cette émission. J’avais d’ores et déjà trouvé ce qui allait motiver mes négociations pour demain soir.
Le repas pris, je remontais dans ma chambre pour à aller me coucher. Je vis mon cartable encore taché de poudre blanche. La colère revint.
C’est alors que j’eus une idée fabuleuse.
Le lendemain, j’arrivais au collège, gonflé de certitudes et pétri de courage. Ou peut-être l’inverse… Bref. J’étais fermement décidé à savourer ma vengeance. J’attendais l’ouverture des grilles, quand le gros Fabien me frappa le cartable d’un plat de la main bien senti, qui me décolla les poumons.
– Il restait un peu de craie ! s’exclama-t-il, avant d’aller chercher du regard les rires des autres collégiens présents. Sans aucun doute, il devait faire partie des artistes dessinateurs de la veille. Ce sera donc lui ma cible, et il paiera pour tous les autres.
– Ha ha! Très drôle Fabien.
La sonnerie retentit et la grille du collège s’ouvrit. Tous les adolescents s’entassèrent pour être les premiers à entrer. Les mêmes collégiens qui pouratnt, le soir venu, se précipiteront pour sortir les premiers, quand la grille s’ouvrira et que la même sonnerie retentira.
– Hey Fabien, tu regardes le match ce soir à la télé ? L’équipe de France, match de coupe du monde.
– Ah bon ? Y a du foot ce soir ?
– Ba oui, t’es pas au courant ? C’est ce soir sur TF1. Gérard Houllier va aligner tous tes Marseillais : Petit, Dessailly, Boli, Deschamps, et normalement y aura même Canto et JPP.
Le gros Fabien s’approcha de moi les sourcils froncés. Il était en plain doute, prêt à mordre à l’hameçon. Il savait que j’étais fan de foot moi aussi, même si supporter du PSG.
– T’es sûr que c’est ce soir ?
– 100% mon pote, je te le dis, va y avoir du sport ! Faut pas rater ça.
C’est alors que Jeremy, petit intello premier de la classe au physique frêle et aux lunettes imposantes, et que personne n’avait sonné, mit à mal mon stratagème.
– Mais non, ce soir y a Interville sur TF1.
Heureusement, la nature étant bien faite, Jeremy était plus petit et plus faible que moi. Je m’approchais donc exagérément de lui, menton en avant, bien décidé à ne pas le laisser faire capoter ma vengeance.
– Mais de quoi tu parles bouffon (insulte ultime en 1993), tu as regardé sur quel programme ?
– Bah sur le Télé Poche… dit-il intimidé.
Ouf !
Alors, pourquoi « ouf » me diras-tu ? Et bien il existait à l’époque une sorte de hiérarchie de crédibilité entre les différents évangiles du Dieu Télé. Cela marchait un peu comme au poker.
Le Télé Poche était le programme du pauvre : pas cher, un papier peu qualitatif, une sorte de pair de deux.
Ensuite, il y avait Télé 7 jours, un peu mieux : le papier était glacé. Équivalent à une paire d’as.
Puis le Télé Loisirs : toujours la vedette du moment en couverture, donc pas à la portée de toutes les bourses. Un bon brelan.
Et enfin le Télé Z. Le carré d’as. Mieux ? On ne pouvait pas. Tout le monde enviait ceux qui avaient un abonnement au Télé Z. Et oui, le Télé Z était devenu le programme à avoir, depuis que l’émission « le Juste Prix » de feu Patrick Roy puis Philippe Risoli, l’avait rendu célèbre, en en faisant la pub tous les midis. Un culte peu suivi par les demi-pensionnaires, mais extrêmement populaire chez les externes. Tout le monde connaissait le célèbre chien Télé Z et son programme Télé !
C’est alors que sans user de plus d’autorité que nécessaire, mais avec une pointe de dédain tout de même, je déposais mon carré d’as au nez de Jeremy.
– Télé poche ? Pff… Moi je l’ai vu dans Télé Z !
La vérité était donc tombée pour tout le monde, comme la lame d’une guillotine. Ce soir, il y aurait du foot sur TF1, car Emilio Goncalves l’avait vu dans le Télé Z !
Aussitôt, le gros Fabien se mit à courir, son énorme cartable bringuebalant sur le dos, pour aller rejoindre le groupe des dominants. Il colportait la fausse information, essoufflé, transpirant sous son gros anorak. Il allait de groupe en groupe, pour propager la bonne nouvelle, et donner ses pronostics, faire ses analyses d’avant match, convaincant les sceptiques grâce à la sainte parole de mon Télé Z, comme si ça avait été le sien. Je m’amusais de la situation. Plus il diffusait l’information de ce match, plus je me régalais. Je pensais avec satisfaction à quel point il serait ridicule demain matin.
Ce cirque dura toute la journée. Il reprenait ma phrase « Va y avoir du sport ! » comme un gimmick. Aux interclasses, durant les récréations, et à la sortie le soir.
J’arrivais enfin à la maison, le sentiment du devoir accompli. J’avais eu ma vengeance. Et cerise sur le gâteau, je n’avais même pas eu besoin de négocier avec mes parents pour regarder Interville. Je ne commençais qu’à 11h00 le lendemain à cause des grèves. La soirée fut donc exquise.
*
– Et bien papa, tu es sans pitié ! Le pauvre Fabien, il a vraiment dû passer pour un… bouffon.
Le jeune adolescent s’en alla, happé par son smartphone, laissant là son père souriant à l’évocation de ce souvenir. Emilio sauvegarda ses fichiers Excel et éteignit son ordinateur.
*
Jeudi 18 novembre 1993
Le lendemain, le jeune Emilio prit la route du collège. Sur le chemin qu’il faisait à pied, il se demandait pourquoi Interville n’avait jamais lieu dans sa ville. C’étaient toujours les mêmes communes que l’on voyait à la télé : Gap et Cisteron donc, mais aussi Sarlat, Carcassonne, Dax ou Vic-Faizensac. Pourquoi ne venaient-ils jamais à Orléans ? Il aurait adoré voir des vachettes en vrai, des adultes courir sur des tapis roulants savonnés en riant comme des enfants, apercevoir Guy Lux ou Simone Garnier.
Arrivé au collège, Il chercha immédiatement le gros Fabien du regard. Il ne le vit pas tout de suite. Quand il l’aperçut enfin, ce dernier avait l’air tout penaud, au milieu d’un groupe de dominés. Emilio savoura ce tableau. Il avait eu sa vengeance. La sonnerie retentit et la lourde grille s’ouvrit. L’amas de collégiens pénétra dans la cour en un bloc mou. Dans la masse d’élèves, Emilio entendit Fabien dire à un autre « j’ai trop la rage, on a été éliminés à la dernière seconde… ».
Cette rumeur fut reprise quelques minutes plus tard, juste avant d’entrer en classe : « le match était trop bien, c’est vraiment dommage d’avoir perdu comme ça ».
– Salut Emilio, ça va ? Une voix fluette le sortit de ses pensées. C’était le petit Jeremy.
– Oui, lui répondit Emilio sans le saluer, ni le regarder.
– Tu as vu, j’avais raison, y avait bien Interville hier sur la une.
Puis, satisfait de sa petite victoire, Jeremy pénétra dans la salle de classe en souriant, sans se retourner.
Emilio avait décidé d’attendre Fabien, qui passa devant lui sans le voir. Aucun camarade ne semblait le railler ou le moquer. Un doute sourd habita le jeune garçon durant toute l’heure de mathématiques. Il se retournait régulièrement vers Fabien, pour essayer d’interpréter le moindre signe sur son visage. Mais rien.
A la fin du cours, Emilio rentra directement chez lui, bien décidé à comprendre pourquoi son piège semblait ne pas avoir fonctionné. Il passa la porte d’entrée, ôta ses baskets, et se précipita dans le salon. Il vit le Télé Z posé sur la table basse. Il l’ouvrit sans prendre le temps d’enlever son cartable. Il chercha la page des programmes d’hier. Il tomba enfin dessus. TF1 : Interville, Gap contre Cisteron. Il ne comprenait pas. C’est alors qu’il eut une fulgurance. Il tourna la page, et lut : Antenne 2, match qualificatif de l’Equipe de France pour la coupe du monde aux Etats Unis : 20h30, France / Bulgarie.
Il avait raté le match de l’année.