Une inversion de l’ordre du monde
Suivant un fil d’Ariane, nous sommes amenés à nos places désignées sur la scène même. Les comédiens, eux, s’asseyent en face dans les gradins, là où d’ordinaire les spectateurs se trouvent. Machine à écrire, les sièges de plastique noir recouvert de plastique transparent des gradins sont un clavier investis par les démons ; machine à hurler, le chœur des femmes et des hommes mêlés s’agite. Leurs déplacements saccadés font un ballet transversal qui va et vient le long des marches.
Déesses infernales, les Erinyes sont les poupées sexy, marionnettes grinçantes et désarticulées d’un Hans Bellmer qui tirerait les fils. Malgré le hurlement des succubes, épuisé par les précédentes nuits sans sommeil, je perds conscience un instant, me réveille la main dans celle d’une des Erinyes qui me sourit, me tire doucement de ma chaise, désigne au pied de celle-ci mon sac que j’oubliais. Souhaite-t-elle m’inviter à danser, comme, au début de la pièce l’avait proposé un des comédiens à une spectatrice ? Je ne suis pas le seul concerné, les autres sont à leur tour sollicités. L’Erinye n’a pas le béguin pour moi, elle ne souhaite pas non plus m’enlever pour l’Infra Monde. Par chaque démon, nous sommes lentement et irrésistiblement emmenés à nos nouvelles places, les vraies ; dans les gradins pour le temps de notre vie, celle des spectateurs. L’ordre du monde est rétabli – pour combien de temps encore ?
Des ombres habitées
Danseur du troisième cercle, virevoltant dans sa peau rouge-noire : Cerbère. De son masque de lutteur mexicain « Lucha Libre » pend les restes des fils rouges de la vie. Celle de ceux auxquels il les a arrachés. Tantôt serpent à la reptation visqueuse, tantôt chien énamouré aux pieds d’Eurydice, breakdancer Azzedine Jeddi est une boule d’énergie irradiante, escarbille volante dont la force souple concentre toute la séduction que les romantiques ont su débusquer dans le souterrain brasier. Tout de blanc, Allan Gereaud fluide et rayonnant est Orphée dans son désespoir et sa rage d’arracher Eurydice aux abîmes, en Jorge Donn au tombeau. Eurydice Elizabeth Czerczuk est derrière le miroir, n’a déjà plus de volonté propre, son âme en instance.
Aux enfers, les humains – ont-ils un jour été humains ? – sont devenus mi-hommes, mi-machines. Casqués, roues sur la poitrine, ils avancent en colonne mécanique, tels des chars inarrêtables ; les tableaux s’enchaînent dans un cliquetis de métal. Jérôme Bosch est revenu des Enfers pour partager avec nous toute leur ténébreuse beauté.
Chacune un livre en main, les Erinyes viennent au-devant des spectateurs lire les tables de la Loi. Nous sommes sermonnés par ces institutrices à répétition : « Quiconque passe de vie à trépas ne peut revenir à la lumière. » C’est marqué ici, montrent-elles du doigt. A chacun de comprendre, car le langage parlé ici-très-bas est, à ce jour, inintelligible. Eurydice est désormais loin du monde des vivants, passe de l’énergie salvatrice à tirer sur les fils du destin qui la relient à Orphée, à la gestuelle convulsive d’une poupée sans ressort, pâle dans sa robe-linceul. Orphée ne réussit pas à ramener Eurydice ; Eurydice ne réussit pas à s’arracher des ténèbres.
L’éternel retour
Dans une seconde tentative, Orphée revient à la charge, tente de convaincre Hermès de ne pas conduire l’âme de son aimée à Hadès. Hermès semble magnanime, on peut un instant lui prêter l’intention de libérer sa prisonnière ; son visage est bienveillant, il semblerait incliner à… Mais même lui – le dieu -, ne peut aller contre les lois d’airain de la nature, à l’encontre de son propre rôle. Ce n’est pas le fatum ; c’est la condition, le principe et la nécessité. Tenax contre Ténébrax. Le mythe tragique se différencie en cela des histoires de super-héros de Pulp-Fiction qu’elle ne se termine pas par le triomphe de la lumière sur la nuit. Les gentils ne gagnent pas et ceux auxquels on a attribué le mauvais rôle à leur corps défendant n’ont pas le choix, pour l’éternité.
Le retour d’Orphée aux enfers est-il une préfiguration de sa propre disparition, comme si le mythe lui-même devait être oublié ? Figure de l’éternel retour, Moitessier après son premier tour du monde en solitaire faisait demi-tour arrivé devant le port, à quelques encablures du quai, repartant pour une seconde circumnavigation. L’Ulysse de Kazantzakis, revenu à Ithaque après tant d’épreuves repartait sur la mer avec de nouveaux compagnons. Orphée répète sa quête impossible, hoquette le destin des vivants, celui un jour de n’être plus, celui une nuit de ne plus pouvoir devenir.
Bande son d’anthologie, pièces de Xenakis, Adagio de Samuel Barber. Extrême attention à l’adéquation de la musique et des tableaux. Les musiciens sur scène prêtent aussi leurs talents de comédiens à la pièce, pèsent beaucoup dans la réussite de cette plongée apnéique. Au-dessus de tout cela, un requiem polonais de Penderecki qu’on n’entend pas mais qu’on entend.
Plus dense, plus ramassé encore que Dementia Tremens, Amok est de ces expériences de théâtre total dont on sort ébloui, paradoxe pour un voyage dans le gouffre. Courrez voir Amok, ce joyau. Son feu sombre rougeoie en pulsation de vie – nous sommes vivants – dans l’écrin noir du Théâtre Elizabeth Czerczuk.
Éric Desordre
Amok – T.E.C. Théâtre Elizabeth Czerczuk, 20 rue Marsoulan 75012 Paris
16, 21 novembre 2024 à 20h00
12 décembre 2024 à 20h00