La collection dénommée Le sentiment géographique aux éditions Gallimard accueille Highlands, de Jérôme Magnier-Moreno, paru en mai dernier. Composantes thématiques de la collection : le voyage intérieur, la traversée des lieux, le recours à l’image. Y participent ensemble resurgissement de l’enfance, ensemencement par les marges, retour à l’intime. Tout cela fusionne au fil des pages, mêlant peinture et texte, ici de la même main.
Monde blanc du vide en hiver, l’Écosse est en mai un océan de vert, de colline en colline. Ici, dans les tableaux du peintre, le bleu électrique et le fauve dominent.
Peintre et poète, l’auteur vit sa pérégrination écossaise comme un baume. Que ne sommes-nous tentés de faire un parallèle avec la « part d’autobiographie et de topographie vécue » de Kenneth White à propos de son Introduction à la géopoétique ? La géopoétique chère à White est ici dans les tableaux de ces Highlands par Magnier-Moreno. Pierres à images prolongeant les paysages conscients de Max Ernst, montagnes et lacs, ruines organiques où l’on entrevoit aussi les rouges, les jaunes, les orangés saturés du Lorenzo Mattoti de Feux ou de Labyrinthes.
Le texte, lui, est le relevé sismique de la perception des choses et des êtres. Véritable éponge à impressions, l’auteur la presse, cette éponge, d’heure en heure, de minute en minute. Au microgramme près, les encres sortant par l’aiguille du « psychographe » dessinent sur le papier des nuits blanches la courbe sautillante des éblouissements et des douleurs.
Douleurs fuies, douleurs retrouvées
On ne sait si l’étalonnage de l’instrument de métrologie se fait naturellement ou bien grâce à la pharmacie dont se sert Jérôme Magnier-Moreno en l’ingérant ou en l’invoquant : Xanax, benzodiazépines variées, Noctran, Lexomil, Scottish Butter.
L’évocation d’une « jeune mère à la perle » tôt disparue fait surgir la conscience des égoïsmes au sortir de l’enfance.
Un jour, un soir plutôt, où nous étions comme d’habitude posés les pieds sous la table, tu t’étais mise à pleurer. Pourquoi ? C’était la fête des Mères, et personne n’avait pensé à te la souhaiter, sans même parler d’un cadeau… Rien n’effacera jamais l’invisible raclée de tes pleurs silencieux ce soir-là.
Mais alors pourquoi bougre en parler ainsi ? Parce qu’aux sentiments les plus hauts, les mots les plus simples.
Dans l’insomnie, la figure de la mère revient et les douleurs du souvenir se mêlent à celle immédiate d’une rupture violente, à l’origine du départ pour une Écosse des commencements, espérée apaisante. Autre abîme, une Ginger, avenante jolie rousse rencontrée dans le train. Œil qui frise. Promesse d’extase. Damn it ! le boy-friend débarque sur ces entrefaites…
… sublime et étrange jeune-femme rousse. Qu’a-t-il bien pu se passer dans ta tête ? Ou bien est-ce moi qui n’ai toujours rien compris aux femmes ?
Mère, conjointe, rencontre. Recherche contrariée d’une épiphanie.
De la rivière à l’orage
Couvercle de lavabo, interrupteur, boîte en fer blanc, super-glue, plasticité du bacon and eggs, goéland voleur de chips, touriste à la peau couleur d’écrevisse. Tout concoure à nous donner une idée topologiquement précise des lieux traversés, du compartiment de train exigüe à la lande couverte de bruyères.
Les descriptions sont celles d’un peintre. La langue magnifique de Jérôme Magnier-Moreno est précise, nous emmène le long de la rivière Traligill de l’enfance pêcheuse. L’éclair d’une truite foudroyante, vivant galet souple camouflé parmi les galets durs ; l’eau soyeuse au creux de la main.
Plus haut dans la montagne, le lac sans nom surgira à fleur de lande, ellipse luminescente, turquoise et bombée comme un œil de chat vu de profil.
Luminescente est aussi la peinture, aux accents de burgs d’Hugo psychédéliques. Les couleurs des coléoptères levés par la marche à travers les herbes s’y ébattent : émeraude, rubis et lapis-lazuli.
Aventure dans un pays où la tourbe vaseuse a vite fait de vous absorber, dans lequel la mort croisée n’est pas folklorique, dont le mauvais temps est la plupart du temps celui auquel vous avez affaire… Quand on oublie la prudence, qu’on se perd réellement, l’alarme de la survie peut remplacer très rapidement l’ivresse d’une randonnée. Catharsis entrevue, l’incursion dans les Highlands aura manqué de finir en « Grand voyage ».
Les émotions ressenties par l’auteur, visuelles, auditives, olfactives, les surgissements mémoriels au goût de chocolat fondu, les émois d’intuition ou de lucidité terrifiante rassemblés ici n’auront duré que deux jours, du départ de Paris à Inchnadamph, nord Écosse. Cette fois-là, Jérôme Magnier-Moreno n’aura pas réussi à rejoindre le lac sans nom.