« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ».
Charles Péguy, Notre jeunesse, Cahiers de la Quinzaine, 1910, Gallimard, 1933, Folio, 1993.
À cette pensée on peut ajouter celle-ci, du même auteur, Pensées, Gallimard, 1936, 1998 : « La guerre contre la démagogie est la plus dure de toutes les guerres ». Car la démagogie est la réponse complaisante que certains donnent aux idéologies problématiques.
L’islamisme est une réalité et son déni en est une autre
On a pu constater que l’entrisme des Frères musulmans atteignait des associations et institutions diverses qui prennent des décisions surprenantes, sous influence. Et on a pu voir aussi que les réseaux des salafistes (pourtant minoritaires au départ) se déployaient. Pour comprendre les enjeux et réagir il faut s’informer. Et c’est possible : livres, articles, sites et blogs (associations, auteurs, les sources sont infinies. Et si le fondamentalisme fait pression et influence, l’expression autre existe : des penseurs laïques (athées ou croyants), des intellectuels musulmans (ou de culture musulmane sans être d’esprit religieux), des chercheurs spirituels désirant une autre manière de vivre l’islam hérité, soit simplement en voulant le confronter à la modernité et en contextualiser les textes fondateurs, soit en se rapprochant des voies soufies mystiques.
Il est extrêmement important de distinguer l’islam (la religion de croyants qui ne sont pas des idéologues mais seulement des gens qui accordent une place à la spiritualité dans leur vie, en fonction de la culture transmise) et l’islamisme (construction idéologique et politique à visée totalitaire). Si on crée la confusion on stigmatise des gens qu’on voue ainsi à l’enfermement identitaire (et, pour les plus fragiles psychologiquement ou socialement, à une possible radicalisation). Mais il ne faut pas être dupes de ceux qui jouent sur la confusion en rejetant toute critique de la religion en parlant d’islamophobie comme si cela signifiait racisme visant les musulmans, ce qui n’est pas le cas.
“Aimer” ou pas une religion, ou les religions, est affaire de sensibilité, et un droit, et critiquer, aussi. La séparation des Églises et de l’État que définit la loi de 1905 n’exige ni amour ni détestation : juste de la vigilance et de la rigueur. Ce sont des extrêmes droites qui rejettent l’islam en englobant les êtres dans leur détestation (qui devient alors une forme de racisme). On retrouve là des courants identitaires en miroir des communautarismes identitaires qu’ils disent combattre. La complaisance à l’égard des islamistes a pour origine, elle, les analyses erronées des extrêmes gauches (aveuglement ancien qui se poursuit dans certains réseaux univoques et antisémites). L’instrumentalisation d’un malaise néocolonial est aussi un alibi.
Penser l’islamisme exige de penser l’islam, puisque les fondamentalistes islamistes se réfèrent à leur lecture des textes, citant Coran, hadiths, pour justifier leurs injonctions.
Mais comment combattre l’islamisme ? Des réponses différentes sont proposées, et elles peuvent se compléter. C’est sujet de débat aussi. Trois options.
D’abord, la réponse laïque (des lois existent, des règles, et on ne peut accepter des revendications qui veulent imposer une transgression obscurantiste de ces règles qui correspondent à nos valeurs – d’ailleurs à l’étranger des dissidences luttent avec ces valeurs contre des oppressions). Cela exige aussi de repérer les courants et groupes qui ont des stratégies pour imposer leurs codes (Frères musulmans, salafistes, intégristes divers), usant de provocations, de pressions et menaces, d’influence, d’entrisme, et de pratiques manipulatoires (dont la taqiya, le double langage, le mensonge qui cache les vraies croyances, les objectifs, pariant sur la naïveté). D’où les enquêtes de chercheurs et lanceurs d’alertes.
Puis, le travail des islamologues qui considèrent que l’islam doit vivre une mutation double (fondée sur la raison et la réalité actuelle), en passant par la relecture critique, historique, des textes (en rejetant la notion de livre incréé pour le Coran – car alors il ne peut être repensé, critiqué, contextualisé). Et en mettant en question le rôle social du religieux, imposant des codes de vie et légiférant (charia, la loi imposant des manières de vivre comme si cela était obligation religieuse, matière de foi), en s’appuyant sur des options du passé ancien, archaïque, ou des croyances obscurantistes hostiles à la raison et à la science. Pour ces penseurs c’est une refondation totale de la pensée musulmane qu’ils proposent.
Et enfin il y a la vision spirituelle, l’approche soufie que certains mystiques considèrent comme ce qui peut proposer une autre conception de l’islam, opposée à l’islamisme, acceptant les cadres laïques. Et il est vrai que les textes de soufis sont une superbe littérature qui rejoint des valeurs universelles, des sages d’autrefois montrant une ouverture de pensée, comme il est clair que des soufis contemporains affirment un engagement laïque et même un combat idéologique contre l’islamisme. Cependant l’islamologue Razika Adnani (1) met en garde (« le soufisme est-il une solution ? »), ayant constaté que des confréries avaient une conception de la religion qui pouvait être en phase avec des codifications rétrogrades non mises en question (elle considère que la voie mystique ne peut suffire si elle n’est pas accompagnée par un travail critique de relecture et une séparation du religieux et du social). Et Malek Chebel (2, 3, 4) mentionnait théologiens et mystiques comme « tenants d’une orthodoxie réactionnaire » s’opposant « aux défenseurs de la raison à l’instar d’Averroès, Farabi, Ibn Khaldun. ». Pourtant on voit, à certains itinéraires, que le soufisme a pu, pour des méditants, des chercheurs sincères, être le chemin vers une liberté de conscience, et que la parole de bien des soufis est très loin de l’orthodoxie réactionnaire (même si certains semblent présenter une adhésion floue à une vision conforme : tri à faire). Collectivement c’est une démarche plus ample qui est de toute façon nécessaire.
Islam, spiritualité et mystique
S’intéresser à la culture musulmane fait rencontrer la part spirituelle étrangère aux visées politiques. (En tenant compte cependant des questionnements indiqués dans l’introduction du dossier sur l’islamisme).
Il faut répondre aux projections malveillantes qui font un amalgame entre des courants violents et criminels (ou des dogmatiques obscurantistes) et l’ensemble des croyants nés dans cette culture, confusion essentialisante qui rejoint un certain racisme ne disant pas toujours son nom. (Même si les marges extrémistes prêtent de quoi nourrir l’hostilité de gens qui ne sont ni racistes ni porteurs de haine.) Et même s’il existe une certaine porosité entre les tenants des vues réactionnaires des intégristes et de simples pratiquants, à partir du sentiment d’appartenance, qui peut mener au communautarisme et influencer les perceptions et croyances, jusqu’à l’acceptation de codes. Cette porosité on peut la voir à des signes, quand des faits provoquent des débats sur des questions liées au voile, par exemple, et que des laïques les dénoncent. Et on la voit dans l’utilisation victimaire de la notion d’islamophobie, utilisée par les islamistes pour faire pression.
Les confusions produisent aussi des totalitarismes (et cela commence par le choix des mots) ; les pièges sémantiques deviennent des pièges dialectiques. Sur la question des religions… le stalinisme avait érigé l’athéisme en “religion” de remplacement : ce n’est pas un modèle à suivre. La nature du totalitarisme se définit aussi par une emprise sur la conscience des individus, en fonction de ce que le pouvoir du moment croit être la juste manière de penser, croire, ou ne pas croire (pouvoir politique quand la religion est d’État, pouvoir religieux communautaire dans d’autres cas). Les théocraties islamistes, dictatures, imposent de croire à leur manière, l’Inquisition catholique le fit aussi, avec la même violence, mais le stalinisme imposa tout aussi violemment de ne pas croire… Les islamistes veulent importer ce viol des consciences dans les démocraties.
Certains, ne voyant que la violence des radicaux (djihadisme, terrorisme) refusent de considérer qu’une spiritualité musulmane existe. Ils nient ce qu’ils ignorent. Elle existe bien. Sous des formes diverses (comme dans d’autres religions). Même si le fondamentalisme et l’intégrisme en sont des masques très repoussants. Il y a la croyance populaire d’une majorité qui suit des rites sans trop de connaissances, mais en y trouvant une manière de penser la transcendance, de donner sens à vivre et mourir. Il y a ceux qui lisent les textes en sautant les passages problématiques, ne cherchant que les liens avec des messages spirituels (mais c’est vrai pour d’autres religions). Et il y a les mystiques, qui, comme le raconte Kamel Daoud parlant, pour lui-même, d’une période de fascination qu’il eut pour l’approche mystique, déchiffrent « le texte sous le texte » (significations symboliques, sens cachés…). Voir son entretien avec Raphaël Enthoven dans Franc-Tireur.
Mais Kamel Daoud a choisi d’aller ensuite plutôt vers la littérature, prenant distance avec cette fascination. Comme Razika Adnani (5) prend distance avec le soufisme en posant la question du rapport des soufis avec l’orthodoxie, acceptation ou refus des codes sociaux (règles de la charia) comme une forme du religieux, ou séparation des domaines. Questionnement utile, car il y a soufis et soufis, et il y a même des confréries qui ne rejettent pas l’islamisme, selon l’expérience de musulmans ayant cherché avec qui se relier, et parfois surpris.
Cependant cette vigilance ne doit pas faire évacuer la réalité de la voie mystique et sa valeur (éthique, art, textes spirituels, expériences de haute conscience). Pour découvrir ce qu’est cette spiritualité il faut lire les écrits de ceux qui la vivent. Livres et textes d’érudits, approches littéraires, témoignages. On y trouve des explications qui peuvent déranger des préjugés.
À l’inverse cette approche d’un autre ordre, respectueuse d’une culture, ne doit pas effacer la vigilance critique, sachant que parfois c’est la capacité critique, justement, qui peut être absente dans certaines représentations du fait spirituel. Alors qu’une lecture purement idéologique de ces livres et textes ne saisira pas ce qui transcende l’idéologique.
Autre question, le soufisme authentique ne représente-t-il vraiment que la mystique musulmane (venant des premiers temps de l’islam) ou est-il une adaptation d’une mystique plus ancienne à la culture du lieu, devenue dominante (ce qui n’a pas empêché des persécutions par l’islam officiel au pouvoir) ? Cette hypothèse était la conviction du maître indien soufi qui fut celui d’Irina Tweedie. Elle le mentionne dans son livre autobiographique, L’Abîme de feu.
Dans sa contribution au livre collectif La Grande Histoire de l’Islam (éds Sciences humaines, 2018), Éric Geoffroy répond à la question Qu’est-ce que le soufisme ? en écrivant notamment ceci : « Le soufisme est un aspect de la sagesse éternelle, universelle, qui s’est incarné dans le corps de la religion islamique, née en Arabie au VIIè siècle. On peut le définir comme la dimension intérieure, spirituelle de l’islam, et de l’islam sunnite pour l’essentiel. » Même s’il relie la genèse du soufisme, et sa nature, à l’islam, sa définition n’écarte pas le lien possible avec des traditions mystiques antérieures, la spiritualité prenant des couleurs culturelles diverses en s’ancrant dans des lieux.
Marie-Claude San Juan
- https://www.razika-adnani.com/razika-adnani-universite-populaire-de-caen-conference-crise-de-lislam-le-soufisme-est-il-une-solution/
- https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782228926218-encyclopedie-de-l-amour-en-islam-erotisme-beaute-et-sexualite-dans-le-monde-arabe-en-perse-et-en-turquie-malek-chebel/
- https://www.lisez.com/livre-de-poche/dictionnaire-amoureux-de-lislam/9782259305938
- https://www.pourlesnuls.fr/livres/culture-generale/l-islam-pour-les-nuls-9782754005319
- https://www.decitre.fr/ebooks/islam-quel-probleme-les-defis-de-la-reforme-9782759902590_9782759902590_10015.html