La haine entre les hommes ne sera-t-elle jamais vaincue ou, ainsi que vous l’écrivez, sommes-nous condamnés à répéter à l’infini cette haine de l’autre ?
Au même titre que l’amour, la haine est un affect lié à la relation à l’autre, qui signe notre humanité… Je veux dire notre vulnérabilité narcissique face à la fragilité du lien et face à nos limites. Peut-on vaincre un affect ? Tout dépend de ce que l’on appelle vaincre. On peut arriver à le contenir et à éviter le passage à l’acte au prix d’un travail sur soi autour de l’acceptation des limites et du rêve de leur dépassement. La haine est une rage narcissique. C’est une réaction rageuse, un sentiment réel ou imaginaire d’être réduit à néant par l’autre, de ne pas être reconnu, de ne pas avoir de place, de n’être rien. Malheureusement cette passion destructrice dirigée contre autrui se retrouve sous toutes les latitudes et à toutes les époques.
Pourquoi l’autre serait-il la cause de tous les maux ?
L’autre symbolise toutes les petites frustrations accumulées, liées à la condition humaine. Il me renvoie à mes limites. Je ne suis pas tout, puisque je ne sais, ni ne maîtrise tout et puisque ma liberté s’arrête où commence celle de l’autre. Là se déploie notre vulnérabilité puisque « si je ne suis pas tout, j’ai peur de n’être rien ». La haine de l’autre est une haine de nos propres limites et de notre propre vulnérabilité aux frustrations qui en résultent. C’est une haine de la condition humaine. Elle est bien un exutoire de la haine de soi au sens où la haine tournée vers l’autre permet de se débarrasser de la haine de soi, en évitant l’autodestruction. C’est par ce déplacement que l’autre, en miroir, peut apparaître comme la cause de tous les maux.
L’Homme ne tire-t-il aucune leçon de l’Histoire ?
Ce n’est pas que l’Homme ne tire aucune leçon de l’histoire, mais les leçons tirées ne suppriment pas les affects éprouvés en situation. Ni la raison, ni l’éthique, ni la culture, ni la religion ne parviennent à empêcher l’homme d’éprouver de la haine. Là je parle du sujet, de l’individu. La plupart du temps un interdit, fondé sur l’éthique intériorisée – le Surmoi – empêche le passage à l’acte. Mais il y a aussi une construction sociale de la haine. La haine se glisse alors dans le langage quotidien, dans les stéréotypes, dans diverses théories, de manière plus ou moins masquée, pour détourner l’Homme à la fois de la haine de soi et de la haine de tous contre tous qui rendrait la vie sociale invivable. Un groupe est défini comme responsable de tous les maux et est supposé exercer une menace existentielle contre « Nous ». La haine est alors légitimée et orientée, autorisant le passage à l’acte. Harcèlement, persécution, esclavage, massacre, génocide sont toujours d’actualité, tant est puissant l’acharnement destructeur de l’Homme contre son semblable.
La haine porte-t-elle directement atteinte à la fraternité, à la solidarité ?
Notre désir de paix et d’amour devrait faire apparaître un sentiment de fraternité, de solidarité, de convergence des mémoires et non de concurrence, de rivalité ou de ressentiment et de haine. Or la haine est l’obsession de la destruction d’un autre déshumanisé. On voit bien dès lors que la haine est une atteinte au lien d’humanité que constituent la fraternité et la solidarité.
Nous et Eux… en quoi le conspirationnisme est-il un des visages de la haine ?
Le conspirationnisme, ou théorie du complot, est une lecture particulière de la société et du réel qui relie entre eux des infox ou des fake news avec des éléments de la réalité, dans une relative confusion, reliant cause à effet de manière linéaire, évacuant toute complexité du réel afin de produire une signifiance, une intention, un sens particulier à partir duquel tout s’ordonne et devient limpide. Ainsi rien ne serait dû au hasard car ceux qui savent « nous cachent tout ». Il s’agit donc d’un récit fantasmé qui libère la haine contre la menace existentielle qui gronde derrière le non-savoir, la non-maîtrise et l’impossibilité d’être tout. C’est bien un des visages de la construction sociale de la haine. La haine trouve toujours un moyen de se déployer dans la réécriture de l’histoire ou dans le récit conspirationniste.
Entretien réalisé par Appolonia Klucz