Maïthé Vallès-Bled est conservateur en chef du Patrimoine. Passionnée d’histoire de l’art et passée par les plus grandes institutions, l’université et l’ École du Louvre, elle aura passé sa vie professionnelle à diriger des musées, dont le musée Paul Valery de Sète. Elle est également la fondatrice et l’organisatrice du festival de poésie « Voix vives, de Méditerranée en Méditerranée », créé à Lodève en 1998 et qui a lieu à Sète tous les ans depuis maintenant quinze ans.
Lors de cette fête dans la ville-île, les poètes lisent ou déclament leurs textes, souvent des musiciens les accompagnent devant un public rassemblant tous types d’auditeurs, de l’habitué des lectures poétiques au touriste baguenaudant. Gratuits d’accès, les jardins publics et privés, cours d’écoles, rues tranquilles, terrasses, parvis d’églises et barques aux rameurs bénévoles sont mobilisés pour accueillir les amoureux de la poésie et de la musique. Les chaises longues sont installées sous les parasols, pour une écoute qui se fait attentive dans la chaleur de l’été.
Le festival a d’entrée de jeux défendu une conception extensive de notre mer-matrice, la Méditerranée étant entendue comme un espace de rencontres des civilisations, des langues et des créateurs. Les poètes, nombreux, viennent de Grèce, de Palestine, d’Israël, de Turquie, d’Algérie, de France, de partout – même d’Ukraine, d’Iran ou de Cuba, « Méditerranées dans le monde » – ; c’est dire l’ouverture des esprits et le chaudron des mots.
On pourrait croire qu’un festival de poésie est un événement tranquille. Après tout il ne s’agit pas de politique, et la dimension économique n’y est pas la finalité, même si subventions publiques et participations de mécènes sont indispensables à son organisation. Détrompez-vous, braves gens, la poésie est un combat. Dans ce combat, civilisé comme le souligne Ariane Mnouchkine, il arrive que le poète se revendique de temps en temps comme guerrier – des idées, des convictions. Mais même à son corps défendant, l’organisatrice d’un festival de poésie est toujours une combattante. Les difficultés sans nombre s’accumulent. Politiques, justement ; économiques, systématiquement ; humaines, par définition. Travail de Sisyphe puisque chaque année renouvelé.
La poésie ne va en effet pas de soi dans la cité. Elle doit s’imposer. Avant d’être dite, elle doit convaincre, du moins dans les pays démocratiques.
La parole poétique est toujours contestée, la liberté toujours à défendre. Il n’y a pas qu’à Moscou ou à Téhéran que la poésie soit questionnée et doive jouer des coudes pour avoir droit de cité, même si sous nos latitudes azuréennes la vision d’un muscat de Frontignan dans des verres qui tintent peut faire sourire à ces propos. On n’est pas à Boutcha, quand même… Et bien… heureusement, non ?
J’avais eu l’occasion de rencontrer brièvement Maïthé Vallès-Bled lors d’une des éditions du festival mais nous n’avions toutefois pu faire plus ample connaissance. Le combat pour la liberté nous intéresse, à Rebelle(s). Quelle liberté, direz-vous ? Nous souhaitions nous approcher de la poésie, de son rôle dans l’émancipation des êtres, de son irrévérence et de ses détours, avec Maïthé. Plutôt que de se voir à Paris en cet hiver pluvieux, nous sommes convenus que l’entretien aurait lieu à Sète, dans les bureaux de l’association organisatrice du festival.
Rebelle(s) : Ce qui – bien souvent – explique une personne, ce sont ses sources. Dans chaque entretien, nous nous intéressons bien sûr à un parcours, mais aussi et surtout à un caractère, et je ne crois pas être laudatif en disant que tu n’en manques pas.
Maïthé Vallès-Bled : Je suis béarnaise !
Rebelle(s) : Pour toi, le Béarn, c’est quoi ?
Maïthé Vallès-Bled : Le Béarn est très lié à l’enfance, au cours de laquelle j’ai eu la chance que l’essentiel m’ait été transmis. C’est-à-dire l’amour et les valeurs ; l’éthique. A partir de là, on se construit.
Rebelle(s) : Tu as la colonne vertébrale.
Qu’est-ce qui dans cette enfance pourrait éclairer ton appétence pour la poésie ?
Maïthé Vallès-Bled : J’ai vraiment découvert la poésie vers sept ans. Notre institutrice nous avait fait lire le poème de Prévert Deux escargots s’en vont à l’enterrement d’une feuille morte. Ce fut une révélation. J’ai compris qu’on pouvait dire d’une manière évidente, immédiate et avec peu de mots, l’essentiel. C’est ce qui a amené mon désir permanent de la découverte de la poésie. J’ai aussi vécu cet éblouissement dans le domaine des arts – je suis historienne de l’art –, à peu près à la même période, à l’école primaire. L’institutrice nous avait distribué une image du tableau Le radeau de la Méduse, de Géricault. Deux chocs qui ont orientés fortement ma vie.
Rebelle(s) : Vous a-t-elle expliqué l’histoire de la Méduse, la composition du tableau ?
Maïthé Vallès-Bled : Elle l’a fait après, mais l’émotion, elle, a été immédiate. Beaucoup d’entre nous avons éprouvé quelque chose de très fort. Il y avait un lien incroyable entre ce qu’elle nous a ensuite expliqué et ce que nous avions ressenti. Quand on est petit, il est difficile d’expliquer cela, mais cette conjonction était totale. Ces moments forgent ce que l’on va être.
Rebelle(s) : Quelles sont les personnes qui t’ont marqué pendant la jeunesse ?
Maïthé Vallès-Bled : Cette institutrice, justement : la dernière fois que je l’ai vue, j’étais étudiante. Ma mère, qui m’a transmis les valeurs, l’éthique. Et cette évidence qu’il ne faut jamais renoncer à ce en quoi l’on croit, à ce que l’on veut défendre, qui justement a de la valeur : l’humain.
Rebelle(s) : Tu as eu souvent l’occasion de te battre pour cela.
Maïthé Vallès-Bled : C’est un combat permanent quand on ne choisit pas les voies de l’économie, celles du marché. Et c’est de plus en plus difficile. La culture est loin d’être la préoccupation première des états en général et, au sein de la culture, la poésie est tout en bas de la liste. Nombre de gens pensent que la poésie ne sert à rien. Parmi ceux-ci, une grande majorité de ceux qui auraient les moyens de faire que la poésie puisse exister et être transmise : ceux de la politique, de l’économie. Pour la plupart, qui n’ont jamais lu de poésie, le poète est un personnage perché là-haut sur un petit nuage, déconnecté du réel. C’est totalement l’inverse. Le public sait percevoir ce qu’est la poésie quand on la lui offre. Le but essentiel du festival Voix vives est de donner un espace aux poètes afin que la poésie soit reçue. Reçue dans tout ce qu’elle est aujourd’hui. Les poètes ne sont pas ceux de la Renaissance. La poésie est inscrite dans le réel.
Rebelle(s) : Les poètes sont psychologue, kinésithérapeute, enseignant, consultant d’entreprise, producteur de radio, musicienne, agricultrice, éditeur, comédien…
Maïthé Vallès-Bled : Les professions des poètes sont variées et la nature de leur regard est multiple, porteur de toutes les interrogations. Elles sont aussi les nôtres, qu’on ose, ou pas, les formuler. C’est un regard permanent sur le monde d’aujourd’hui, tant sur le plan géopolitique que personnel ou collectif. Leur parole est complètement inscrite dans le réel. Lire la poésie d’aujourd’hui nous ramène à des choses immédiates, qui ne nous sont pas étrangères, qu’on peut percevoir d’évidence.
Rebelle(s) : Je me souviens des programmes du TNP et les textes de théâtre dans la bibliothèque de ma grand-tante, de ses livres de poésie. Son époque se caractérisait par un souci d’élever et de transmettre. Elle faisait partie d’une élite intellectuelle à défaut d’être économique mais elle n’était pas seule à tenir le flambeau, nombre de « décideurs » avaient aussi une éthique. Qu’est-ce qui explique ce manque d’intérêt pour la poésie aujourd’hui et d’aujourd’hui ? Qu’elle soit absente de la télévision, de la grande presse en France ; alors qu’au Canada, au Pérou par exemple, elle connait un succès public ?
Maïthé Vallès-Bled : Dans la culture française particulièrement, il a été transmis que la poésie était réservée à une élite. A cette élite, on prête une éthique. Ce n’est pas le cas. Dans un contexte plus général, l’humain n’est pas au centre de la construction des sociétés. Non seulement le poète est considéré comme faisant partie d’une élite mais il est aussi devenu dérangeant. On ne fait aucune place à sa parole ; il faut se battre pour qu’elle soit entendue. Ajoutons à cela le fait qu’on ne peut pas vendre un poème aux enchères…
Rebelle(s) : Il y a des politiques qui ont été des hommes de culture, de Gaulle, Pompidou, Mitterrand…
Maïthé Vallès-Bled : J’ai eu la chance de recevoir François Mitterrand à Chartres ; un moment extraordinaire. J’avais organisé une exposition Soutine au musée, installé dans l’ancien palais épiscopal, près de la cathédrale. Il avait voulu la voir. Le jour choisi était le mardi, jour de fermeture des musées au public. Une heure avant l’arrivée du président, flot de voitures et de personnes, notamment son directeur de cabinet qui me dit « Monsieur le président n’aura qu’un temps limité de trente minutes, il faudra respecter l’horaire ». On a commencé la visite en petit comité avec le président, le maire de la ville et deux ou trois autres responsables. J’ai sélectionné quelques œuvres et Mitterrand m’a coupée en disant « on ne va pas aussi vite, je veux tout voir ». Comme je lui faisais remarquer la consigne horaire précisée par son directeur de cabinet, il me répondit « Laissez-les dire, on regarde l’exposition ». On y est restés deux heures et demie… Nous nous sommes arrêtés devant chaque œuvre, examinant tous les manuscrits de la salle de documentation. J’avais devant moi, non pas un président de la république mais un homme sensible, cultivé, qui percevait tout ce que Soutine avait transmis.
Rebelle(s) : Il disait qu’un homme qui peut consacrer plusieurs heures par jour à la lecture reste libre.
Maïthé Vallès-Bled : C’est totalement vrai. Cela disparait aujourd’hui de la transmission, de l’éducation, de l’enseignement. Dans n’importe quelle radio, chaîne de télévision, on entend les fautes d’orthographe, et encore, seulement celles qui sont audibles… Il y a là une volonté, pas inconsciente du tout, d’asservissement des peuples.
Rebelle(s) : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ».
Maïthé Vallès-Bled : Les gamins, les adolescents sont en permanence devant leur « gameboy » ; c’est ainsi que j’appelle tous ces écrans qui sidèrent. Ce n’est pas ainsi qu’on va s’enrichir, se nourrir. J’essaye d’expliquer aux jeunes générations que la transmission de la culture permet d’accéder au libre arbitre, c’est-à-dire à la liberté. Pour être capable de choisir, de prendre des décisions, il faut avoir été informé, avoir pris le temps de réfléchir. Réfléchir est très dérangeant dans une société qui a les moyens technologiques de construire cet asservissement.
Rebelle(s) : Et qui, à contrario, a les moyens de transmettre la langue et l’intérêt pour celle-ci.
Maïthé Vallès-Bled : Qui en aurait les moyens mais ne transmet plus. Je ne mets pas en cause les professeurs mais le système qui leur est imposé.
Rebelle(s) : Les enseignants le disent, et sont souvent désespérés.
Maïthé Vallès-Bled : Certains de mes amis sont enseignants et ils dénoncent un système qui les empêche d’exercer leur métier. C’est terrible, ils ont voué leur vie à transmettre et ne peuvent le faire comme ils le souhaitent.
Rebelle(s) : Il faut cocher des cases, remplir des tonnes de formulaires. C’est le règne du contrôle et de l’absurdité.
Maïthé Vallès-Bled : Je l’ai également subi dans les musées, où nous avons des actions pédagogiques. Un jour sont apparus des termes tels que « le référentiel bondissant » (comprendre : « le ballon »), une bande dessinée est d’ailleurs sortie là-dessus. Des mots qu’il ne fallait plus nommer…
Rebelle(s) : C’est la novlangue.
Maïthé Vallès-Bled : Il y eu ensuite l’invasion de mots venus d’ailleurs, déjà détruits dans leur langue d’origine. Et, j’insiste là-dessus, la grammaire n’est également pas transmise.
Rebelle(s) : Un sabir empêchant les générations de se comprendre. Il n’est même pas sûr qu’au sein d’une nouvelle génération, les gens se comprennent entre eux.
Maïthé Vallès-Bled : C’est tellement flou et vague… Il est important de parler de libre arbitre et de liberté, mais aussi de formuler une pensée, une réflexion. Si on ne peut formuler, comment peut-on percevoir soi-même ? On ne se comprend donc pas… et on passe à autre chose. C’est parfait pour ceux qui construisent le monde et nous l’imposent.
Rebelle(s) : C’est en effet très pratique. Cette réflexion est totalement partagée par les auteurs qui écrivent dans Rebelle(s). Nous le constatons, le déplorons et le dénonçons.
Maïthé Vallès-Bled : Dénoncer est nécessaire mais est loin d’être suffisant. Ce qui manque à notre société aujourd’hui, ce sont des moyens à mettre en œuvre pour faire changer ces fonctionnements. Ce moment de l’évolution du monde est celui où les outils sont fabuleux mais sont utilisés à mauvais escient.
Rebelle(s) : Je te suis là-dessus, mais il ne faut pas occulter le fait que ces outils sont également utilisés pour faire de belles choses. Ce n’est pas assez visible, dans le maelström des pseudo-informations, des fausses nouvelles, du bruit médiatique permanent.
Maïthé Vallès-Bled : Oui, ces belles choses existent, mais l’essentiel des moyens techniques et de leur utilisation qui est faite à l’échelle de la planète et à l’échelle de chaque être est un outil d’asservissement, la destruction de la culture en étant une étape nécessaire pour arriver à cette fin.
Rebelle(s) : Destruction ou occultation de la culture. Nous constatons qu’une partie grandissante de la presse cultive la peur, avec l’objectif de jeter les gens dans les bras des populistes.
Maïthé Vallès-Bled : Ça marche très bien en appuyant sur le bouton de la peur. Il n’y a jamais eu dans l’histoire du monde autant de démocraties ayant élu des dictateurs.
Rebelle(s) : Et avec une société violente. C’est le cas depuis toujours en Amérique, c’est moins le cas en Europe.
Maïthé Vallès-Bled : Cela évolue dans le mauvais sens. Quand il manque les mots pour échanger, les générations sont démunies.
Rebelle(s) : Démunies en vocabulaire, en expressions, mais aussi dans leur capacité à comprendre, assimiler un discours complexe, détaillé, fin. Disposer d’un écran comme seul interface avec le monde, avec le réflexe de passer toutes les dix secondes à autre chose ne permet pas de prendre le temps de l’analyse et du discernement. Un dialogue de qualité est difficile à établir.
Maïthé Vallès-Bled : Bien évidemment. Alors, sur quoi se replier ? Sur des objets, qui peuvent être des armes. Salah Stétié a été le premier à me dire ça : « la poésie est une parole de paix ». On peut étendre la réflexion à la parole elle-même, à la langue. C’est un chemin ouvert sur la paix. Car la paix ne peut venir que de l’échange, du partage, de l’attention à l’autre. On ne partage que si on se comprend. On ne se comprend que si on parle avec les mêmes mots et que ceux-ci ont le même sens pour tous.
La capacité pour chacun de formuler demande d’avoir acquis des connaissances qui vont permettre de faire la part des choses, de construire sa propre réflexion. Cette capacité est non seulement enrayée, mais presque éliminée.
Rebelle(s) : Sens-tu aussi cette déliquescence dans une ville comme Sète, alors qu’elle est privilégiée en matière de culture, d’art ?
Maïthé Vallès-Bled : Sète accueille de nombreux artistes et plusieurs poètes y ont élu domicile ces dernières années. Je parle de la vie collective. Tout d’abord, il faut constater que la dimension du collectif a quasiment disparu. C’est chacun pour soi.
Quels que soient la ville, la population, le pays, tant qu’on se trouve entre individus, on peut partager, ouvrir des horizons. Mais sur un plan collectif, il se passe très peu de choses.
Rebelle(s) : Il n’y a plus d’engagements politiques où les gens communiaient dans les partis, comme ce fut longtemps le cas au Parti communiste, mais le domaine associatif n’est-il pas très vivant ?
Maïthé Vallès-Bled : Absolument. La dimension du collectif global est impossible à atteindre mais des actions de petits groupes, partout dans le monde, permettent de faire des choses extraordinaires. Toutefois, nous n’en entendons jamais parler. Aucune presse n’y fait écho. Je n’ai pas construit ma vie dans cette direction – celle de l’argent -, mais si j’en avais, je créerais un organe de presse qui ne parlerait que de ce que les gens font de bien et de beau dans le monde. C’est aussi une transmission qui n’est pas faite. De quel modèle disposent les jeunes ? La violence. Passant d’une chaîne à l’autre, on ne trouve que de la violence.
Rebelle(s) : Et les « unes » sont souvent putassières, même dans la presse dite de « référence ».
Maïthé Vallès-Bled : Aucun modèle n’est proposé aux ados, aux préados. Or dans chaque être, il y a le meilleur et le pire. La vie nous apprend cette leçon. Si l’on sollicite le meilleur, on obtient assez facilement le meilleur ; si on sollicite le pire, on obtient aisément le pire. D’une manière générale, nos modèles de société sollicitent le pire ; bien sûr il y a toujours des exceptions mais elles sont trop rares.
Rebelle(s) : La mort des idéologies et des modèles structurants à l’échelle mondiale peut-elle expliquer cela ? Les grands maîtres à penser – quoi qu’on en pense ! – ont disparu : plus de Sartre, etc.
Maïthé Vallès-Bled : Il y en a, ils ont peu d’espace pour se faire connaître ! Sur le plan politique dont je ne souhaite pas parler – mais après tout la politique est partout et dans tout -, ce qui est navrant est que les populations ont du mal à identifier qui est qui. La clarté des partis politiques qui a existé jusque vers le troisième quart du 20ème siècle n’existe plus. Des partis de gauche, des partis de droite avaient une identité clairement définie et exercée. Aujourd’hui, tout se mêle, les noms des mouvements politiques changent d’une élection à l’autre, les transfuges sont légion. Comment s’y retrouver ? Les citoyens ont du mal à se reconnaître, à s’identifier dans un parti politique aujourd’hui. C’est grave.
Rebelle(s) : Les politologues constatent que les lignes de fractures à l’intérieur des partis sont horizontales et non plus seulement verticales – dans le rapport à l’Europe, par exemple -, ce qui explique ce « gloubi-boulga ».
Maïthé Vallès-Bled : C’est un très bon terme.
Rebelle(s) : À un moment donné, les gens votent quand même. Et certains avalisent un discours, qui peut être clair dans l’abjection.
Maïthé Vallès-Bled : Quand on construit des sociétés incultes où, en plus, beaucoup de gens ont des difficultés dans le quotidien, le populisme est facile. Les gens qui vont voter pour ces populistes sont pour la plupart d’entre eux des victimes.
La clé essentielle est l’éducation. Les valeurs de la IIIème république qui voulait enseigner à tous de la même manière, où sont-elles ?
Rebelle(s) : Elles sont encore dans le cœur des enseignants.
Maïthé Vallès-Bled : Oui, mais les enseignants ne sont pas les gouvernants. Je parle de ceux qui ont les moyens d’organiser cela. L’enseignement est une vocation. Il faudrait une réforme complète. Ce qu’on entend des projets relève du grand n’importe quoi. Où sont les bases ? Celles de la transmission qui permet à chacun d’accéder à la réflexion, à la liberté, à la libre pensée.
Rebelle(s) : Tu as eu des actions dans les domaines de la poésie, de l’art. Est-ce la même chose ? La poésie vivante, c’est la poésie d’aujourd’hui, et l’art – dans les musées et les collections, je précise -, me semble être celui d’hier. Aspect patrimonial des arts plastiques, aspect barouf dans la poésie contemporaine ?
Maïthé Vallès-Bled : Pas seulement, la poésie, c’est aussi la transmission des œuvres des générations passées. Cette transmission compte énormément.
Rebelle(s) : Je parle de ce que tu as organisé.
Maïthé Vallès-Bled : J’ai voulu construire un espace permettant aux poètes vivants d’être entendus, découverts, partagés, compris. C’est l’identité du festival, cela ne veut pas dire que la poésie est limitée à l’écriture immédiatement contemporaine. Quand on considère la place dont l’art contemporain dispose dans l’espace public depuis Jack Lang – au début des années 80 -, et celle qui est accordée à la création poétique, il y a une différence océanique.
Arts plastiques et poésie sont des domaines de création totalement différents. Les approches pour conduire les publics à la découverte ne sont pas les mêmes, les moyens employés non plus. La poésie, en fait, c’est facile. Si on la met à disposition de tous, on constate une réponse d’un nombre considérable de personnes. Sans doute parce que son outil est le mot, qui nous est commun, à tous. Si on prend la peine de s’arrêter et d’écouter, on va immédiatement recevoir, percevoir un langage que l’on connait, que l’on comprend. Dans les arts plastiques, c’est le regard qui prime. Un œuvre n’existe que si elle est regardée. Dans un coffre-fort, elle n’est plus.
Au sein des musées, un de mes combats permanents – et accentué au fur et à mesure des années parce que les choses allaient de pire en pire -, a consisté à construire un parcours amenant le visiteur à s’arrêter devant une œuvre. Si on ne s’arrête pas, on ne ressent rien. Il est affligeant de constater le comportement d’un visiteur qui, gêné par la foule, prend une photo avec son téléphone mobile et passe à l’œuvre suivante. Il ne retient rien. Ou alors, s’il y a de la place, il se met dos à l’œuvre et prend un selfie. Puis passe à la suivante. Quelque chose est raté dans l’éducation. On ne peut recevoir dans de telles circonstances.
Il y a quatre ou cinq ans, en été, j’ai organisé une exposition sur une seule œuvre. Dans une ville comme Sète, c’est en été que les expositions reçoivent le plus de monde. Quand j’ai présenté le projet, j’ai dû faire face à des réactions très négative du style « vous êtes folle ». J’ai maintenu. J’avais choisi un tableau du Gréco que j’ai emprunté à Tolède, L’Immaculée Conception, qui est en même temps une Ascension. Je l’ai installé dans la plus grande salle au centre de l’exposition. J’avais acheté des canapés pour les visiteurs et toutes les salles autour ne contenaient aucune œuvre, mais des documents ou des projections de films. Ce fut extraordinaire, les visiteurs étaient estomaqués, passaient dans une salle attenante, revenaient voir l’œuvre monumentale, recommençaient avec une autre salle, un autre film, et revenaient au tableau. Le Gréco est un impressionniste. Ce n’est pas un hasard si l’impressionnisme est né au 19ème siècle quand les tableaux du Gréco ont commencé à circuler, quand l’Eglise a accepté qu’ils puissent être vendus, achetés par des marchands, vus par d’autres que les spécialistes.
Rebelle(s) : Les peaux grises et bleues des personnages peints ?
Maïthé Vallès-Bled : Quand on regarde les détails, la construction des ciels, des personnages, la touche est complètement moderne. Ce fut une découverte pour les visiteurs. Comment peut-on pénétrer une œuvre et recevoir tout ce qu’elle transmet si on ne prend pas le temps de la regarder ? La poésie, c’est la même chose. Il faut prendre le temps de l’écouter. Si on l’écoute, on la reçoit.
Rebelle(s) : Avec ceci de différent que la poésie peut être reçue avec émotion par quelqu’un qui n’y est pas habitué ; alors que pour la peinture, il faut peut-être une formation, une éducation de l’œil.
Maïthé Vallès-Bled : Bien sûr. Il faut transmettre des codes de « lecture » des œuvres. Au travers des mots, on peut ouvrir beaucoup de portes. C’est une des actions que doivent engager les musées.
Rebelle(s) : Dans les expos de peinture, y avait-il une différence d’approche entre la peinture historique, patrimoniale et la peinture contemporaine ?
Maïthé Vallès-Bled : La plupart des expositions que j’ai réalisées concernaient ou bien un thème, ou bien un artiste. Très souvent, une rétrospective d’artiste. Quelle que soit la période de la vie de l’artiste considéré, les méthodes de transmissions, de code, d’éclairages, d’information du public sont identiques.
Rebelle(s) : Certaines œuvres sont-elles plus proches de la poésie que d’autres ?
Maïthé Vallès-Bled : La poésie ne se résume pas à une manière de dire mais à un contenu. Si une œuvre a un contenu, apporte quelque chose, la poésie a forcément un lien. J’avais organisé à Sète à partir des collections du musée, la réunion de 250 œuvres. Pour chacune d’elles, j’avais demandé à un poète d’écrire un poème. Non pas un texte explicatif, mais un poème émanant de l’œuvre, que celle-ci faisait surgir. Cela demanda beaucoup de temps parce qu’il avait fallu rassembler tout ça… mais le résultat fut extraordinaire. Entre une œuvre et un poème, la connexion, elle, est immédiate.
Rebelle(s) : Qu’est-ce qui, à Lodève en 1998, t’a fait monter un festival de poésie?
Maïthé Vallès-Bled : Je crois que j’avais la poésie en moi depuis toujours. Dès que j’ai dirigé le musée de Chartres, le premier où j’ai été en poste, j’ai organisé des soirées de lectures de poésie. Quittant Chartres pour Lodève, ce qui a étonné mes collègues, je savais qu’il y avait un projet de valeur à bâtir car le maire avait une authentique volonté de faire quelque chose pour la culture. Dans cette région méditerranéenne, le nombre de cultures, de langues, de civilisations majeures est immense, tout cela autour d’une toute petite mer ! Il m’est apparu évident que le projet devait prendre la forme d’une passerelle à construire à travers la parole poétique.
Toutes ces cultures nous sont communes. Malheureusement, plus les siècles avancent et plus on pense qu’elles n’ont pas de liens entre elles. Or c’est totalement l’inverse. À travers une réalité poétique de plus en plus dense – aujourd’hui le nombre de poètes de valeur est considérable –, il était clair que la création poétique contemporaine et ces cultures devaient être rassemblées. Cette culture, devrais-je dire, avec toutes ses nuances. Nous sommes redevables de ces cultures ou de ces nuances ; nous sommes tous des mélanges, ce que beaucoup choisissent d’ignorer. Ignorer, c’est être ignare.
Rebelle(s) : Il y eut une démarche.
Maïthé Vallès-Bled : Oui, une démarche, s’appuyant sur cette identité de la parole poétique. Cette identité est d’une puissance extraordinaire, capable d’ouvrir les regards sur toutes les portes, tous les questionnements de nos sociétés d’aujourd’hui. Sur un plan tant collectif qu’individuel. La poésie est au cœur de l’humain. Toute ma vie a été centrée sur l’Humain, consacrée à la transmission. Il est capital de faire connaître, comprendre, savoir ce que les artistes, les poètes, les créateurs ont transmis du monde et la part immense qu’ils devraient occuper dans la connaissance.
Rebelle(s) : La culture, non au sens d’accumulation de savoirs mais d’outil de libération.
Maïthé Vallès-Bled : Absolument. Libération car l’accès à la connaissance est l’accès à la liberté. La liberté d’être et la liberté de penser. La liberté d’être n’implique pas de faire ce qu’on veut car l’éthique intervient. La liberté d’identifier ce qu’on est soi-même, de le formuler, d’échanger, de transmettre et de comprendre l’autre. La poésie ouvre toutes ces portes-là.
Rebelle(s) : Pourrais-tu citer des poètes qui t’ont marqué ?
Maïthé Vallès-Bled : Il y en a tellement, comme les artistes. Tous ont contribué à former ce que je suis. Bien sûr, je pourrais en citer, mais je ne le veux pas car ce n’est pas ce qui est important.
Rebelle(s) : Te semblerait-il plus difficile de nos jours de créer un festival de poésie ?
Maïthé Vallès-Bled : À Lodève, le maire ayant voulu ce projet culturel, il y eut un réel accompagnement. Lorsqu’on considère le combat nécessaire aujourd’hui… Mais je ne lâcherai jamais. J’ai dit un jour à un élu que pour que le festival n’existe plus, il faudrait que je n’existe plus.
Rebelle(s) : Tu es une combattante. Ma question portait sur la possibilité de créer un festival ailleurs qu’à Sète où il y en a déjà un !
Maïthé Vallès-Bled : C’est forcément très difficile. Il peut y avoir des pays où la situation est différente parce que le statut du poète n’est pas le même selon les cultures. Mais quels que soient les pays, compte tenu de l’économie du monde, c’est une gageure. Car l’économie dirige le monde. Un des avantages des technologies d’aujourd’hui est qu’on est informé. Mais la préoccupation de ceux qui dirigent le monde n’est pas l’humain ; ce n’est pas la manière de construire une société où les femmes et les hommes la constituant seraient prioritaires.
Rebelle(s) : Il y a de par le monde un mouvement de rejet de l’humanisme, soit ressenti comme un outil de domination occidental, soit utilisé par les dictatures pour légitimer une autre domination, plus locale. L’humanisme, l’universalisme ne sont plus des valeurs générales. Ces valeurs sont aujourd’hui à défendre.
Maïthé Vallès-Bled : C’est le combat à mener. Je crois qu’il doit l’être à l’échelle collective – ce qui est difficile – mais aussi tant au niveau individuel qu’associatif. Il est capital de se battre pour ces valeurs.
Rebelle(s) : As-tu déjà rencontré des décideurs qui soient particulièrement sensibles aux valeurs que tu défends ?
Maïthé Vallès-Bled : Il faut rappeler que les décideurs sont forcément politiques ou économiques. Cela m’est arrivé. Le problème consiste à voir jusqu’à quelle limite un concept de cette nature peut-être inscrit dans le réel, ce qui demande des moyens, du temps… et des choix. Nombre des priorités relèvent de l’économique ou du politique. Lesquelles priorités prennent le dessus quasi-systématiquement.
Rebelle(s) : On pense à Jack Lang, mais il faut qu’il y ait derrière cela le Prince, comprendre François Mitterrand, qui a rendu cette prééminence aux valeurs dont nous parlons. Il est malheureux qu’il faille compter sur le Prince, sincèrement homme de culture et en même temps voulant ériger sa statue.
Maïthé Vallès-Bled : C’est tout le problème des sociétés. On sait bien que la démocratie « est ce qu’il y a de moins pire ». Ceci constaté, Mitterrand n’a pas choisi Lang par hasard et Lang n’a pas accepté par hasard. Ils partageaient cette passion, cette ambition d’une culture formatrice et libératrice. Ce n’était pas l’un plus que l’autre mais les deux ensemble.
J’étais alors étudiante et ma carrière dans les musées a commencé en 1984. Ce qu’on a connu dans cette première partie des années 80 dans le monde de la culture était extraordinaire. Tant d’initiatives et de projets mis en œuvre ! Non seulement cela n’a pas été poursuivi par la suite, mais tout ce qui a été créé à ce moment a été détricoté au fil des générations. Bien sûr il reste quelques réalisations…
Rebelle(s) : On parle là de personnalités, d’individualités qui ont eu un rôle moteur mais est-ce que la société de l’époque n’était pas elle-même en demande – et actrice – en matière culturelle ?
Maïthé Vallès-Bled : Bien sûr, et nous étions dans l’après 68 avec ses richesses et l’éducation, la transmission étaient des valeurs puissantes et partagées. Ces valeurs étaient positives et ressenties ainsi par tous. Nous n’en sommes plus là.
Rebelle(s) : La presse actuellement aux mains de milliardaires ne sert plus que leurs intérêts. Elle véhicule dans un martelage permanent des « valeurs », images, démonstrations appuyées qui clivent, divisent et ostracisent.
Maïthé Vallès-Bled : La liberté de la presse n’existe plus.
Rebelle(s) : Il est possible que la société actuelle n’ait pas tant changée que ça. Qu’elle soit toujours sensible à ces valeurs humanistes.
Maïthé Vallès-Bled : Oui. Je crois en l’Homme, en l’Être. Le problème est la volonté actuelle d’accentuer l’isolement de chaque être. Dans ces conditions, il devient difficile de faire des choses ensemble. Malgré les associations, mais qui sont souvent très dispersées.
Rebelle(s) : La communautarisation est souvent un rejet de l’autre et un repli sur soi-même, sur ceux dont nous pensons qu’ils sont les seuls à nous ressembler, donc à nous comprendre, à nous protéger. Quel recul… Enfermés en eux-mêmes et dominés par la peur, les gens sont ainsi plus vulnérables et donc plus manipulables.
Maïthé Vallès-Bled : C’est exactement ça. J’ai la chance d’appartenir à une génération qui a vécu dans l’optimisme. On pouvait changer le monde. À brève et moyenne échéance, je suis pessimiste. Au-delà de cette volonté d’isolement, d’enfermement et donc d’asservissement, il y a de faux moyens de communication car à travers ces réseaux, on peut dire tout et n’importe quoi dans l’anonymat le plus total sans jamais avoir à assumer ce qu’on dit face à un interlocuteur.
Rebelle(s) : Cet anonymat ressemble à celui derrière lequel se cachaient ceux qui dénonçaient leurs voisins juifs sous Vichy pendant l’occupation.
Maïthé Vallès-Bled : Ce sont les mêmes ressorts. Viennent aussi à l’esprit ces gamins qui se suicident car victimes de harcèlement. La première des choses à faire vis-à-vis des nouvelles générations est de leur apprendre à défendre une idée en affirmant qu’on est soi-même, qu’on est identifié, qu’on assume.
Rebelle(s) : Tu accompagnes les poètes en tant qu’organisatrice. Ont-ils soif de changer le monde, ou n’ont-ils pas plus de lucidité que d’autres ?
Maïthé Vallès-Bled : Ils sont d’une grande lucidité. Les poètes, parmi tous les créateurs, sont ceux avec lesquels il est le plus évident de tenir compte de l’Humain. Ce vécu concret tient aux personnes elles-mêmes mais aussi à la manière que j’ai eu de construire ce festival à Sète. Sans qu’il y ait de prix, de récompense quelconque. Tout le monde est reçu de la manière, dans une grande simplicité – nous n’aurions de toute façon pas les moyens de faire autrement ! -, non pas dans un champs de compétition mais d’échange. Tous les poètes le ressentent immédiatement et le partagent. Authentique est l’expression de la nature de l’être, vraie la formulation de son énergie intérieure.
Nous construisons les choses de manière à laisser le meilleur s’exprimer. Quand on fait le contraire, on voit comment évoluent actuellement nos sociétés. Les poètes choisissent la poésie car ils sont totalement impliqués dans leur société. Leur regard sur le monde, c’est leur vie. Je n’en ai pas connu qui soient à « l’extérieur ».
Rebelle(s) : En appréciant les œuvres poétiques, j’ai été frappé par la prégnance de la lucidité.
Maïthé Vallès-Bled : C’est vrai de manière générale chez les artistes et en particulier chez les poètes. Le poète ne se voile aucune réalité, aucune interrogation, aucune réponse.
Avec un autre langage, les peintres le font aussi. Cela nécessite une interprétation mais l’authenticité est la même, et le besoin de la partager, de la transmettre. Quand on crée, ce n’est pas pour mettre la création dans un placard. Toute œuvre est un discours.
Rebelle(s) : Un peintre comme Anselm Kiefer filmé dernièrement par son « jumeau artistique » Wim Wenders brûle partiellement ses toiles. L’incendie fait partie de l’œuvre, traduisant la violence du monde. Catharsis qui participe de la prise de conscience par le spectateur.
Maïthé Vallès-Bled : Tout créateur ne peut véritablement apporter quelque chose que s’il y a ce regard sur le monde. Si l’on n’a rien à dire, cela va se sentir tout de suite.
Rebelle(s) : Quel est le futur des festivals de poésie ?
Maïthé Vallès-Bled : Versopolis fait de belles choses. Les villes de Gênes et de Tolède accueillent des festivals en Italie et en Espagne. J’ai monté des éditions ponctuelles, deux en Palestine qui ont été des moments merveilleux, une au Maroc, deux en Tunisie. Moments formidables mais c’est compliqué à mettre en œuvre car les moyens sont de plus en plus faibles, partout.
Il y a une dynamique qui n’est pas du tout souterraine mais victime d’une non-communication. Combien de poètes sont invités par une émission de télévision ou de radio ? Sauf au niveau régional et associatif, la visibilité médiatique est par contre difficile à obtenir. La poésie est dérangeante mais la dynamique des créateurs de projets est forte. Le public est là, il répond. L’appétence du public est bien plus grande que ce que les programmateurs des grands médias pensent, j’en veux pour preuve le succès public de Voix Vives. Des émissions grand public devraient redécouvrir la poésie car l’audience potentielle est là. Elles auraient du succès !
Le constat de Maïthé Vallès-Bled, malgré l’expression d’un pessimisme interrogatif du fait d’une grande lucidité, doit nous interroger sur la situation de la poésie en France. Tout le monde n’en n’est pas forcément conscient, mais tout le monde a besoin de poésie, comme on a besoin d’air, de pain, d’eau. Si la poésie existe et est invitée dans les salons, les festivals, les marchés, elle prend cependant une toute petite place aujourd’hui dans la société, reste « sous les radars », audible « à bas bruit ».
Dernièrement, j’ai participé à un festival du livre en région parisienne. On m’avait assis entre deux auteurs, l’un, professeur de sciences politiques et l’autre, expert du Rock’n Roll. De quoi s’assurer pour la journée des discussions passionnées et roboratives. Un panneau indiquait le nom de chaque auteur. Sous mon patronyme, j’ai ajouté au stylo la mention « poésie » car je sais d’expérience que cette précision attire ceux qui souhaitent partager l’ivresse des profondeurs avec les apnéistes. Tout risque de tromperie sur la marchandise ou de quiproquo est également écarté.
En visite officielle parmi leurs administrés, circulant de table en table, le député-maire et le sénateur se sont aimablement attardés devant la biographie d’Iggy Pop, puis, m’évitant soigneusement, sont passés directement au professeur en engageant un débat à propos des mérites du 49.3. À moi, pas un mot, une poignée de mains parce que j’avais tendu la mienne. Pourquoi donc cet ostracisme parlementaire ? Parce que j’ai une tête d’assassin ? Que nenni. Je revendique une tête normale. Ironiques et pertinents, mes acolytes me firent remarquer que je devais, aux yeux de ces édiles, être le représentant d’une confrérie suspecte ; peut-être même un de ces révoltés subventionnés dont nous avons en France le secret et l’exclusivité internationale.
Quel est le corollaire de ces différentes assertions ? Que la poésie n’est pas évidente. Pourtant le poème est le chant primordial, la première source d’émotion et d’expression du mystère. Dans sa relation du mythe, Homère est un moderne. Des centaines d’années avant lui, les hommes écoutaient déjà les aèdes.
Comment donc se fait-il que la poésie soit aujourd’hui délaissée dans l’espace public ? Une tentative de réponse apportée par Maïthé : parce qu’elle questionne, qu’elle dérange. Après tout, il vaut mieux être craint qu’être ignoré. Mais malgré des centaines de poètes qui se poussent du col dans ce beau pays, moi compris, je crains que la poésie soit plus ignorée de nos contemporains que crainte par les puissants.
Voilà pourquoi des festivals de poésie comme celui de Sète sont indispensables à la cité. Irruption dionysiaque chez les administrateurs et les administrés, les gestionnaires et les gérés, ils sont le moment de prise de conscience de la réalité, sublime ou déplaisante. Comme le dit Maïthé Vallès-Bled, la poésie n’est pas le rêve, elle est la réalité. Elle révèle la vie dans ce qu’elle a de plus essentiel, la conscience d’être au monde. Et si elle nous affranchi souvent de l’attraction terrestre, elle nous révèle aussi que le monde ne doit pas être pris tel que certains, « bien intentionnés », veulent souvent nous le présenter.
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