J’avais fait la connaissance de Mattéo Vergnes en août 2022 à l’occasion du festival de poésie Tournez la plage, organisé au cœur de l’été dans les ruelles de la vieille ville de La Ciotat. Il était apparu au balcon d’un appartement donnant sur la rue et avait déclamé ses poèmes pour les spectateurs au pied de l’immeuble, les têtes levées, sourires aux lèvres. Il s’avéra que le poète était aussi peintre.
Ses toiles exposées dans un atelier d’une amie artiste transformé pour l’occasion en galerie, accrochées comme le sont les dessins d’enfants sous un préau d’école, dégageaient une puissance de couleurs primaires et d’encre noire, toutes hachurées de matière, épaisseurs organiques aux mille pliures et tachetées de constatations âpres : « Contraction dans le trait », « La sève n’est plus collante mais liquide comme le sang » ou encore « Il y a des hommes qui tentent de résister à l’air glacé de la vieillesse ». De telles adresses ne pouvaient que me faire m’interroger sur leur destinataire : moi ? qui d’autre ?
Nous nous retrouvons cette année à Sète pour écouter les poètes invités dans le cadre du festival Voix Vives et convenons rapidement de réaliser un entretien pour le magazine Rebelle(s). Mattéo y est en compagnie de sa mère ; à tous deux viennent spontanément les références plastiques bouillonnantes des artistes liés à l’École de Nice, au Nouveau Réalisme, à Support/surface : Ben, Arman, Claude Viallat, Martial Raysse… et au groupe COBRA dont ils connaissent intimement les personnalités, le travail et les œuvres. Nous sommes avec des artistes.
Rebelle(s) – Mattéo, quelle est ton actualité artistique ?
Mattéo Vergnes – En septembre, ce sera une double rentrée pour moi car je vais participer à deux expositions collectives. La première dont le vernissage est prévu le 6 septembre sera intitulée Bizarre Biz’Art (1) et va se dérouler jusqu’au 2 novembre au musée ciotaden, à La Ciotat, entre Marseille et Toulon. Les artistes ont été invités à revisiter les collections du musée. J’ai choisi de travailler sur des coquilles orange d’escargots de mer car la coquille renvoie à la lenteur. Une phrase du livre Le plâtrier siffleur de Christian Bobin me revient en mémoire : « le poète est celui qui sait s’émerveiller de tout et de rien. » » De Thoreau : « S’émerveiller est une capacité qui demande à être lent comme la pratique de la marche. Le marcheur prend conscience de son corps, il est attentif aux moindres détails. »
Christian Bobin oppose la poésie à la technique, prend exemple les bûcherons qui jadis coupaient les arbres à la hache et sont maintenant prisonniers des machines. La coquille renvoie à la poésie qui est une activité lente ; c’est l’escalier de la Sagrada Familia qui s’inspire de la nature. Cette œuvre de Gaudi montre que les artistes du modernisme et de l’art nouveau catalan peuvent être considérés comme des pères du biomimétisme.
La seconde expo sera à l’occasion des 10 ans d’une association, Hic et Hoc – « ici et ça » -, à la chapelle des Pénitents bleus, toujours à La Ciotat. C’est cette association qui organise chaque été le festival de poésie Tournez la plage.
Rebelle(s) – Tu habites La Ciotat ?
Mattéo Vergnes – J’ai étudié aux Beaux-Arts de Marseille où j’ai bénéficié pendant quatre ans d’une chambre d’étudiant. Je suis revenu vivre à La Ciotat ; j’y suis actif dans une association nommée La culture, ça urge ! Elle œuvrait pour la défense du cinéma Lumière, aujourd’hui fermé, mais nous ne désespérons pas de voir le bâtiment qui l’abritait se transformer en lieu multiculturel avec une salle de cinéma. Nous espérons aussi que la place Evariste Gras où il se trouvait puisse un jour devenir un lieu de culture, d’ailleurs régulièrement nous investissons la place pour créer des évènements culturels gratuits et accessibles à toutes et tous.
Rebelle(s) – La place est-elle classée par les Monuments Historiques ?
Mattéo – Non mais le bâtiment des anciennes halles abritant une salle de concert et l’ancien cinéma est de style Eiffel et il serait dommage de le détruire.
Rebelle(s) – Es-tu né à La Ciotat ?
Mattéo – Non, je suis marseillais mais je suis venu enfant à La Ciotat pour intégrer le collège puis le lycée Freinet. C’est une école qui favorise l’oralité, où tous les deux mois ont lieu des expositions réussites dans lesquelles les élèves présentent des travaux qui leurs tiennent à cœur. C’est une pédagogie où l’on ne note pas les élèves et où les professeurs ne se placent pas au-dessus des élèves, partent du principe que les élèves peuvent leur apprendre des choses qu’à leur tour ils pourront plus tard utiliser dans leurs cours. En « Freinet », on ne reste pas sur place tout le temps, on est libre de se déplacer. Je l’ai d’ailleurs fait lors des séances de TI, le travail individuel. Nous aider nos voisins sur le plan de travail. Toutes les deux semaines, nous nous auto-évaluions avec le prof-tuteur, ce qui nous permettait d’être acteur de nos apprentissages.
Rebelle(s) – Qu’est-ce qui t’a amené aux Beaux-Arts de Marseille ? Quelle révélation t’a donc amené à étudier les arts plastiques et à devenir artiste ?
Mattéo – Avant même que j’emprunte une voie artistique, je n’étais pas loin du monde de l’art. Mon père est peintre et ma mère dessinatrice… Tout petit, j’adorais aller sur le Vieux-Port écouter le clapotis des accents ; je voyais le quartier de la Joliette comme des yeux où chaque pupille est une multitude d’accents. Je rêvais de devenir dessinateur de bateaux ; quand j’ai compris que c’était du dessin industriel, ce ne fut plus pour moi. Au collège, quand on me demandait quel métier j’envisageais, je répondais que je souhaitais être « observateur de la vie ». Au final, après les Beaux-Arts, je me suis dit qu’au bout du compte j’arrivais à combiner tout ça.
Rebelle(s) – Tu te définirais donc ainsi : un observateur de la vie.
Mattéo – Oui, j’aime capter l’instant présent. On rencontre des gens qui sont singuliers et ne le savent pas. Ce pêcheur à la chaise Décathlon qui m’a écrit sur une chaise que j’avais préalablement peinte en bleu : « le vent, c’est la respiration du bonheur » … Pourtant, cet ouvrier de la mer n’avait fait aucune étude de lettres… Poète sans le savoir.
Rebelle(s) – La peinture et la poésie se distinguent-elles, selon toi ? Quel est ton processus d’écriture et de peinture ?
Mattéo – Écriture et dessin sont historiquement liés. La lettre « m » est une vague. Il est vrai que quand je dessine, je suis plutôt dans une recherche d’énergie. Je n’exprime pas ma pensée de la même manière selon que je dessine ou que je peins. Écrivant, je suis dans la réflexion ; dessinant, je suis dans l’énergie. S’il y a un point commun, c’est la vibration de la rature. J’aime faire des ratures car je mets en place une pensée débutante. Lente mais débutante. J’attache énormément d’importance à l’écriture sur papier, pour le côté artisanal et parce qu’une pensée n’est jamais statique mais est faite de confusion. Dans la rature se niche une certaine maturité.
Rebelle(s) – Tu parles de rature, il s’agit du trait. Mais la rature peut venir de « rater ». Que penses-tu de cette phrase de Samuel Beckett, qui dit : « Essayer, rater ; essayer encore, rater mieux ».
Mattéo – L’écriture est comme la vie. Quelqu’un qui ne fait jamais d’erreur a honte d’exister. Il est important de faire des erreurs, de raturer et refaire une phrase. Dans une œuvre, il n’y a jamais de conclusion. Quand on arrive à la conclusion, c’est qu’on est mort. On peut revenir sur un texte cinq ans, dix ans après et écrire une autre phrase car entre temps de l’eau a coulé sous les ponts. Avoir écrit un texte à 20 ans et le modifier plusieurs années plus tard car on n’a pas le même regard quand on a 26 ans que lorsqu’on en a 20. Rien n’est acquis. C’est mon côté perfectionniste en matière d’écriture.
Rebelle(s) – Une idée bizarre me vient à l’esprit : peux-tu imaginer une œuvre qui soit revisitée pendant toute une vie, comme un palimpseste du même sujet ? Je ne crois pas que cela ait jamais été fait.
Mattéo – Dans ma tête, j’ai toujours des tas d’idées. Cette année, j’ai écrit de nombreux textes inachevés. Revenant sur un texte, je reviens sur plusieurs. Si je devais reprendre un texte toute une vie, ce serait plutôt des textes. Car dans ma tête se loge une catapulte à idées. C’est bizarre, le cerveau… J’ai des idées que je suis capable d’exprimer oralement, toutefois par écrit il me falloir plus de temps pour les retranscrire afin de les rendre plus compréhensibles, non pas pour moi mais pour les autres. Les autres ne sont pas dans ma tête.
Rebelle(s) – Tu parles d’idées et de réflexions rendues par l’écrit, alors que la peinture, le dessin sont pour toi plus instinctifs, spontanés ; moins réfléchis. Quand tu termines un tableau, te dis-tu que tu as exprimé quelque chose ? Quelque chose que tu peux expliquer à la fin de ton travail alors qu’au début du processus de création, tu n’avais pas une idée particulière. Autrement dit : arrives-tu à une ensemble cohérent, dont tu finis par constater que tu voulais l’exprimer sans le savoir ?
Mattéo – Quand je dessine, je suis tellement dans l’énergie que je ne prends pas le temps de regarder ; je suis dans un surplus d’énergie. En février, lors de mon expo à la chapelle des dominicains de Carcassonne, je me suis surpris à remarquer des détails qui m’avaient échappés. Ces détails étaient des gammes colorées, des lignes qui s’entremêlaient… Pour ce qui est des textes, quand une phrase ne me plait pas, je me détache du texte et je l’improvise. Je l’ai fait au festival Tournez la plage – à propos du réchauffement climatique et chaussé d’une paire de skis – en lisant un texte intitulé : « L’alpin du balnéaire. » C’est un texte tragi-comique dans lequel un alpiniste arrive sur un glacier et s’aperçoit qu’autour de lui tout a fondu, que la Savoie est devenue la Côte d’Azur. Certains alpinistes plongent, font des ploufs dans le vestige du glacier devenu une vaste mer. Je n’étais pas satisfait de la fin de l’histoire, j’ai improvisé une phrase qui la changeait. L’avantage est que les auditeurs n’y voient que du feu. Si par contre certains sont des lecteurs réguliers de ton poème, l’astuce marche un peu moins…
Rebelle(s) – Tu parlais beaucoup de la notion de temps lorsque nous nous sommes rencontrés il y a deux ans ; ton rapport aux montres était singulier. Je ressens que tu continues de vivre le temps de façon particulière. On ne peut pas contrôler le temps, mais on peut vivre celui-ci différemment.
Un larsen aigüe et violent interrompt Mattéo au moment où il me répond.
Mattéo – Une réponse à cette question rejoint le mot conclusion. Je ne pourrais répondre qu’à 80 ans. Or quand j’aurai cet âge, tu ne seras plus de ce monde. Il faudra que je la donne à un autre journaliste à ce moment-là. Je préfèrerais l’expression « semer des cailloux sur des chemins ». Cailloux en forme de points d’interrogation. Lorsqu’une question te taraude trop souvent l’esprit, la pierre devient un point d’interrogation lourde. J’ai l’impression d’avoir exposé plus de questions que de réponses. Sisyphe, j’ai poussé cette pierre qui est l’interrogation.
Quand j’ai enterré la montre (2), j’étais parti de la constatation que, quel que soit notre religion, chrétienne, orthodoxe, musulmane, etc., ou sans religion, nous étions tous monothéistes sans le savoir, c’est-à-dire qu’on priait chronos. Je voyais trop la montre comme une menotte de l’existence et la phrase emblématique des Shadoks : « Et pendant ce temps-là, les Shadoks pompaient, pompaient » me revenait en tête, me renvoyant à notre système capitaliste, avec ces pauvres Shadoks, esclaves des Gibis et prisonniers de leurs vies. Ayant enterré ma montre, je suis passé symboliquement du temps objectif au temps subjectif. Je me suis inventé ma propre temporalité.
Rebelle(s) – Et, si j’ose dire, combien de temps cela a-t-il duré ?
Mattéo – C’est marrant que tu me poses cette question. J’avais composé une musique soporifique à cette époque ; je ne saurais te répondre… J’ai oublié.
Rebelle(s) – Tu as fait des allers-retours sur différents sujets. Il me semble que tu réalises tes dessins sur fond blanc, que tu gardes blanc. Il n’y a pas de fond de toile qui soit peint.
Mattéo – Ça dépend. Au début, mon problème était de freiner l’élan. Je pensais que le blanc était le poumon de la feuille, qu’il ne fallait pas saturer. Maintenant que j’ai encore plus de mal à arrêter de dessiner, à stopper mon énergie, je remplis la surface, le support. Est-ce que j’ai la sensation d’étouffer la feuille ? Peut-être.
Rebelle(s) – Tu en assumes le risque.
Mattéo – C’est con que les feuilles ne sachent pas parler. Elles nous l’auraient dit. Chez certaines personnes qui viennent voir mes expos, cela déclenche-t-il un malaise ?
Rebelle(s) – Ce mot de malaise est important. Ce n’est pas le mot que j’avais à l’esprit. Au contraire, avec tes couleurs primaires, fortes, méditerranéennes, le blanc est chargé d’une énergie positive.
Mattéo – C’est vrai que j’associe les mots à des couleurs. Quand j’écris, je pense à une couleur. À contrario, quand je dessine, je ne pense pas à un mot en particulier ; c’est le hasard qui décide. Petit enfant, un de mes premiers mots a été « réverbère ». « Papa » et « Maman » aussi, bien sûr, mais j’associais « réverbère » au bleu, pas au jaune. La sonorité était aussi associée. Aujourd’hui j’apprécie encore la sonorité de ce mot : « réverbère ». Quand je dessine, je danse car j’ai une musique dans la tête. Je pense à une légende alsacienne du Moyen-Âge dans laquelle les gens dansaient, dansaient jusqu’à en mourir. Historiquement, on mettait les malades dans un hôpital – un mouroir – à Saverne, comme au temps du COVID. La musique a été très longtemps été interdite en Alsace. A bien y réfléchir, il vaut mieux mourir de danser que d’un accident de la route. C’est plus cool.
Rebelle(s) – Cette maladie, n’était-ce pas l’ergot de seigle ? (3)
Mattéo – Dans une peinture que je vais bientôt exposer, des musiciens jouent. J’entends les musiciens swinguer.
Rebelle(s) – Quelles sont les musiques qui te viennent quand tu peins ?
Mattéo – Cela peut être du jazz, du rock, la pop, du reggae, etc.
Rebelle(s) – Il y a peu, tu as partagé un de tes contes (4). Quand tu peins, exprimes-tu des contes ?
Mattéo – C’est variable. Quand j’illustre un conte que j’ai écrit, les illustrations sont celles du conte, bien sûr. Dans notre société, il y a des mythes. Le Front Populaire promettait d’augmenter le SMIC mais le Premier ministre risquant de ne pas être de gauche, les avancées sociales restent des mythes. S’il n’y a pas de progrès social, mais qu’on continue de parler de lutte contre l’inflation ou de remettre l’ISF en place sans la faire effectivement, les mythes restent au logis. Ils restent bloqués dans notre télé. J’essaie de croire au changement. Le conte peut être fantastique et venir de l’intérieur.
Rebelle(s) – Pourquoi écris-tu principalement des contes dans ta poésie ?
Mattéo – J’ai toujours aimé raconter des histoires. Elles me viennent facilement.
Rebelle(s) – Le conte t’intéresse-t-il dans la mesure où il met en scène des archétypes ?
Mattéo – Il m’intéresse dans la mesure où il peut remettre au goût du jour des histoires locales ou pas et être colporteur de messages remplient de sagesse nous apprenant des choses sur nous. Les dimanches, lors de fêtes de quartier entre le palais Longchamp et l’église des Réformés, on écoutait des conteurs marseillais. Je m’émerveillais.
Rebelle(s) – Les poètes peuvent-ils être des exorcistes, comme tu l’as dit ?
Mattéo – La parole poétique est un outil de sagesse tout comme la parole contée. Exorciser les démons du monde a déjà été observé ; je pense aux poèmes de Mahmoud Darwich sur la Palestine. La poésie peut aussi dresser des constats. Ce qui oppose poésie et politique : le poète fait des constats, pas de l’audimat. La poésie est une sorcellerie. Une sorcellerie du regard car avant d’écrire et de décrire le monde, il faut déjà le regarder, le comprendre et surtout le vivre. Si Mahmoud Darwich a écrit de beaux textes, c’est qu’il les avait vécus. Des poètes comme le russe Alexandre Byvchef, se sont fait assassiner pour avoir exprimé leur opposition au régime de Poutine. Il est mort pour avoir essayé d’exorciser le démon du dictateur. On en revient au chamane.
Rebelle(s) – Te sens-tu chamane, penses-tu devoir acquérir d’autres compétences pour le devenir ou bien laisses-tu cela à d’autres personnes ?
Mattéo – Je n’ai pas l’esprit suffisamment sain pour, un jour, devenir chamane. Je laisse cette tâche à d’autres.
Rebelle(s) – L’exercice de cette magie, considères-tu que tu le pratiques dans ta peinture ?
Mattéo – Il est vrai que quand je dessine et que je danse sur une musique que j’ai dans la tête, ce n’est pas comme quand j’écris. Est-ce de l’ordre de la transe ? Il me semble que cela relève plutôt du caractère que du psychique et du mental.
Rebelle(s) – Les couleurs que tu utilises sont assez denses, je pense à des indigos, des bleus, des jaunes très vifs. Je ne suis pas formé à cela mais il me semble que tu as ta propre grammaire picturale. Pourquoi cette patte-là ?
Mattéo – J’ai toujours été influencé par – pour ce qui est des couleurs – les artistes de la Figuration Libre : Combas, Di Rosa… La première fois que je me suis trouvé confronté à certains de leurs tableaux, c’était dans le fond permanent du musée Paul Valéry à Sète. J’ai pris ce jour-là une sacrée mandale. J’avais l’impression d’avoir à faire à de la bande dessinée. Quand je me suis renseigné sur la Figuration Libre, j’ai appris qu’elle s’inspirait de la BD, du rock, de la culture populaire ; ça m’a encore plus marqué. Quand je fais du trait, du graphisme, c’est la vibration sourde du feutre que je fais vibrer. Ensuite, c’est le hasard qui me guide. Les artistes de Cobra ont sur moi aussi eut une forte influence.
Rebelle(s) – Supports/Surfaces ?
Mattéo hésite, ne semble pas convaincu par cette référence comme outil d’influence sur son travail.
Mattéo – Oui, on peut le dire car j’écris. La ressemblance s’arrête-là. Ce que je fais est assez éloigné de l’Ecole de Nice avec des gens tels Martial Raysse. Vraiment, c’est la Figuration Libre qui a le plus compté et je me sens proche de l’Art singulier, un peu plus brut. Je n’ai pas vraiment d’autres références. J’aime le terme de grammaire picturale, cela renvoie au Bescherelle, sauf qu’à la place des verbes conjugués, il y a des artistes avec des nouveaux noms dans les colonnes.
Rebelle(s) – L’Art brut t-a-t-il plu ?
Mattéo – Je préfère l’expression « Art singulier » à celle « d’Art brut ». Le vécu de la plupart de ces artistes est bien singulier. Par exemple, un qui m’a beaucoup ému est Milo (Emile) Ratier qui a été menuisier toute sa vie. Je l’ai découvert ici au MIAM, le Musée International des Arts Modestes. J’ai appris qu’il était devenu aveugle et avait continué à sculpter la matière ; ça m’a plu. Dernièrement, à Roquevaire, un petit village vers Aubagne, je suis allé voir une artiste, Danièle Jacqui. Elle décore encore sa maison avec de la vaisselle cassée en céramique. Ce n’est pas facile de se frayer un chemin chez elle : ce n’est pas le bordel, c’est la vie tout simplement. Pour la petite histoire, elle a commencé à imaginer ses colosses d’art brut qui sont de grosses installations qui font plusieurs mètres. S’étant faite opérer de la cataracte, elle a eu la vision de fétiches qui dansaient autour d’elle. Il se trouve que cette installation devaient prendre place sur le parvis de la gare d’Aubagne car il fut un temps où elle organisait un festival des arts singulier. Changement de bord politique, Aubagne de gauche est passée à droite. La mairie a trouvé cela trop cher, et ce sont des mécènes suisses qui, ayant découvert son travail, ont absolument tenu à le sauver. Je tiens à dire que ces mécènes travaillent dans la ferme des Tilleuls, près de Lausanne. On y trouve pas loin la collection Jean Dubuffet. J’ai découvert la liste de tous les artistes singuliers répertoriés dans un fascicule. C’est ainsi que j’ai visité le Palais Idéal du Facteur Cheval à Hauterives.
Ce que j’aime dans cet art est la poésie qui s’en dégage ; que leurs œuvres soient liées à leurs vies. Ça ne triche pas. Le Palais Idéal a été érigé par le facteur parce qu’il avait heurté une pierre du chemin. Il l’a aussi construit pour sa fille Alice, morte très jeune de tuberculose.
Rebelle(s) – Alice au pays des Merveilles…
Mattéo – Il y a un lien évident. Je conseille le biopic sur Ferdinand Cheval de Nils Tavernier. Il a pris un acteur écorché vif pour le rôle-titre.
Rebelle(s) – Considères-tu que tu aies une œuvre singulière, au sens d’unique, ou bien te sens-tu en résonnance, en complicité avec d’autres personnes de ta génération ?
Mattéo – Comment dire ?… je ne me pose pas vraiment cette question. Le monde de l’art est vaste.
Rebelle(s) – Voudrais-tu ajouter une idée, une réflexion ?
Mattéo – Je trouve que les idées sont des papillons de multiples couleurs. Quand j’écris, le point final est une grosse pierre et je redoute toujours le moment de m’arrêter. Je veux attraper tous les papillons à la fois ; je travaille sur plusieurs textes en même temps. L’écriture est un peu pour moi la forêt des dispersés. Une forêt fraîche où je suis à l’ombre du monde qui m’entoure, dans une fugue intérieure. D’un côté la fugue renvoie à la musique de Bach, de l’autre à ce sentiment de quitter cet être qu’est le monde dans lequel nous sommes plongés, et au final – peut-être – mieux le supporter.
Rebelle(s) – Tu parles de grosse pierre, lourde. Est-elle, cette pierre, malaisée à transporter ou est-ce une pierre pour construire un monde et la vie ?
Mattéo – C’est surtout une pierre que, lorsque j’aurai fini d’écrire, j’aurais encore à porter, car je n’aurai jamais fini. Adolescent, un de mes textes était intitulé Le gardien de phare. Je l’ai réécrit récemment. J’ai renommé un autre, La danse, en L’animal invisible. C’est un animal que seul le danseur peut voir. J’avais assisté il y a quelques années à une performance d’un danseur japonais qui se fait appeler Smile Intestine. On avait lu chacun un fragment de texte…
Mattéo s’arrête un instant, ayant sans doute perdu le fil de notre conversation. Il revient au bordel ambiant, comme à un amer paradoxal.
Je pense que le bordel est la vie, quand tu te ballades dans les pièces de la maison de Danièle Jacqui, tu le ressens fortement. Dans ma tête, il n’y a pas de royaume ; c’est l’anarchie qui règne en maître. Essayer de lutter contre le deuil des idées, ce n’est pas tout de suite que cela va m’arriver. Des idées, j’en ai plein.
La mère de Mattéo, Muriel Fangeaux, parle de la pierre que nous évoquions. Il lui semble que cette pierre pourrait aussi être un cairn. Un balisage. De signe en signe, de cairn en cairn, le cheminement se fait.
Mattéo – En fait, pour moi – et ce que je n’ai pas dit -, c’est qu’écrire est une partie de pétanque. Je pense au poème Les boules de Christophe Tarkos. Il compare la boule du boulodrome à une idée lancée dans la conversation. Le point final n’est pas le cochonnet ; le point final est aussi lourd que la dernière boule. Il y a quelques années, j’avais organisé une partie de pétanque en mêlant le local et l’ailleurs. Les participants de ce sport devaient chanter en jouant ou improviser des poèmes à partir d’images accrochées par des épingles à linge, en imaginant une histoire sur le thème de la mer : Vingt-mille lieues sous les mers, Le trésor de Rackham le Rouge, etc. Le nom de la manifestation était Les vers déboulent.
Mattéo avait inventé le jeu, les règles ; cela avait eu du succès. Nous convenons qu’on avait dû par la suite lui piquer l’idée. Sans doute fatigué par la chaleur écrasante de l’été sétois – toutes les excuses sont bonnes – je demande comment était écrit « vers ». Vert ? Vers ? Vers (l’autre vers) ?
Mattéo – C’est drôle ce que tu dis ! S’il y a bien une expression qui va bien à un poète, c’est « nu comme un vers ». Il se met à nu quand il écrit. Avec le mot « mise » : la mise en bouteille, la mise en abîme, la mise à nu. Le poète se déshabille.
Avec le jeu, mon objectif était de permettre à des gens qui n’ont pas l’habitude de faire de la poésie de pouvoir s’exprimer. Qui que nous soyons, nous avons tous quelque chose à dire. Si on met les gens en situation, ils ne sortiront généralement pas des chef-d’œuvre, mais une belle idée de leur intériorité. Gratuitement. J’ai beaucoup de respect pour les associations qui font bouger la culture, qui démocratisent la poésie.
Une japonaise est venue jouer. C’était magnifique ; la Provence rencontrait le haïku. Quand le folklore rencontre d’autres cultures, cela fait de la beauté. S’il n’y avait eu que des « locaux », il n’y aurait pas eu tant d’ouverture.
Rebelle(s) – De toutes façons, le folklore lui-même évolue. Dans un lieu donné, il n’était pas le même hier que ce qu’il est aujourd’hui.
Mattéo – La notion de folklore ne se résume pas à des gens déguisés ; il rassemble aussi bien la pétanque que les courses de baignoires fabriquées par les ouvriers avec des matériaux de récupération.
La Ciotat a encore un fort ancrage dans l’histoire des chantiers navals, qu’on retrouve très présent dans la conscience des gens du coin. On le voit dans un paysage urbain puissant où les grues de chantiers sont omniprésentes sur le front de mer. Au grand portique est inscrit le chiffre 105. C’est le nombre des derniers ouvriers à avoir occupé le site. Par ce chiffre hommage, ils sont désormais inscrits dans l’histoire du mouvement ouvrier et des luttes sociales. Ce qui est paradoxalement surprenant est le contraste des conditions de travail – nombreuses victimes de l’amiante qui ne disaient rien afin de préserver l’activité qui les nourrissait – avec la nostalgie exprimée par les veuves et les rares retraités encore vivants. Il y a deux sources à la nostalgie : celle de la lutte chaleureuse des membres d’une communauté solidaire ; et celle de leur jeunesse, qu’elle que soit les conditions rencontrées. Jeune, on a les moyens de sa liberté ; tout est en devenir.
Nous concluons en évoquant à nouveau l’artiste complète Danièle Jacqui, dont la rencontre puis la visite de la maison fut la révélation d’une œuvre totale. Il y fait froid, c’est humide, et pourtant… La force vitale de Danièle Jacqui s’était exprimée bien avant qu’elle ne se lance irrépressiblement dans la création. Toutefois, elle commença assez tard à créer ; elle avait tenu une brocante… Tout le monde peut et doit créer, écrire des poèmes. Devenir artiste, poète, tiendrait peut-être dans ces deux mots de l’ombre : exigence et nécessité.
- https://www.laciotat.com/actualite/lagenda/414-bizarre-bizart
- https://rebelles-lemag.com/2022/08/14/le-temps-gagne/
- Il s’agit bien de cette maladie qui faisait des ravages jusqu’à son traitement au 20ème siècle. Elle venait des champignons contaminant le seigle dont on fait le pain. Autrement appelé Le feu de Saint-Antoine ou Mal des Ardents, la maladie provoque gangrènes, convulsions, et rend les personnes folles, les faisant apparaître victimes d’épidémies dansantes.
- https://rebelles-lemag.com/2023/09/01/agrume-solaire/