Parmi les procédés littéraires, il existe deux figures de style de nature particulièrement élitiste : l’allusion et l’ironie.
La première demande un fonds de références supposé connu dans le domaine concerné : littérature, cinéma, histoire…
La seconde exige, elle, pour être reconnue, une certaine finesse de lecture qui permet de déceler des intentions, des sens cachés.
Au dix-neuvième siècle, quand un adolescent lisait, dans Vingt mille lieues sous les mers, que le commandant du Nautilus voulait se faire appeler le capitaine Nemo, il reconnaissait aussitôt la ruse d’Ulysse face à Polyphème : « Mon nom est Personne » – car un collégien de 1870 était forcément latiniste et avait lu Homère.
L’allusion peut demeurer invisible : le film P.R.OF.S. de Patrick Schulmann veut affirmer (assez prétentieusement, vu la différence de qualité qui sépare les deux œuvres) une parenté d’esprit avec M.A.S.H., film tournant en dérision le monde militaire, la pochade de Schulmann s’attaquant aussi jovialement à l’institution scolaire. Encore faut-il que le spectateur ait vu le film de Robert Altman (dont l’affiche apparaît fugitivement dans P.R.O.F.S.) et qu’il ait perçu l’allusion dans les points du titre séparant les majuscules…
L’ironie rencontre le même problème : c’est un jeu de langage, et le lecteur doit à la fois comprendre que c’est un jeu, et percer le code de ce jeu. Le dictionnaire Le Robert le dit, c’est une manière de se moquer de quelqu’un ou de quelque chose en disant le contraire de ce qu’on veut exprimer.
L’exemple littéraire le plus célèbre et le plus accompli d’ironie est sans doute « De l’esclavage des nègres » (De l’Esprit des lois, 1748) : ici Montesquieu feint malicieusement de justifier l’esclavage par des arguments spécieux cachant un autre sens, la dénonciation d’un abus, d’une aberration ou d’une injustice. « Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves » : cette fausse évidence veut être lue, à l’envers, comme une dénonciation de la recherche exclusive du profit, de l’exploitation de l’homme par l’homme.
Ainsi le texte ironique doit-il être littéralement retourné, lu en creux, pour retrouver son sens intentionnel. Dans son roman L’Homme qui rit (1869), Victor Hugo utilise ce procédé pendant des chapitres entiers pour faire la satire de la Restauration en Angleterre sous le règne de Charles II, après le régicide et la république de Cromwell. Il feint ainsi de blâmer un vieux lord républicain attaché à ses valeurs et refusant de jouir de l’opulence retrouvée de la cour, Lord Clancharlie (Deuxième Partie, Livre Premier).
Le lecteur est invité, une fois l’ironie reconnue, à lire le portrait d’un réfractaire fidèle à ses idéaux jusqu’à la solitude et l’exil, et, plus loin, à percevoir la fière allusion à un autre opposant républicain, retiré sur le rocher de Guernesey loin des fastes du Second Empire : Hugo lui-même. Ainsi toutes ces pages sur l’Angleterre deviennent l’écho des satires violentes des Châtiments, recueil de poèmes de combat. Voici quelques passages éloquents :
« Il [Lord Clancharlie] avait détourné la tête de toute cette allégresse ; il s’était volontairement exilé ; pouvant être pair, il avait mieux aimé être proscrit ; et les années s’étaient écoulées ainsi ; il avait vieilli dans cette fidélité à la république morte. Aussi était-il couvert du ridicule qui s’attache naturellement à cette sorte d’enfantillage. »
Et plus loin : « Ces opiniâtretés ressemblent à des reproches, et l’on a raison d’en rire. Et puis ces entêtements, ces escarpements, sont-ce des vertus ? N’y a-t-il pas dans ces affiches excessives d’abnégation et d’honneur beaucoup d’ostentation ? C’est plutôt parade qu’autre chose. Pourquoi ces exagérations de solitude et d’exil ? Ne rien outrer est la maxime du sage. Faites de l’opposition, soit ; blâmez si vous voulez, mais décemment et tout en criant vive le roi ! La vraie vertu c’est d’être raisonnable. »
Les enseignants connaissent bien cette arme rhétorique, arme douce (n’en déplaise à Donald Trump qui voudrait voir les maîtres d’école armés jusqu’aux cheveux pour éviter les tueries) qui reste un des moyens les plus efficaces pour contrer la vulgarité ou l’agressivité. Quand un élève lance une grossièreté par défi pour amuser la galerie, si le professeur hurle son indignation, la classe rira aux dépens du maître, attestant le prestige du provocateur qui a hystérisé l’institution. Mais si l’adulte, avec le plus grand calme, feint de s’étonner : « Je suis très surpris qu’une personne aussi raffinée et polie que vous ait pu prononcer de pareilles paroles ! » alors la classe rira aux dépens de l’élève, car le mensonge de l’ironie est plaisant (mon amie M.L., professeur d’espagnol dans un lycée de Champigny-sur-Marne, enseignante encore toute novice mais à la repartie véloce, sut mettre les rieurs de son côté, un jour où elle avait flanqué à la porte un élève qui dérangeait son cours. Avant de quitter la salle, le perturbateur lança : « Je m’en bats les couilles !! » Et elle de rétorquer aussitôt : « Que de souffrance inutile ! »…)
Ici l’ironie ressortit à l’art de la parade : faites le contraire de ce qui est attendu. En matière de tennis, on parlerait de variation : tenter l’amorti au lieu de répondre à la force par la force. En matière d’éloquence, répondre à la violence des mots par la maîtrise du langage et du corps, de l’humeur, de l’humour. Freud, dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, voit dans le jeu avec les mots un moyen détourné d’agresser, par un biais culturel, dans une société où la violence physique est interdite.
En matière littéraire, il existe une forme d’ironie que l’on pourrait appeler ironie narrative et qui se situe dans le scénario même, dans l’évolution du récit, la destinée des personnages. C’est de cette notion que nous parlerons dans un prochain article.
Daniel Aquili